Discours Premier.
Principium dulce est, sed
finis amoris amarus, Laete venire Venus, tristis abire solet.
Ovide.
LES premiers
instans de l’amour sont délicieux, quand il paroît sourire au feu dont il vient de nous
embraser. Il ne promet que des plaisirs, & cette promesse est déja un très grand plaisir.
Le son de sa voix est une harmonie délicieuse, son haleine répand les zéphyrs sur la terre,
tout s’embellit, & tout devient tributaire du cœur que sa présence & ses
bienfaits excitent à former des vœux. Mais quand cet enchanteur a repris son caractère,
quand, pour faire de nouveaux malheureux, il a repris son vol, & que la jalousie,
l’affreuse jalousie a sçu s’introduire à sa place, dans le cœur qu’il a abandonné à ses
mouvemens, qu’alors un être, encore un peu raisonnable, trouve que ce premier bonheur, que
ces premiers instans si flatteurs, lui ont été vendus cher !
Pour l’esprit qui ne pense point, pour l’homme corrompu, pour la femme vicieuse, cette
alternative de plaisirs charmans & de douleurs terribles, n’est point un spectacle dans
l’univers ; un homme, même jaloux avec raison, & tourmenté de la jalousie, ne leur
arrachera pas un soupir. Accoutumés à considérer les deux sexes par le côté que la turpitude
& le vice saisissent avec plus d’avantage & de facilité, ils regardent un amant
délicat & vérita-blement passionné, comme une dupe qui ne doit exciter que la
risée, tout ce qui est sentiment dans l’amour, ils l’ignorent, ou se croient en droit d’en
plaisanter ; & conséquemment l’amant jaloux, l’amant malheureux, essuie leur raillerie,
& n’éprouve jamais leur pitié. Pour un Spectateur, c’est tout autre chose ; tout est bien
posé, bien approfondi, avant qu’il défende à son cœur de s’attendrir ; il peut bien
quelquefois se laisser toucher sans l’aveu de la raison, mais jamais il ne souffre que la
raison frustre un malheureux de ce tribut de commisération qu’on doit à tout être gémissant,
sous quelque prétexte que ce puisse être : pour lui, toutes les douleurs sont égales, &
lui recommandent également l’objet qui lui en fait entendre les cris. L’amant qui vient de
perdre le cœur de sa maîtresse, le touche autant que le fils qui vient de perdre son père.
Mais si un Spectateur ne peut ni ne doit éviter de s’attendrir avec les
malheureux, il est en même temps obligé de les forcer, autant qu’il est possible, à remonter
avec lui à la source de leurs maux, & d’en examiner la cause qu’ils doivent souvent se
reprocher. Si c’est un amant jaloux, par exemple, qui s’offre à ses regards, il doit lui
dire : Votre maîtressé est peut-être innocente, ou elle étoit déja si légere quand vous
l’avez aimée, que l’infidélité dont vous gémissez aujourd’hui étoit la premiere chose que
vous deviez présumer du goût que vous lui inspirâtes. L’avez-vous bien observée ? Vous
êtes-vous bien assuré qu’elle est criminelle ? ou l’aviez-vous bien examinée quand vous vous
livrâtes à cette plénitude de sentiment dont aujourd’hui vous payez si chérement les
premieres douceurs. Dans l’un ou l’autre cas, vous êtes malheureux par votre faute, & je
dois vous condamner en vous plaignant, mais je veux de plus vous éclairer pour
l’avenir. Connoissez le monde où vous vivez, & si vous êtes jamais tenté de faire un
nouveau choix, avant de vous décider, consultez le tableau fidele que je vais vous tracer. Le
monde est plein de petits-Maîtres, d’impertinens, d’esprits faux, de mauvais sujets, de
femmes perdues, dont l’occupation unique est de faire des épigrammes sur le cœur humain ;
selon eux, il n’y a point d’honnête femme & point de galant homme ; malheureusement leurs
satyres ont le charme de l’esprit, & tout ce que l’esprit dit est plus qu’à demi-prouvé.
D’un autre côté, on rencontre à chaque instant des êtres très vicieux, des femmes très
fausses, très perfides, très débauchées, & les satyres tant répétées, s’appliquant
incessamment à des objets réels, s’étendent enfin sur toute la nature. Il se forme delà un
mépris fort & naturel, qui coule dans les veines, & se porte au cerveau
avec les vapeurs du sang. On ne pense plus que mépris, on ne rêve plus que trahison ; cette
fermentation est inévitable, si l’on se livre à son génie ; mais examinez combien elle est
fatale, & votre génie alors recevra la loi de la raison & de la vérité. Vous
examinerez, par exemple, s’il est possible que toutes les femmes aient étouffé dans leur cœur
le doux instinct de la nature ; vous vous rappellerez que de tout temps elles naquirent
timides, honnêtes, sensibles ; vous ne concevrez pas qu’il puisse être arrivé une si étrange
révolution dans leur ame & dans leurs mœurs ; vous conclurez que, s’il y en a, même
beaucoup, que l’exemple, l’organisation, le sang aient pu porter à la débauche & à
l’audace au sortir du berceau, il en est d’autres que la nature a marquées de son sçeau
éternel & sacré, & que le vice n’osera même jamais attaquer pour les corrompre.
Dès-lors, ni la perfidie si commune, ni la satyre si générale, ne pourront vous
empêcher d’apporter une certaine attention dans l’examen que vous voudrez faire des
sentiments présens de votre maîtresse, quelque apparence qui dépose contre elle dans le
moment présent ; si elle est innocente, vous ne conserverez pas long-temps une jalousie
injurieuse et funeste.
Voilà comme un Spectateur doit parler à un amant jaloux, en s’attendrissant avec lui ;
& s’il remplit bien à cet égard le devoir de sa charge, l’homme d’esprit conviendra que
l’objet de ses réflexions & de son travail, a une relation directe avec ce tout qui forme
l’intérêt général de la société.
Ce préambule me conduit à raconter une histoire dont
j’ai été témoin. Elle est vraie, & je l’écris dans toutes ses circonstances pour lui
conserver ce caractère de vérité qu’un lecteur sensé philosophe chérit tant.
Pour instruire & corriger les hommes, il faut leur montrer des hommes ; Horace l’a dit, & nous
pensons tous de même ; les Romans n’ont tant réussi que parce qu’ils sont les dépositaires
des sentimens, des actions & des portraits des hommes ; on aimera toujours ceux où la vie
humaine est fidèlement représentée ; il est vrai qu’une fidélité exacte dans un Ecrivain,
peut lui faire perdre une partie de la confiance qu’il veut inspirer. Il arrive des choses si
singulieres, les hommes sont si capables d’extravagance, ils ont des passions si violentes,
une raison si momentanée, une imagination si prompte, un esprit si inconstant, un cœur
alternativement si bon, si mauvais, si sensible, si dur, qu’en disant exactement ce que tel
ou tel homme a fait, on court risque de rendre cette exactitude impossible à croire : j’ai
déjà éprouvé ce que je dis-là, & c’est d’après ma propre expérience que je
parle. L’histoire de Madame de Terminville, par exemple, qu’on lit dans le troisieme
cahier de mon second volume, a paru fabuleuse au plus grand nombre de mes lecteurs ; je
proteste ici que je n’y ai pas changé une seule circonstance. Je pourrois dire : N’est-ce
donc que dans les Romans qu’on peut trouver des femmes singulieres ? Le nombre de ceux qui le
croient, n’est pas grand, mais le nombre de ceux qui connoissent bien les femmes n’est pas
grand non plus ; on a une connoissance générale, mais point d’expérience. On est pris,
refusé, affiché, trompé & repris, fans sçavoir pourquoi : on dit cent fois par jour que
les femmes sont singulieres, sans sçavoir combien ce que l’on dit est vrai ; l’expérience
seule peut l’apprendre, & elle est la chose la plus rare ; même dans le monde où, à force
de paroître mépriser le déguisement, les femmes sont devenues impénétrables.
Le Comte d’Orsilly, à force d’effleurer le cœur
des femmes, étoit parvenu à sçavoir le peu qu’il y a dans ce cœur, & il s’ennuyoit. Il
avoit assez d’esprit cependant, pour sçavoir que la corruption ne pouvoit pas être
universellement répandue, ne fût-ce que parce que l’esprit ne l’est pas, & il attendoit
une honnête femme ; mais il pensoit bien qu’il ne la trouveroit pas aisément.
Un de ses amis le mena un jour chez Athénaïs, dont on ne parloit qu’avec éloge. Athénaïs passoit pour avoir un cœur
insensible, c’est-à-dire, cette raison éclairée qui fait que l’on préfere la tranquillité à
cette multitude d’amans successifs que la mode exige dans le monde, quand on s’est livré une
fois aux conseils de la vanité. Le Comte avoit vu plusieurs femmes usurper cette réputation,
& sous un masque honorable, jouir de tous les plaisirs que l’hypocrisie rend plus
nécessaires & plus piquans.
II entre chez Athénaïs. A peine l’a-t’il vue une heure, qu’il sent le vuide de son cœur
délicieusement rempli. Il distingue l’amour, quoique ce soit pour la première fois qu’il
éprouve le charme de ses traits. Ce n’est point un sentiment né de l’estime, & par
conséquent réfléchi ; ce n’est point un simple goût né du rapport de deux ames faites pour se
devoir des plaisirs ; c’est un feu rapide qui l’agite, c’est l’amour tel qu’il faut qu’il
soit peut-être, pour nous rendre parfaitement heureux.
Athénaïs étoit
belle & sembloit craindre de le paroître, non qu’elle dédaignât de plaire ; elle n’avoit
point cet air-là, qui fait presque toujours supposer de l’hypocrisie ou de l’impertinence ;
il sembloit seulement qu’elle craignît de faire des conquêtes, parce que ne voulant jamais
être celle de personne, elle craignoit de faire des malheureux. Sa beauté étoit celle des graces ; elle avoit la régularité des traits, le piquant de la physionomie, la
blancheur du teint, le coloris de la jeunesse, le touchant de la modestie ; & du concours
de ces differens attraits, il se formoit je ne sçais quel air d’esprit & de noblesse que
la nature ne donna peut-être jamais à aucune femme, & que l’art ne sçauroit donner. En la
voyant, on l’aimoit ; mais l’amour qu’elle inspiroit n’etoit jamais, ni un vice, ni une
erreur. On ne s’abusoit pas un seul moment sur le sort qu’on dévoit attendre de la plus vive
passion ; on sçavoit qu’il falloit l’aimer sans espérance, & l’on ne cherchoit pas à se
rendre plus indifférent.
Le Comte eut la force & l’art de cacher une passion si prompte à une femme sur laquelle
le caprice ne pouvoit rien. Il songea à se faire estimer avant que de songer à plaire. Cette
précaution, autrefois si nécessaire à un amant, & aujourd’hui si inutile,
commença le bonheur qui lui étoit réservé. Athénaïs ne vit que de l’amitié dans des soins qui paroissoient si
désintéressés ; & insensiblement elle se plut à jouir de ce qu’elle aimoit à croire. Elle
n’avoit jamais accordé sa confiance à personne, elle l’accorda au Comte. Il put jouir de
l’effusion d’un cœur qui, n’ayant jamais été agité par aucune passion, n’étoit pas réduit au
besoin des confidences, & ne cédoit qu’à la seule sympathie.
Le premier usage qu’il fit d’un emploi si doux & si important, fut de fonder le cœur
d’Athénaïs, &
de voir si la raison n’y cachoit réellement aucun penchant à l’amour. Il lui fit des
questions, de ces questions qui annoncent toujours un amant caché sous l’ami le mieux
éprouvé. Elle y répondit avec toute l’ingénuité dont elle étoit capable. Il lui avoit demandé
si elle n’avoit jamais aimé, & si elle croyoit qu’elle n’aimeroit jamais ?
J’ignore le sort que le Ciel me destine, lui dit-elle, & si je dois compter sur une
indifférence qui n’est que l’effet de mes réflexions : je n’ai jamais aimé ; je puis répondre
positivement à cette premiere question : mais vous me demandez si je suis persuadée que
l’amour n’aura jamais d’empire sur mon cœur, & j’avoue que ne sçachant pas dissimuler ma
pensée, je suis embarrassée à répondre. Il est certain que je fais tout ce que je puis pour
éviter l’amour : quand je vois les hommes, que je les examine, que je compte avec eux, il me
semble que je les hais, que l’amour n’est plus dangereux pour moi ; mais quand je vois des
amans estimables, je me sens alors touchée de leur bonheur, & puisqu’il ne m’est pas
impossible de croire qu’il y a des amans de ce caractère, je dois toujours craindre d’en
rencontrer quelqu’un que la nature ait fait pour moi.
Cet aveu fournissoit de terribles armes au Comte ; il sçut profiter de ses avantages, &
insensiblement fit naître l’amour dans un cœur qui n’étoit pas fait pour l’ignorer. Athénaïs, en devenant
sensible, prit des rapports avec mille choses qui n’avoient jamais existé pour elle. Elle
avoit vécu jusqu’alors dans la largueur et la monotonie. L’indifférence du cœur fait la
sécheresse des objets ; on ne jouit de rien si on n’aime rien, & un amant donne la vie à
une femme qui jusqu’alors a été trop raisonnable. Athénaïs rapporta le charme de ses goûts & de ses
idées à l’amour d’un amant adoré : elle sentit la reconnoissance des plaisirs, qui mene aux
faveurs, & à force de sentir, elle rendit sa vertu suspecte à son amant.
Le Comte plus malheureux par ses soupçons, qu’heureux par ses plaisirs, lui fit des
questions singulieres & elle eut l’imprudence d’y répondre avec trop de bonne foi.
Une malheureuse défiance fait toujours naître une délicatesse romanesque. Comme il n’avoit
jamais inspiré que des sentiments équivoques, il les vouloit extrêmement purs, & il n’y
avoit plus que ceux-là qu’il pût croire sinceres : il s’imagina qu’Athénaïs n’étoit pas telle qu’elle avoit
voulu lui paroître, & que naturellement portée au plaisir, qu’elle avoir usé, sa vertu
n’étoit qu’un raffinement.
Dans cette prévention il cessa de l’aimer, ou du moins, méprisant des plaisirs qu’il ne
croyoit plus devoir à son cœur, il n’eut plus avec elle que ce commerce extérieur, qui
bientôt n’est plus qu’un outrage. Elle crut simplement qu’il se refroidissoit. Elle ne
méritoit pas d’être objet d’un changement consenti, & elle ne crut pas l’être. Son
malheur, en l’affligeant beaucoup, lui parut un effet naturel de l’inconstance des hommes ;
elle n’en chercha la cause que dans l’ennui pres-que toujours inséparable d’un
bonheur trop uniforme, & ce fut en fournissant à son amant des objets de dissipation,
qu’elle s’occupa à ranimer des feux qui alloient s’éteindre.
Elle donna un bal. Le Comte se déguisa d’une façon singuliere. Il vit dans la salle une
femme dont le déguisement étoit une imitation du sien : il l’aborda & l’agaça avec
esprit : le Masque répondit à tout ce qu’il put lui dire, avec une vivacité & une finesse
surprenantes. Elle avoit eu attention de laisser paroître des charmes séduisans.
D’Orsilly,
dévoré de chagrin de ne plus estimer Athénaïs, voulut s’amuser de la rencontre d’une femme qui avoit tant
d’esprit, & montroit tant de charmes. Il quitta le ton badin, & ne parla plus que le
langage de la passion. (Les douleurs qu’une femme nous cause, nous prêtent auprès d’une autre
de l’esprit de la vivacité.) Il parla avec une ardeur capable de séduire. Il se
fit écouter ; cela ne suffisoit pas : on lui donna des louanges, mais voulant s’amuser de
cette aventure, il vouloit du moins pouvoir croire qu’il inspiroit des sentimens.
Ses prétentions n’eurent pas d’abord un effet dont il pût être entiérement satisfait : on
le trouvoit aimable, on convenoit qu’il avoit beaucoup d’esprit, & l’on présumoit qu’à
tous égards il pouvoit, sans témérité, aspirer à être aimé ; mais pour donner son cœur, on
exigeoit un autre mérite que de l’esprit, & d’autres titres que des apparences: on
vouloit connoître ; on consentoit bien à se laisser séduire, mais on ne se sentoit point
capable de se rendre à une simple séduction.
Lorsqu’on sent véritablement l’amour, lui dit d’Orsilly, on se croit toujours en droit d’aspirer à
plaire : mes prétentions peuvent donc être chimériques, mais elles ne sont pas té-méraires : mille choses m’autorisent d’ailleurs à vous les montrer ; la conformité
frappante qui regne dans notre déguisement ; les agaceries que nous nous sommes faites
d’abord ; le détail dans lequel nous entrons à présent ; une conversation suivie dans un lieu
où tout rend presque la distraction inévitable ; tout cela rend certaine la sympathie qui
nous unit, doit vous la faire remarquer, & est autant une preuve du penchant que nous
avons à nous aimer, qu’un garant du plaisir que nous y trouverions.
Il ajouta mille choses ingénieuses & touchantes, & qui toutes pouvoient être autant
d’excuses de la facilité qu’il exigeoit. Après avoir essuyé un foible combat, il obtint
d’être suivi dans un appartement séparé. Le Masque n’opposa plus qu’une légere résistance. Le
Comte voyoit dans la facilité de cette femme l’image de celle qu’il supposoit à Athénaïs, & qui
confir-moit l’opinion qu’il avoit des femmes.
Quels furent son étonnement & sa douleur en trouvant Athénaïs dans l’objet de son mépris ?
Ciel ! que vois-je ! s’écriat-il…. Il ne put prononcer que ce peu de mots ; & en effet,
il seroit difficile de conserver quelque présence d’esprit dans de pareils momens. Il sortit
de l’appartement étouffant de colère. Athénaïs, qui ne pouvoit douter des sentimens affreux dont il étoit
rempli, voulut détruire une prévention injurieuse, & elle ne croyoit pas cela difficile.
Arrêtez, lui dit-elle, en courant après lui, pouvez-vous douter de mon innocence ?
pouvez-vous m’accuser ? ... Je ne vous accuse de rien, répondit le bouillant d’Orsilly ; je devois vous
connoître, & prévoir tout ; je n’accuse que moi de mon désespoir, puisqu’il est l’ouvrage
de mon aveuglement.
On perce aisément le mystere de cette aventure. Athénaïs étoit instruite du déguisement du
Comte, & le croyant refroidi, avoit voulu le réveiller par les charmes d’une intrigue
nouvelle.
Tout autre que lui n’eût pas douté de sa sincérité ; mais irrité contre elle, depuis le
singulier aveu qu’elle lui avoit fait, il la méprisoit trop pour ne pas céder à la colere.
Elle eut beau se jetter à ses genoux, faire les sermons les plus sacrés, & par ses
sanglots & ses larmes, l’étonner du moins, si elle ne le persuadoit pas, il ne voulut
jamais, ni l’entendre, ni la croire. Elle lui écrivit le lendemain une lettre dont la seule
lecture eût attendri le cœur le plus barbare ; il ne voulut pas même la recevoir, & il
lui écrivit celle qui suit.
« Vous avez troublé mon repos ; je voulois vivre
tranquille ; je méprisois votre sexe ; vous justifiez l’opinion que j’avois de lui, &
vous y ajoutez la haine : oui, Madame, soyez bien persuadée que jamais je ne
serai capable de haïr quelqu’un autant que je vous hais ; ce sentiment est digne de vous ; il
fait mon supplice, heureux s’il pouvoit faire votre châtiment ; mais m’en flatter, ce seroit
me préparer de nouveaux regrets : quand on a autant de fausseté, autant de bassesse, autant
de penchant au plaisir, on ne s’attache qu’à ce qui flatte, on ignore ce qui humilie. Ce qui
met le comble à ma douleur, c’est que n’ayant été qu’un moment la dupe de votre fausse
tendresse, je me trouve si sensible à votre trahison : oui, je sçavois, j’étois convaincu que
vous ne m’aimiez point ; vos plaisirs même m’avoient éclairé sur votre indifférence pour
moi : quand on a si aisément des transports ; quand on se livre toujours également à
l’ivresse, on doit être soupçonnée de n’ai-mer point, & l’on n’aime pas en
effet : on cede au plaisir qu’on adore ; on ne sent & on ne cherche que lui ; on ignore
l’amour, & on ne sacrifie qu’à soi-même. Je ne me suis pas un seul moment trompé aux
mouvemens qui vous emportoient : je lisois dans votre cœur ; le principe qui le faisoit agir
m’étoit connu, & c’est ce qui fait le tourment de ma vie ; je devois vous mépriser, &
je vous ai adorée ; vous ne méritez plus que la haine, & c’est peut-être de la sentir,
que je suis si désespéré. Je crains de m’examiner, je crains de me connoître ; vous me faites
trembler pour ma raison & pour ma gloire : mais je vous punirai de ma honteuse
incertitude : j’oserai entrer dans mon cœur ; je vous y attaquerai avec mépris ; je vous en
chasserai avec ignominie & je ne croirai ma victoire assurée que lorsque je serai par-venu à vous mépriser assez, pour n’avoir plus besoin de vengeance. »
RÉPONSE.
« La prévention est le plus cruel ennemi de l’amour : elle devroit être sa premiere
victime, puisque par sa nature elle est aveugle, & que l’amour pour son intérêt devroit
toujours raisonner. On cede à un premier mouvement, qui presque toujours est une injustice :
on fait des outrages ; on écrit des injures ; on ouvre enfin les yeux, on se repent, on se
raccommode, on se voit toujours également aimé, mais on ne se trouve plus également heureux,
parce qu’intérieurement on sent qu’on a cessé de mériter de l’être…. Vous connoîtrez un jour
que ma prédiction est mieux fondée que votre prévention. Je suis fâchée que ma justification
commence par une menace aussi cruelle : elle l’est même pour moi ; toute
méprisable que vous me croyez, je vous aime assez pour voir avec douleur que mon amour ne
servira plus qu’à vous rendre moins heureux. Vous ne pouvez plus l’être autant que vous
l’avez été ; le bonheur ne va point sans l’innocence ; le regret d’une injustice le bannit
d’un cœur qui a des vertus…. Est-ce moi qui fais ces terribles réflexions. ? Est-ce vous qui
me les rendez nécessaires ? vous, que croyois si équitable ; vous à qui je croyois que les
intérêts de l’amour étoient si bien connus ; vous dont les sentimens me tenaoient lieu de
raison ? Par quelle fatalité êtes-vous devenu si différent de vous-même ? Je suis quelquefois
tentée (pour vous trouver moins coupable) de croire que vous n’avez jamais été sincere ; que
vous n’avez jamais eu que le masque des sentimens raisonnables ; que natu-rellement prévenu contre les femmes, vous m’avez toujours méprisée ; & que vous n’avez
songé à me plaire que pour me mépriser davantage. Mais pour penser cela, il faudroit que je
vous crusse un monstre...... Que vous ayez toujours été coupable à mon égard, ou que vous le
soyez simplement devenu ; il résulte toujours de ce qui m’arrive, que je ne puis plus vous
envisager sous un aspect favorable ; que je ne possede point votre cœur, & que vous
n’êtes plus digne du mien. Ce cœur méritoit pourtant d’être conservé : il étoit sans
foiblesse quand vous l’avez attaqué ; il n’a senti l’amour que pour vous, & il étoit si
sincere & si tendre, que sa passion avoit peut être remplacé sa vertu. Une odieuse
accusation est le prix de sa vive tendresse ; vous lui faites un crime de sa sensibilité,
& tant de mépris est la suite de votre affreuse persuasion, qu’à peine ma
gloire me permet-elle de vous désabuser…. Vous me reprochez trop de vivacité dans mes
desirs ? Vous insérez delà que je n’ai jamais aimé que le charme que j’y trouvois ? Mais
l’amour est-il autre chose que le desir ? l’un devient plus vif, à mesure que l’autre devient
plus tendre ; ils ne sont plus qu’un même objet lorsqu’on aime bien : qui les sépare est fait
pour les ignorer. Mais je cherche à vous développer la nature, comme si je pouvois croire que
la froideur de votre ame eût fait votre injustice ? Je vous fournis des lumières, comme si je
pouvois me méprendre à vos motifs ? Hélas ! je cherche à vous trouver innocent : vous m’avez
réduite à ne pouvoir cesser de vous croire criminel, qu’en vous croyant insensible, &
toujours je me vois forcée à vous trouver injuste…… J’ose espérer que cette lettre n’aura pas le sort de celle que je vous ai déja écrite. Je ne suis plus soutenue que par
la foible confiance que donne le désespoir. Jugez de l’état où vous m’avez réduite. »
C’étoit avec raison qu’Athénaïs doutoit du succès de ses espérances. L’inflexible d’Orsilly, craignant d’être
séduit, ne voulut pas même consentir à être désabusé. Il refusa pendant deux jours de lire la
lettre ; & lorsque, importuné par un confident plus sage que lui, il consentit à la lire,
ce fut pour crier à la fausseté & à la noirceur.
Il défendit qu’on lui en présentât de semblables à l’avenir : cependant il en trouva une
seconde sur sa cheminée, le soir du troisieme jour : il gronda sérieusement ses gens, &
ne voulut jamais consentir à la décacheter.
Malgré toute son indignation, l’amour n’étoit pas éteint. Il étoit fu-rieux
contre une femme qu’il avoit cru estimable, mais il tenoit toujours à elle par le regret
d’une illusion dont le souvenir est toujours capable d’attacher. Plus humilié qu’affligé de
la trahison qu’il croyoit qu’elle avoit voulu lui faire, il y avoit plus de point d’honneur
dans sa rupture, que de véritable dépit.
Il se promenoit un soir aux Tuileries, du côté du labyrinthe, il entendit deux femmes qui parloient
ensemble assez haut, & dont l’une sanglotoit. Son cœur préparé à la compassion, le poussa
vers elles. Il entendit cette conversation.
Non, Madame, mon parti est pris : il faut sçavoir être malheureuse. Je suivrois vos
conseils, si je pouvois imputer ma résolution au ridicule amour propre ; je m’attacherois aux
pas de l’ingrat qui m’abandonne ; il auroit sans cesse de nouveaux outrages à me faire, ou il
connoîtroit du moins l’erreur de ceux qu’il m’a faits ; mais je n’eus jamais de
vanité, & soyez sûre que ce n’est pas elle qui a mis un terme à mes inutiles démarches :
le cœur de mon amant est encore plus inaccessible à la pitié, que son esprit ne l’est la
persuasion : je ne le croyois qu’opiniâtre, il est insensible : j’en ai été convaincue ; je
n’ai dû conserver aucune espérance, je n’en conserve aucune, & je ne ferai pas un
métier...
Son amie voulut opposer à sa douleur des prédictions consolantes. Elle espéroit, lui
dit-elle, que conservant encore autant de force d’esprit, il ne lui seroit pas impossible
d’étouffer un jour une passion qui n’étoit plus nourrie que par un affreux désespoir.
Ah ! répondit l’inconnue, vous ne connoissez pas mon cœur. Il n’est plus pour moi de
ressources de consolation : l’avenir ne m’offre que les mêmes douleurs dont vous me voyez
pénétrée : dans un cœur tel que le mien, la douleur n’est qu’une passion de
plus. Tant que je vivrai, je me souviendrai que j’ai perdu un amant dont l’estime avoit été
le motif de ma défaite, & le principe de mon bonheur ; que cet amant me méprise
aujourd’hui, ne croit plus que je l’aie aimé, & rougit d’avoir aimé lui-même. On peut,
poursuivit-elle, avec le secours du temps, s’accoutumer à la douleur d’une infidélité, d’une
trahison ; mais comment s’accoutumer au mépris quand on a tout sacrifié à l’estime ? On sent
toute sa vie qu’on n’est plus à des yeux trop chers que la derniere des femmes : on ne
pourroit être consolée que par la haine, & l’on n’a pas même du dépit.
Une conversation aussi touchante ne pouvoit pas être entendue indifféremment par le Comte
d’Orsilly : l’aventure de l’inconnue ressembloit à celle d’Athénaïs & leur
situation étoit conforme, mais il étoit bien éloigné de vouloir croire que leurs
sentimens le fussent. Les tourments de l’une exciterent sa pitié ; le souvenir de l’autre
excita son indignation. Ah ! se dit-il, quelle erreur me fait trouver de la ressemblance
entre des aventures si différentes l’une de l’autre ? L’inconnue pleure un amant qui n’est
pas digne d’elle, & Athénaïs se rit en secret du dépit d’une dupe : pourquoi faut-il qu’une image
trop attendrissante vienne offrir à mon cœur le prétexte d’une foiblesse qu’il doit
redouter ? Que n’ai-je aimé l’inconnue, au lieu d’aimer Athénaïs ?
Insensiblement il se livra à mille réflexions, & lorsqu’il voulut prêter l’oreille une
seconde fois, il n’entendit plus personne ; il comprit qu’on s’étoit éloignée ; il s’approcha
pour s’en convaincre, & il en fut convaincu.
Séduit par un charme nouveau, il se senti t <sic> attaché à cette femme, & il
regretta vivement d’avoir perdu l’oc-casion de la connoître & de lui
parler.
Au milieu de son agitation, il s’examinoit, & étoit étonné de sentir qu’à mesure que
l’idée de l’inconnue s’imprimoit dans son cœur, celle d’Athénaïs y prenoit un nouvel empire : il ne pouvoit
cesser d’aimer l’une, & il ne pouvoit se défendre d’aimer l’autre ; mais ses sentimens
n’avoient pas un égal appui dans ses dispositions. Non, se disoit-il, je ne souffrirai pas
qu’un objet méprisable partage mes sentimens avec une femme digne de mon respect : il m’est
peut-être impossible de commander à mon cœur, mais je ne me rendrai du moins qu’aux conseils
de ma raison.
Telle fut la résolution qu’il prit : il se flattoit réellement d’y être fidele, mais quand
on fait l’amour, il murmure & s’obstine. En entrant dans son appartement, il jetta les
yeux sur cette lettre d’Athénaïs, qu’il n’avoit pas voulu décacheter, & qui étoit
restée sur la cheminée. Voulant oublier Athénaïs, & ne croyant pas pouvoir y réussir assez tôt, il crut
qu’en lisant sa lettre, il s’en rempliroit mieux de sa fausseté. Il la lut donc ; voici ce
qu’elle contenoit.
« Je suis trop convaincue de votre inflexibilité pour conserver des espéreances contraires
à mon repos : il est temps d’ouvrir les yeux sur mon malheur ; vous l’avez rendu tel qu’il
seroit difficile de ne le pas voir tout entier. Vous êtes parvenu à me faire souhaiter de
n’avoir pas plus de pitié pour moi que vous n’en avez eu vous-même : ainsi je vais me
pénétrer de ma notation, la contempler, me rendre compte du plaisir que vous trouvez à vous
en applaudir, & prendre le seul parti qui convienne aux âmes à qui l’amour ne laisse que
le triste honneur de se conduire elles-mêmes dans la voie du désespoir. Ce
parti, c’est la retraite. Je n’examine pas si vous fuir, c’est un moyen bien sûr de vous
oublier & la solitude peut-être vous rendra plus présent à moi ; mais elle ne vous
offrira du moins qu’avec les traits que mon imagination voudra vous prêter ; je sçais
d’ailleurs qu’un nouvel objet vous occupe, vous n’avez pu vous en taire, & l’on vous a
trahi. J’avois espéré que le désespoir dont vous paroissiez si rempli, m’entretiendroit du
moins quelque temps dans votre cœur ; je me trompois, vous ne me haïssiez pas assez pour
m’aimer long temps, malgré vous ; & je conclus aisément delà que vous ne m’avez jamais
aimée. C’est encore une douleur qu’il faut que j’aille essayer de tromper dans la solitude :
il faut que je m’efforce de penser que vous m’aimâtes trop pour vouloir conserver mon
souvenir, & que votre précipitation à vous engager de nouveau est une suite
de votre amour. Me voilà donc contrainte à vous fuir ? J’obéis à une destinée où je reconnois
partout votre ouvrage, & vous n’entendrez plus parler de moi »
Il étoit bien difficile qu’un homme qui combattoit sa passion, pût lire une pareille lettre
sans en être touché. Il s’éleva dans son cœur mille mouvemens confus, qui tous agissant de
concert en faveur d’Athénaïs, formerent une sorte de penchant supérieur à sa prévention.
Il relut la lettre. Il y trouva la séduisante douceur partout répandue, preuve à peu près
certaine qu’Athénaïs n’étoit pas si coupable qu’il s’étoit obstiné à le croire. Ah !
s’écria-t’il, je sens la voile se déchirer : de la façon dont j’ai rompu avec elle, si elle
avoit ce caractere bas & méprisable dont je l’ai accusée : une femme qui n’aime le plaisir, connoit peu la coûteuse dissimulation…. Cependant, poursuivit-il, ne
précipitons rien : elle veut renoncer au monde ? attendons qu’elle y ait renoncé. Elle doit à
l’amour ma rapide confiance : mes sentimens peuvent me tromper ; ne les combattons plus, mais
n’accorderons rien à la passion.
Il faisoit honneur à sa prudence d’une délibération qui partoit d’une cause moins
innocente. Un charmé vainqueur l’attachoit à l’inconnue ; il ne pouvoit renoncer l’espérance
de la revoir, & quoiqu’il fût combattu par le pouvoir qu’Athénaïs conservoit sur lui, ce pouvoir
étoit lui-même balancé par ses chimeres.
Il suivit ses premiers desseins, laissant agir Athénaïs sans paroître l’observer, & passant, pour
ainsi dire, les jours & les nuits, à tâcher de découvrir l’inconnue. Quelques jours
après, se promenant encore aux Tui-leries, & toujours du côté qui lui étoit
devenu si cher, il entendit la voix de celle qu’il cherchoit.
Non, disoit-elle, je sçais le sort auquel je dois m’attendre : un cœur tendre se prédit
aisément les malheurs qui lui sont destinés ; ma sensibilité, en cela, est mon oracle : je
sçais que j’aimerai toujours le cruel qui fait couler mes larmes.... J’ai des idées plus
consolantes, lui dit son amie, j’espere tout de la résolution que vous avez prise. L’Abbé de
*** est homme d’esprit ; il joint la vertu à la douceur, la persuasion à l’esprit, &
j’attends tout de ses conseils & de son exemple. Si vous pouviez devenir dévote, toutes
vos douleurs seroient finies.... Oui, répondit l’inconnue, je sçais combien la dévotion
conviendroit à l’état où je suis & il n’y a que Dieu qui console bien ; je m’efforce à y disposer mon
cœur, mais ce cœur a son intérêt à ne pas guérir, & tous mes efforts contre
lui, sont autant de confirmations de mon impuissance. Hélas ! qui m’eût dit que l’amour
m’égareroit à ce point.... N’importe cependant ; j’en ai fait la démarche, & j’aurai du
moins l’honneur d’y avoit été fidelle.
Pendant cette conversation, le Comte entraîné par des sentimens devenu invincibles, s’étoit
avancé si près de l’inconnue, qu’un seul soupir pouvoit le décéler. Vaincu par la pitié, non
moins que par l’amour, il lui devenoit impossible de se contraindre plus long-temps. Elles se
leverent, & la crainte de perdre un objet adoré, lui donna tout le courage dont il avoit
besoin. Il tombe aux genoux de l’inconnue. Quel est son étonnement ? ce sont les genoux
d’Athénaïs qu’il
embrasse ; il n’a pas reconnu sa voix, & c’est elle-même. La surprise, quoique extrême,
n’agit qu’un moment sur son esprit ; il retrouve ce qu’il aime dans ce qu’il
doit aimer ; son cœur n’est plus combattu ; ses vœux sont remplis ; le repentir prete des
expressions à l’amour ; l’un & l’autre le rendent innocent à des yeux qui ne sçauroient
s’abuser. Athénaïs
se rassure, s’attendrit, s’enflamme encore, oublie ses douleurs, & ne sent plus que le
charme qu’elles pretent au bonheur inattendu que l’amour vient lui offrir.