Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours IV.
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Discours IV.
Nivel 2
Nivel 3
Carta/Carta al director
Monsieur,
J’ai l’honneur d’être, &c.
Relato general
En revenant hier au soir, à cheval, de la
campagne, j’entendis courir après moi un homme qui
me paroissoit mieux monté que je ne l’étois ; ne
pouvant distinguer à une certaine distance, parce
que la nuit commençoit à tomber, & n’ayant point
d’armes sur moi, je crus devoir prévenir le danger
qui pouvoit me menacer, & je piquai mon coursier
non fougueux. L’avance que j’avois n’étoit pas
considérable, & je le poussois autant qu’il
m’étoit possible. Je le poussai tant, qu’enfin il
s’abattit, & me voilà étendu sous lui, à la
merci de l’ennemi qui me galoppe. Ma chûte parut lui
avoir donné des aîles : il fut sur moi en deux
minutes. Alte-là, me dit-il, qu’est ce que c’est, êtes-vous mort ? Un certain embarras de
langue me fît comprendre qu’il étoit ivre. Non,
répondis-je, je ne suis pas mort, mais mon cheval
est sur moi, & je ne puis me remuer. Attendez,
reprit-il, je vais vous aider, ne bougez pas. A ces
mots, il veut descendre, & il est si peu maître
de ses jambes, qu’en perdant l’étrier, il tombe sur
mon cheval, & acheve de m’étouffer. Les discours
que nous nous fîmes l’un à l’autre dans cet état,
seroient ici admirables à écrire ; mais
malheureusement ils s’envolent après l’instant qui
les fait naître. Nous fîmes pendant un quart-d’heure
beaucoup d’efforts ; il retomboit toujours, &
j’étouffois. Aussi, dit-il, pourquoi couriez-vous si
vîte? Que diable, je ne dois pas faire peur ; on n’a
jamais pris un honnête homme pour un coquin en plein
jour (j’ai dit qu’il étoit nuit). Je courois pour
vous joindre, pour marcher avec vous ; est-ce que
cela est si difficile à deviner.... Je
ne répondois rien, & je tâchois de me
débarrasser. Allons, allons, reprit-il, tout cela
n’est rien, nous en boirons un coup de plus :
tirons-nous d’ici, car il commence à faire froid. Si
je pouvois me relever, vous seriez bientôt
débarrassé, tâchez de venir m’aider. Eh, mogrebleu
de l’ivrogne, m’écriai-je, haletant, &
m’impatientant... Ah ! point d’injures, me dit-il,
je suis un honnête homme, & je ne souffre pas
qu’on me dise mes vérités. Tâchons d’être bons amis.
Vous êtes sous moi ; ne gâtez pas vos affaires...
Malgré ce que je souffrois, j’éclatai de rire.
Cependant j’étois désespéré dé me voir en cet état.
La fureur s’emparata de mes sens, & elle me
prêta des forces. Je fis de si grands efforts que je
parvins à me dégager. Mais il me fallut un quart
d’heure encore pour pouvoir retrouver l’usage de mes
jambes. Enfin la providence vint à mon
secours ; je n’étois point blessé ; mes forces
revinrent, j’aidai mon compagnon à se relever, je le
mis à cheval, je fis relever le mien, qui s’étoit
assez reposé, & nous partîmes. Mais je n’étois
qu’au commencement de mon aventure. Pendant la
route, le vin fermenta encore, & mon drôle perdu
dans les espaces, me fit des contes & des
raisonnemens uniques. J’entendois d’abord sans
écouter, mais j’avoue qu’à la fin j’écoutai avec une
sorte de plaisir. Ses idées étoient folles, mais les
trois quarts de ses expressions étoient si
énergiques, qu’il me paroissoit comme inspiré. Il
parla de la guerre, du Roi de Prusse, des Généraux.
Oh, je vous avoue qu’Héraclite se fût déridé. Le
voilà Général lui même. Il part de sa ferme, va
trouver le Roi. Le Roi lui donne le commandement. En
un instant les ordres, les hommes, les boulets
volent; tout vole, l’opération de son
bras est aussi rapide que celle de son génie, &
croyant bourrer les ennemis, il m’alonge vingt coups
de fouet, avant que j’aie le temps de me mettre en
défense.
Metatextualidad
Tout cela, Monsieur,
quoique battu, m’a paru si plaisant, que j’ai cru ne
devoir pas résister au plaisir de vous le raconter.