Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "XX. Discours", en: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\020 (1758), pp. 385-396, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2080 [consultado el: ].


Nivel 1►

Discours XX.

Nivel 2► Relato general► On parla beaucoup hier au soir, dans une maison où je soupois, d’un homme qui est né avec de l’esprit, de l’intelligence, de la solidité, & qui, malgré cela, a vécu jusqu’à présent sans faire un pas vers la fortune, quoiqu’il ne soit nullement indifférent aux douceurs de l’ambition. Il doute toujours des moyens qu’il imagine, & encore plus de ceux qu’on lui propose : il ne croit point aux causes secondes, il ne voit dans aucun projet que la difficulté qui peut le faire échouer, & vous lui démontreriez par la réunion de toutes les probabilités, qu’il doit espérer de réussir, qu’il n’en deviendroit pas plus entreprenant. Cependant cet homme a de l’esprit, & ne doit pas ignorer que [386] mille fortunes ont été l’ouvrage du hazard. Mais il a une ame froide, une imagination précisément nulle ; & pour être capable de faire certaines tentatives heureuses, il faut être capable de s’affecter jusqu’au transport, & de se faire habituellement illusion à force d’imaginer & de sentir.

Il y a bien des hommes de la trempe de celui-là ; ce sont, pour ainsi dire, des êtres sans mouvement, & voués par eux-mêmes à l’inutilité ; car quel services peut-on rendre à la société quand on est incapable de rien donner au hazard, & de se résoudre à faire un pas qu’il n’ait son succès assuré ? Comme c’est ici un mal moral, & que ce mal a une cause qui n’est nullement surnaturelle, je dois, ce me semble, y apporter le remede que la philosophie suggere, qui est de faire sentir par des faits, la possi-[387]bilite & l’avantage de s’en guérir. Ces faits se présentent à mon esprit en très-grande abondance, & je n’aurai que l’embarras de choisir.

Metatextualidad► Une Dame d’un rang distingué, m’a raconté l’aventure qui suit, arrivée à elle-même ; & m’a donné de son authenticité toutes les preuves que j’ai dû en exiger avant que de la rendre publique. ◀Metatextualidad

Relato general► Cette Dame étant fille, & vivant à Vernon en Normandie, y apprenoit à danser, comme toutes les autres Demoiselles, du seul maître qu’il y eût dans la ville. Ce maître étoit un tapageur, mais sans méchanceté déterminée ; & jamais il n’avoit rien fait qui eût dû armer la justice contre lui. Un jour pourtant la fortune se lassa de la retenir sur le bord d’un penchant, qui tôt ou tard entraîne ceux qui n’ont pas songé à le combattre de bonne heure. Il avoit trop dîné [388] apparemment, & se promenant sur la place, il vit passer un jeune Colonel, dont le cheval difficile & ombrageux fit beaucoup de sauts & d’écarts pour passer devant la fontaine. Le Maître à danser s’approcha de lui, & lui fit des plaisanteries, le jeune homme s’en offensa, & lui dit une injure ; ce premier, qui étoit dans la fermentation du vin, répondit par un coup de canne, qui malheureusement porta à la temple, & le jeune homme tomba mort sur la place. Le meurtrier fut bientôt arrêté & traîné au cachot. Il y étoit depuis quelques jours, & il alloit être condamné à être pendu, lorsque la Dame dont je viens de parler, entendant prononcer son arrêt par le public, & se rappellant qu’elle lui devoit deux mois de leçons, voulut lui remettre cet argent avant qu’il fût exécuté. La difficulté étoit de pouvoir pénétrer jus-[389]qu’à lui. Elle étoit heureusement logée chez le Procureur du Roi, & cette considération empècha le Geolier de lui refuser obstinément la porte. Elle arrive, elle voit ce malheureux à travers la grille, par où son tombeau reçoit quelque jour. Le Geolier l’accompagne, & n’ayant rien à dire de particulier au criminel, elle ne demande pas qu’on la laisse seule avec lui. Il est pourtant nécessaire, pour la fortune de ce malheureux, que ce qu’elle ne demande pas, arrive. La providence y veille ; on appelle le Geolier, il oublie son devoir, & quitte la Demoiselle. Celle-ci, malgré son extrême jeunesse & sa simplicité, ne sent point cette horreur secrette qu’inspirent les cachots & les criminels ; elle n’est point effrayée, & laisse partir le Geolier. Dès que le prisonnier la voit seule, il lui parle. Eh bien, Mademoiselle, [390] voilà votre Maître, que vous aimiez ; voilà celui qui vous forma à plaire ; vous ne le reverrez plus, & un infame bourreau va terminer ses jours. Ces mots toucherent beaucoup la Demoiselle, & elle lui demanda s’il n’avoit plus d’espoir ? Non, Mademoiselle, je n’en ai plus, & je n’en eus jamais, car tout le monde m’a abandonné ici, & je n’ai pu ni parler, ni écrire à personne. Je ne mérite pourtant pas la mort : le meurtre que je vais expier ne partit pas de mon cœur ; je suis persuadé qu’on ne se le dissimule pas : mais le jeune homme que j’ai tué a des parens illustres ; d’un autre côté, je ne suis rien, je n’ai personne qui me défende, & les petits sont aisément sacrifiés au ressentiment des grands. La pitié de la Demoiselle redoubloit, & elle m’a avoué qu’en ce moment elle se seroit exposée à tout pour le [391] sauver. Le prisonnier s’en apperçut, & la nature pressée lui suscita un dessein hardi, mais heureux ; je vous vois touchée de mon état, reprit-il, c’est Dieu qui met cette pitie dans votre cœur ; c’est lui aussi qui m’inspire une pensée que je vais vous communiquer. J’ai une tante, qui est Blanchisseuse de Madame de Maintenon ; cette tante m’aima toujours, & Madame de Maintenon est bonne. Je m’imagine, Mademoiselle, qui si vous lui écriviez, je pourrois par là obtenir ma grace. . . . La Demoiselle fut d’abord frappée de la simplicité de ce moyen, & promit d’écrire. Elle se retira chez elle pleine du plus doux espoir : mais lorsqu’elle eut le papier devant elle, & la plume à la main, elle se rappella qu’elle n’avoit demandé, ni le nom, ni l’adresse de cette Blanchisseuse. Elle ne peut plus retourner à la prison, on ne lui ac-[392]cordera pas deux fois une grace qu’elle ne conçoit pas qu’on lui ait accordée, & cette pensée la desespere. Elle revient pourtant sur ses pas ; mais ce qu’elle a prévu, ne manque pas d’arriver. Le Geolier est inflexible, & plus elle prie, plus il croit devoir résister. Elle retourne dans sa chambre : elle conçoit bien qu’en faisant des questions, ou écrivant à Paris il ne seroit pas impossible de sçavoir le nom & la demeure de cette femme : mais le prisonnier lui a recommandé de prendre beaucoup de précaution, & de ne laisser soupçonner à personne le dessein qu’elle a de le sauver. Cette précaution l’effraie, & la fait trembler pour elle-même ; elle a d’ailleurs assez d’esprit pour espérer très-peu de la lettre qu’elle a promis d’écrire, & tout cela la rend incapable de risquer la moindre chose. Elle abandonne donc son projet pendant quelques momens, & elle [393] pense que c’est le parti le plus sage. Cependant cet homme a reçu sa parole ; elle étoit sincere, lorsqu’elle la lui donna ; il compte les momens, & son impatience est aussi juste que sa confiance. Il faudra donc qu’il meure en lui reprochant sa mort ; car il s’est flatté d’obtenir sa grace par elle, & l’espoir pour les malheureux est une sorte de certitude. Ces pensées la tourmentent, &, après lui avoir causé beaucoup de tristesse, lui donnent enfin beaucoup de courage. Elle se rappelle vingt histoires par lesquelles elle voit clairement que les causes fecondes, que le hazard ont une direction extraordinaire, une influence singuliere dans toutes les entreprises de la vie, & elle se détermine à écrire ; mais à qui écrire ? à Madame de Maintenon elle-même : elle n’imagine rien de mieux. De sorte que le dessus de sa lettre étoit con-[394]çu en ces termes : A Madame de Maintenon, pour remettre, s’il lui plaît, à sa Blanchisseuse. D’abord l’ingénuité seule qui lui fournit & lui fit adopter cette idée, plus plaisante que folle ; elle sentit ensuite que sa raison la protégoit contre le préjugé & la timidité. Le hazard qui avoit fait réussir mille fois des moyens extraordinaires contribueroit peut-être à justifier celui-ci. Le moins qui pouvoit en arriver, c’étoit que ceux qui verroient le dessus de la lettre la portassent directement à la Blanchisseuse, pensant qu’elle étoit écrite pas quelque rustre qui n’en sçavoit pas davantage : mais s’il venoit à arriver qu’on entretînt Madame de Maintenon de cette adresse singuliere, & que pour s’en amuser un moment, elle voulût lire la lettre, il étoit alors très-possible qu’elle fût touchée de ce qu’elle renfermoit. Ce fut en effet ce qui [395] arriva, ou du moins, il faut le supposer ; car huit jours après les Juges de Vernon eurent ordre d’élargir le prisonnier. Son crime fut regardé à la Cour comme premier mouvement, & il n’étoit en effet que cela ; & toute la peine qu’on lui fit subir fut la sortie du Royaume. ◀Relato general

Metatextualidad► Ce fait est vrai ; j’en ai toutes les preuves que le Pyrrhonien le plus décidé pourroit exiger, & je le garantis tel. Je l’offre, comme une excellente leçon à ceux que la paresse & la pusillanimité retiennent dans une inaction habituelle, au mépris de ce qu’ils doivent à leurs enfants, à leurs amis & à la société. Cet exemple doit en rappeller mille autres, dont on a entendu parler dans le monde, & de la réunion desquels il doit se former une sorte de sécurité, une confiance, une émulation, du moins, capables d’animer l’esprit le plus timide ou le [396] plus paresseux, si le sentiment ne manque pas tout-à-fait. Je l’ai dit, & je le répete en d’autres termes, au risque de trouver des Juges aussi séveres que je puis le paroître moi-même en ce moment. L’inaction, la pusillanimité sont un mal, & peuvent passer pour un vice dans bien des gens. Ceux qui ont été à portée de voir des exemples pareils à celui que je viens de rapporter, & n’ont pas discontinué de peser, d’examiner, de raisonner géométriquement, au lieu d’agir, & d’exécuter les plus momentanés que la fortune venoit leur offrir, sont des hommes inutiles sur la terre, & la société peut leur reprocher, à bien des égards, l’espace plus ou moins grand qu’ils y occupent. Le bien qu’ils n’ont pas fait dépose plus contre eux, que n’auroit pu faire le mal qu’ils auroient fait peut-être, en voulant faire le bien. ◀Metatextualidad ◀Relato general ◀Nivel 2 ◀Nivel 1