Le Nouveau Spectateur (Bastide): XX. Discours
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Discours XX.
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Allgemeine Erzählung
On parla beaucoup hier au soir,
dans une maison où je soupois, d’un homme qui est né avec de
l’esprit, de l’intelligence, de la solidité, & qui,
malgré cela, a vécu jusqu’à présent sans faire un pas vers
la fortune, quoiqu’il ne soit nullement indifférent aux
douceurs de l’ambition. Il doute toujours des moyens qu’il
imagine, & encore plus de ceux qu’on lui propose : il ne
croit point aux causes secondes, il ne voit dans aucun
projet que la difficulté qui peut le faire échouer, &
vous lui démontreriez par la réunion de toutes les
probabilités, qu’il doit espérer de réussir, qu’il n’en
deviendroit pas plus entreprenant. Cependant cet homme a de
l’esprit, & ne doit pas ignorer que mille
fortunes ont été l’ouvrage du hazard. Mais il a une ame
froide, une imagination précisément nulle ; & pour être
capable de faire certaines tentatives heureuses, il faut
être capable de s’affecter jusqu’au transport, & de se
faire habituellement illusion à force d’imaginer & de
sentir. Il y a bien des hommes de la trempe de celui-là ; ce
sont, pour ainsi dire, des êtres sans mouvement, & voués
par eux-mêmes à l’inutilité ; car quel services peut-on
rendre à la société quand on est incapable de rien donner au
hazard, & de se résoudre à faire un pas qu’il n’ait son
succès assuré ? Comme c’est ici un mal moral, & que ce
mal a une cause qui n’est nullement surnaturelle, je dois,
ce me semble, y apporter le remede que la philosophie
suggere, qui est de faire sentir par des faits, la possibilite & l’avantage de s’en guérir. Ces
faits se présentent à mon esprit en très-grande abondance,
& je n’aurai que l’embarras de choisir.
Metatextualität
Une Dame d’un rang distingué,
m’a raconté l’aventure qui suit, arrivée à elle-même ;
& m’a donné de son authenticité toutes les preuves
que j’ai dû en exiger avant que de la rendre publique.
Allgemeine Erzählung
Cette Dame étant fille, &
vivant à Vernon en Normandie, y apprenoit à danser,
comme toutes les autres Demoiselles, du seul maître
qu’il y eût dans la ville. Ce maître étoit un tapageur,
mais sans méchanceté déterminée ; & jamais il
n’avoit rien fait qui eût dû armer la justice contre
lui. Un jour pourtant la fortune se lassa de la retenir
sur le bord d’un penchant, qui tôt ou tard entraîne ceux
qui n’ont pas songé à le combattre de bonne heure. Il
avoit trop dîné apparemment, & se
promenant sur la place, il vit passer un jeune Colonel,
dont le cheval difficile & ombrageux fit beaucoup de
sauts & d’écarts pour passer devant la fontaine. Le
Maître à danser s’approcha de lui, & lui fit des
plaisanteries, le jeune homme s’en offensa, & lui
dit une injure ; ce premier, qui étoit dans la
fermentation du vin, répondit par un coup de canne, qui
malheureusement porta à la temple, & le jeune homme
tomba mort sur la place. Le meurtrier fut bientôt arrêté
& traîné au cachot. Il y étoit depuis quelques
jours, & il alloit être condamné à être pendu,
lorsque la Dame dont je viens de parler, entendant
prononcer son arrêt par le public, & se rappellant
qu’elle lui devoit deux mois de leçons, voulut lui
remettre cet argent avant qu’il fût exécuté. La
difficulté étoit de pouvoir pénétrer jusqu’à lui. Elle étoit heureusement logée chez le
Procureur du Roi, & cette considération empècha le
Geolier de lui refuser obstinément la porte. Elle
arrive, elle voit ce malheureux à travers la grille, par
où son tombeau reçoit quelque jour. Le Geolier
l’accompagne, & n’ayant rien à dire de particulier
au criminel, elle ne demande pas qu’on la laisse seule
avec lui. Il est pourtant nécessaire, pour la fortune de
ce malheureux, que ce qu’elle ne demande pas, arrive. La
providence y veille ; on appelle le Geolier, il oublie
son devoir, & quitte la Demoiselle. Celle-ci, malgré
son extrême jeunesse & sa simplicité, ne sent point
cette horreur secrette qu’inspirent les cachots &
les criminels ; elle n’est point effrayée, & laisse
partir le Geolier. Dès que le prisonnier la voit seule,
il lui parle. Eh bien, Mademoiselle, voilà
votre Maître, que vous aimiez ; voilà celui qui vous
forma à plaire ; vous ne le reverrez plus, & un
infame bourreau va terminer ses jours. Ces mots
toucherent beaucoup la Demoiselle, & elle lui
demanda s’il n’avoit plus d’espoir ? Non, Mademoiselle,
je n’en ai plus, & je n’en eus jamais, car tout le
monde m’a abandonné ici, & je n’ai pu ni parler, ni
écrire à personne. Je ne mérite pourtant pas la mort :
le meurtre que je vais expier ne partit pas de mon
cœur ; je suis persuadé qu’on ne se le dissimule pas :
mais le jeune homme que j’ai tué a des parens
illustres ; d’un autre côté, je ne suis rien, je n’ai
personne qui me défende, & les petits sont aisément
sacrifiés au ressentiment des grands. La pitié de la
Demoiselle redoubloit, & elle m’a avoué qu’en ce
moment elle se seroit exposée à tout pour le sauver. Le prisonnier s’en apperçut, & la nature
pressée lui suscita un dessein hardi, mais heureux ; je
vous vois touchée de mon état, reprit-il, c’est Dieu qui
met cette pitie dans votre cœur ; c’est lui aussi qui
m’inspire une pensée que je vais vous communiquer. J’ai
une tante, qui est Blanchisseuse de Madame de
Maintenon ; cette tante m’aima toujours, & Madame de
Maintenon est bonne. Je m’imagine, Mademoiselle, qui si
vous lui écriviez, je pourrois par là obtenir ma
grace. . . . La Demoiselle fut d’abord frappée de la
simplicité de ce moyen, & promit d’écrire. Elle se
retira chez elle pleine du plus doux espoir : mais
lorsqu’elle eut le papier devant elle, & la plume à
la main, elle se rappella qu’elle n’avoit demandé, ni le
nom, ni l’adresse de cette Blanchisseuse. Elle ne peut
plus retourner à la prison, on ne lui accordera pas deux fois une grace qu’elle ne conçoit pas
qu’on lui ait accordée, & cette pensée la desespere.
Elle revient pourtant sur ses pas ; mais ce qu’elle a
prévu, ne manque pas d’arriver. Le Geolier est
inflexible, & plus elle prie, plus il croit devoir
résister. Elle retourne dans sa chambre : elle conçoit
bien qu’en faisant des questions, ou écrivant à Paris il
ne seroit pas impossible de sçavoir le nom & la
demeure de cette femme : mais le prisonnier lui a
recommandé de prendre beaucoup de précaution, & de
ne laisser soupçonner à personne le dessein qu’elle a de
le sauver. Cette précaution l’effraie, & la fait
trembler pour elle-même ; elle a d’ailleurs assez
d’esprit pour espérer très-peu de la lettre qu’elle a
promis d’écrire, & tout cela la rend incapable de
risquer la moindre chose. Elle abandonne donc son
projet pendant quelques momens, & elle pense que c’est le parti le plus sage. Cependant cet
homme a reçu sa parole ; elle étoit sincere, lorsqu’elle
la lui donna ; il compte les momens, & son
impatience est aussi juste que sa confiance. Il faudra
donc qu’il meure en lui reprochant sa mort ; car il
s’est flatté d’obtenir sa grace par elle, & l’espoir
pour les malheureux est une sorte de certitude. Ces
pensées la tourmentent, &, après lui avoir causé
beaucoup de tristesse, lui donnent enfin beaucoup de
courage. Elle se rappelle vingt histoires par lesquelles
elle voit clairement que les causes fecondes, que le
hazard ont une direction extraordinaire, une influence
singuliere dans toutes les entreprises de la vie, &
elle se détermine à écrire ; mais à qui écrire ? à
Madame de Maintenon elle-même : elle n’imagine rien de
mieux. De sorte que le dessus de sa lettre étoit conçu en ces termes : A Madame de Maintenon,
pour remettre, s’il lui plaît, à sa Blanchisseuse.
D’abord l’ingénuité seule qui lui fournit & lui fit
adopter cette idée, plus plaisante que folle ; elle
sentit ensuite que sa raison la protégoit contre le
préjugé & la timidité. Le hazard qui avoit fait
réussir mille fois des moyens extraordinaires
contribueroit peut-être à justifier celui-ci. Le moins
qui pouvoit en arriver, c’étoit que ceux qui verroient
le dessus de la lettre la portassent directement à la
Blanchisseuse, pensant qu’elle étoit écrite pas quelque
rustre qui n’en sçavoit pas davantage : mais s’il venoit
à arriver qu’on entretînt Madame de Maintenon de cette
adresse singuliere, & que pour s’en amuser un
moment, elle voulût lire la lettre, il étoit alors
très-possible qu’elle fût touchée de ce qu’elle
renfermoit. Ce fut en effet ce qui arriva,
ou du moins, il faut le supposer ; car huit jours après
les Juges de Vernon eurent ordre d’élargir le
prisonnier. Son crime fut regardé à la Cour comme
premier mouvement, & il n’étoit en effet que cela ;
& toute la peine qu’on lui fit subir fut la sortie
du Royaume.
Metatextualität
Ce fait est vrai ; j’en ai
toutes les preuves que le Pyrrhonien le plus décidé
pourroit exiger, & je le garantis tel. Je l’offre,
comme une excellente leçon à ceux que la paresse &
la pusillanimité retiennent dans une inaction
habituelle, au mépris de ce qu’ils doivent à leurs
enfants, à leurs amis & à la société. Cet exemple
doit en rappeller mille autres, dont on a entendu parler
dans le monde, & de la réunion desquels il doit se
former une sorte de sécurité, une confiance, une
émulation, du moins, capables d’animer l’esprit le plus
timide ou le plus paresseux, si le
sentiment ne manque pas tout-à-fait. Je l’ai dit, &
je le répete en d’autres termes, au risque de trouver
des Juges aussi séveres que je puis le paroître moi-même
en ce moment. L’inaction, la pusillanimité sont un mal,
& peuvent passer pour un vice dans bien des gens.
Ceux qui ont été à portée de voir des exemples pareils à
celui que je viens de rapporter, & n’ont pas
discontinué de peser, d’examiner, de raisonner
géométriquement, au lieu d’agir, & d’exécuter les
plus momentanés que la fortune venoit leur offrir, sont
des hommes inutiles sur la terre, & la société peut
leur reprocher, à bien des égards, l’espace plus ou
moins grand qu’ils y occupent. Le bien qu’ils n’ont pas
fait dépose plus contre eux, que n’auroit pu faire le
mal qu’ils auroient fait peut-être, en voulant faire le
bien.