Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "XXI. Discours", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\021 (1758), S. 397-414, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2081 [aufgerufen am: ].


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Discours XXI.

Ebene 2► L’Auteur de l’Année Littéraire, dans l’extrait qu’il vient de faire de mon premier volume, dit qu’il ose croire que mon Spectateur est nécessaire. C’est la plus grande louange qu’il put me donner, & je suis plus flatté de ce mot que de toutes les choses obligeantes qui le précédent ou le suivent dans son extrait. J’avouerai aujourd’hui que mon premier objet est de pouvoir rendre, par mon livre, quelques hommes plus sages ou plus heureux ; je me flatte de prouver encore mieux par la suite que je ne cherche point ici à en imposer au public. Il est réellement très-flatteur d’être utile, & peut-être n’y a-t-il que cela qui puisse à la longue soutenir le courage d’un Ecrivain qui est obli-[398]gé d’écrire tous les jours dix pages d’esprit, toujours jugées avec sévérité. Le sentiment adoucit les difficultés, & console de la critique ; ceux qui me connoissent sçavent que j’en ai encore plus que d’imagination.

Il vient de m’arriver quelque chose qui me confirme ce que l’Auteur de l’Année Littéraire n’a pas craint d’avancer au sujet de cette utilité flatteuse dont j’ose à présent me louer. On se rappelle le discours que j’ai inséré dans le cinquieme Cahier de mon second volume sur les avantages de l’adversité, & l’on se souvient aussi que dans ce discours on tâche de faire sentir aux peres dont l’ambition cruelle dévoue aux autels leurs enfans infortunés, combien cet abus de leur domination est odieux & barbare. Cet endroit du discours a produit un repentir vrai, & une lettre tout-à fait touchante ; c’est une mere [399] qui a sacrifié sa fille, & qui lui écrit pour pleurer avec elle sa cruauté homicide. La victime que l’on cherche ici à consoler par les remords & les larmes, a confié la lettre de sa mere à une amie qui venoit de lire mon discours. Cette derniere a cru devoir à l’humanité le sacrifice de son dépôt ; elle me l’envoie avec priere de le publier, & elle y joint pour moi une lettre pleine de sentiment & d’esprit, qui suffiroit seule pour me rendre respectables les louables intentions. On peut juger du droit qu’elle a de me toucher par l’échantillon qui suit.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► « Je sçais, me dit-elle, qu’on ne doit point trahir un secret. Les devoirs envers l’humanité & la société, me sont sacrés & toujours présens. Il y a dix ans que je m’occupe à les apprendre. J’ai donné à cette douce étude tout le temps que [400] dans le monde on emploie à se corrompre, & à étudier l’art trop perfectionné d’embellir le vice. Tout ce que j’ai vu m’a appris à sentir ; la coquetterie, la galanterie, l’ambition, l’avarice, m’ont appris que le seul bien réel, le seul bien estimable, c’est le sentiment. Tant de gens qui s’endorment dans le plaisir, tant d’autres qui se fatiguent inutilement dans le monde, tant de femmes désespérées à leur toilette, tant d’hommes vicieux que l’encens & les honneurs ne peuvent sauver de l’ennui & du remords ; tous ces êtres malheureux & vils, m’ont convaincue qu’on est toujours en commerce avec son cœur, quand on est juste & sensible ; qu’on a alors les plaisirs sans les peines, ou que du moins, s’il y a des peines attachées au sentiment, un charme inséparable contribue [401] encore à nous les faire aimer. Voilà ce que j’ai appris dans le monde ; j’ai trouvé le secret de m’y enrichir, de m’y faire un état durable, tandis que chacun s’y ruine en courant après des chimeres ; car les plaisirs que le vice promet ne sont que des chimeres pour ceux mêmes qui n’ont pas la premiere notion de la vertu. Mais ces devoirs que j’ai étudiés si constamment, ces loix sacrées dont mon esprit s’est nourri, n’ont point entraîné, par leur charme, ces scrupules funestes qui rendent l’ame esclave ; j’ai sçu toujours distinguer les obligations positives & éternellement permanentes, d’avec celles auxquelles les circonstances ont le droit de nous soustraire ; je sçais, par exemple, qu’un secret confié n’est pas un dépôt qui exige une fidélité irréprochable, lorsqu’en le divulgant [402] on ne peut faire aucun tort à la personne qu’on trahit, & l’on peut faire un grand bien à la société. Je suis dans ce cas aujourd’hui, & je me crois très-innocente, quoique très-infidelle. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Toute la lettre est remplie de ces sentimens ou maximes que ne connoissent pas ceux que la nature a dévoués aux plaisirs frivoles, ou aux habitudes coupables ; elle mériteroit d’être rapportée en entier ; mais mon objet principal est la lettre de la mere, & je ne crois pas devoir dérober un moment au dessein louable que j’ai en la publiant.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► « Une excellente leçon que j’ai lue dans un Livre nouveau, ma chere fille, me fait ouvrir les yeux sur votre sort & sur le mien. Quel trait de lumiere a passé dans mon cœur ? Il est juste que vous jouissiez de mon repentir ; vous avez [403] payé cher le droit affreux d’y trouver des consolations. O ma fille ! que vous allez me coûter de larmes ! j’ai sçu que vous en répandiez, & je les ai méprisées ! j’ai entendu les cris de votre douleur, & je vous ai accusée de révolte ! je mérite bien qu’à présent le remord me rende plus malheureuse que vous. . . . Est-ce une mere qui trace un aveu si terrible ? Est-ce elle qui vous porta dans son sein, qui est obligée de convenir qu’elle a déchiré le vôtre ? Oui, c’est moi-même ; c’est ma main qui écrit l’histoire de mon crime ; le Ciel la condamne à cet emploi terrible ; le Ciel est juste ; la main qui vous trahit doit vous venger. . . . Si dans cette prison où votre ame est chaque jour tirannisée ; si sur cette croix où je vous ai attachée, il vous reste des sens pour voir & pour [404] entendre, j’ose espérer que ma sincérité pourra calmer les immenses douleurs que vous y déplorez sans cesse. Je vous ai trahie, immolée, sacrifiée, mais je suis à vos genoux pour y pleurer vos maux ; c’est mon cœur qui gémit aujourd’hui, & ce n’est pas mon cœur qui fut coupable. Le monde m’avoit endurcie ; ce fut sans haine pour vous que je vous immolai. Le monde est cruel, & nous forme insensiblement à son image ; ses maximes barbares prennent la place de tous nos sentimens, de toutes nos notions ; & dans cet état, n’aimant plus rien, ne respectant plus rien, nous sacrifions tout, sans aversion particuliere, aux lois du génie qui nous domine. Ce sera pour vous une consolation de penser que je ne vous ai point haïe. Hélas ! je sens que vous en tirerez peu de chose. On [405] ne distingue plus, quand on touche à l’extrêmité du malheur. Cependant je vous conjure de faire quelque effort pour cela ; c’est pour moi que je vous le demande ; songez qu’à présent vous en souffrez plus seule, que tous vos maux deviennent les miens, que vous ne poussez plus un soupir qui ne retentisse dans mon cœur, & que vous devenez mon bourreau, comme je fus le vôtre, si mon désespoir & ma sincérité perdent, par votre prévention, le droit qu’ils ont peut-être de vous consoler. . . .

L’on m’a dit que vous étiez toujours malade & toujours triste. Il y a long-temps que l’on m’a dit ; mais alors on parloit à des oreilles fermées aux gémissemens ; je ne voulois point écouter les vôtres, ou ceux que vous arrachiez aux ames timorées & sensibles, par-[406]ce que je craignois qu’ils n’excicitassent ma conference à gémir avec vous ; je riois de vos ennuis, je cherchois à m’en dissimuler la cause légitime, en les imputant à une cause vicieuse ; je voulois en interdire l’examen à ma raison & à mon cœur, & j’excitois mon imagination à me fournir des plaisanteries continuelles sur ces vapeurs qui vous dévorent. Aujourd’hui je conçois très-bien ce qu’on me dit, & je devine ce qu’on ne me dit pas. Comment ne seriez-vous pas malade ? Comment la santé pourroit-elle habiter dans un corps où la joie ne pénétra jamais ? Je considere votre état ; pour en saisir toute l’horreur, je n’ai même besoin de porter mes regards dans votre ame ; une dépendance continuelle, une chaîne de petits devoirs où l’on voit beaucoup de sévérité, peu [407] de raison, beaucoup de précaution contre la fragilite humaine (précaution humiliante, choquante, quand on n’a ni assez de vertu pour trouver tout bien, ni assez de foiblesse pour être capable de vouloir faire toujours le mal) ; l’humeur d’une Supérieure, presque toujours plus austere que la regle, parce que l’esprit de tyrannie est naturel aux ames que le sort a enchaînées, & à qui la fortune vient offrir quelques lueurs de domination ; que sçais-je enfin ? Tout ce qu’on souffre dans un Couvent, tout ce qu’on est obligée d’y voir, d’y écouter, d’y pratiquer ; tant de momeries, tant d’austérité sans vertu, tant de prieres sans serveur, tant d’obéissance sans soumission, tant de liaisons sans sentiment ; tout cela doit former la chaîne d’une vie bien odieuse, quand on a été traînée, [408] comme vous, dans la prison qui en est le théâtre ; & il est bien naturel qu’une vie aussi infortunée soit encore empoisonnée par des maladies continuelles. Vous voyez ma chere fille, que vous n’avez pas une douleur, une pensée, que je n’en souffre avec vous ? Tâchez du moins, pour mon repos, de ne pas perpétuer votre désespoir par cette complaisance qu’on goûte à souffrir quand on trouve dans la durée de sa douleur le prétexte d’une haine constante pour ceux qui nous ont rendu malheureux. J’ai fait votre malheureux ; je vous ai fait plus de mal que le plus sanguinaire ennemi n’eût pu vous en faire jamais : mais un ennemi peut devenir cher par ses remords ; les miens vous sont connus à présent, & si vous me voyez, vous en seriez touchée. J’ai voulu vous en [409] aller faire l’aveu moi-même, mais je ne me suis pas jugée digne de vous rendre cet hommage. Nous devenons bien petits, bien humbles devant la malheureuse victime de nos forfaits. Si je n’avois envisagé cette démarche que du côté de la consolation que j’y pouvois trouver, je me la serois refusée également ; je ne suis pas digne de me faire des consolations ; je dois vous en demander, & les attendre de vous. C’est à quoi je suis résolue, ma chere fille ; je ne vous verrai point que vous ne me l’ayez permis. Votre réponse va donc décider de ma destinée ; adieu. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Je suis persuadé que la Religieuse a déjà répondu, & que cette mere, aujourd’hui si digne de notre pitié, a joui plus d’une fois dans ses bras du fruit de ses remords. Mais que les larmes qu’elle a eu le plaisir de répan-[410]dre, ou qu’elle a eu même la consolation de voir couler, sont peu capables d’éteindre le feu dévorant qui consume aujourd’hui son ame ! la source de ses larmes est intarissable ; toujours elle pensera au malheur de sa fille, & toujours elle pleurera en y pensant. Elle ne verra jamais le plaisir que lui feront les tendres caresses qu’elle lui prodiguera, sans penser que ces caresses ne lui paroissent si douces que parce qu’elles font un hommage dû au désespoir auquel son ame est pour jamais livrée : chaque fois qu’elle le verra, elle verra son crime ; & s’il peut arriver que la fille un jour puisse cesser d’être déchirée, la mere alors n’en sentira que mieux, peut-être, qu’elle ne doit jamais se consoler. Elle se trouvera surchargée de reconnoissance ; elle verra une fille qui lui pardonne, & qui avoit le droit de la haïr ; cela referme tout. [411] Une victime qui tend les bras à la main qui l’a sacrifiée, devient le juge le plus cruel du crime qu’on commit en la sacrifiant. . . . O peres cruels ! soyez sensibles au tableau que je vous trace ici ; ce tableau effrayant déposera un jour contre vous, si vous osez vous porter aux horreurs que j’y exprime, & votre conscience en appellera à ces mêmes horreurs qui devoient vous épouvanter. Je sçais qu’on est quelqefois obligé de laisser à un enfant chéri la liberté d’immoler son être : il est des vocations vraies, & quand on en trouve une de cette sorte, on est même obligé de la respecter, & d’y sacrifier sa tendresse & son ambition : mais par combien d’épreuves ne doit-on pas se convaincre de sa solidité, avant que de se défaire du droit d’opposition dont la nature ordonne de faire usage ? Un pere qui a pris cette précaution, & qui cede [412] lorsqu’il est convaincu, est un homme réellement admirable, & digne du respect de l’Univers ; j’ai vu cette générosité vertueuse il n’y a que deux jours. Une jeune personne a prononcé ses vœux dans une Maison dont la regle est très-austere. Son frere, qui l’aime avec passion, & lui servoit de tuteur, a consenti à ce sacrifice, parce qu’il avoit bien éprouvé sa vocation : en effet, la jeune personne, depuis qu’on l’avoit mise dans le monde, s’y ennuyoit en amusant les autres ; elle avoit la complaisance de chanter, de se parer, d’aller au bal quelquefois ; elle se prêtoit à tout, & toujours avec toutes les graces imaginables, mais la menoit-on dans quelque belle maison, au spectacle, aux promenades, ou lui donnoit-on quelque fête ? pour sçavoir ce qu’elle pensoit de tous ces plaisirs, il ne falloit que l’interroger. Cela est très- [413] agreáble, disoit-elle à son frere, ou à son amie, mais j’aimerois mieux être aux * * * *. Aussi lorsqu’elle a prononcé son arrêt éternel, personne n’à songé à verser une larme sur son sort ; elle avoit l’air si satisfait, que son frere même, pénétré de sa séparation, a été obligé de s’applaudir d’y avoir consenti. Je la perds, me dit-il, mais je la rends heureuse, & son bonheur me console. . . . Un pareil spectacle est très-touchant, & justifie aisément les fondateurs ou fondatrices de Maisons religieuses ; mais pour une fille qui, en y entrant, est censée n’avoir consulté que son cœur, combien d’autres, par leurs sanglots étouffés, prouvent qu’elles n’ont pas même été consultées. Je le répete aux peres & aux meres, & ce n’est pas ici une répétition de mots ; l’action la plus féroce, le meurtre le plus noir, est la violence contre laquelle je me souleve [414] ici avec encore plus de justice que de passion ; & pour en connoître bien l’horreur, il faudroit la faire juger aux barbares. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1