Le Nouveau Spectateur (Bastide): XIX. Discours
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Niveau 1
Discours XIX.
Niveau 2
Qu’il est doux de céder à un penchant
innocent & raisonnable ! Qu’il est triste d’être obligé de
résister à ce même penchant ! Il faut être vertueux pour
connoître ces deux situations : mais si l’on n’est que vertueux,
on succombera à la derniere ; on n’aura pas la force d’opposer
constamment à ce qu’elle peut coûter, tout ce que le devoir
exige. Au moment où j’écris ceci, il y a un jeune homme qui en
éprouve la vérité, & qui souffre d’autant plus, que, malgré
la grandeur de son courage, la noblesse de son ame, & la
force de ses résolutions, il est encore incapable de ne pas
balancer entre son devoir & son penchant.
« C’est donc là, lui dis-je, le
nom que mérite un homme qui a sçu résister à l’amour le plus
tendre & le plus pur ? Il n’y a point de nom au dessus de
celui de héros ; mais il y a une vénération profonde, un
enchantement intérieur, une immortalité, & tout cela vous
attend, si vous avez la force de vous arracher des genoux
d’Adélaïde. »
Metatextualité
Voici sa situation.
Hétéroportrait
Il est fils d’un Magistrat, que
ses hautes vertus ont rendu immortel. Son
pere vient d’éprouver un chagrin violent, qui, dans un âge
très-avancé, va le rendre incapable d’exercer ses augustes
fonctions avec la supériorité de génie &
l’infatigabilité qui l’ont distingué jusqu’à présent. Il
fera cependant les efforts nécessaires de la fortune,
jusqu’à ce que son fils ait pu devenir assez sçavant dans
les loix, pour pouvoir lui succéder avec l’honneur que son
grand nom exige. Mais il faut que ce temps ne soit pas
long ; le fils l’a senti. Il est né avec beaucoup d’esprit
& d’intelligence, il a juré à son pere de ne pas perdre
un instant, de ne s’occuper que de cette étude sacrée, &
il sent de plus que sa gloire l’exige. Il étoit sincere,
lorsqu’il fit le serment ; il est aisé de le croire en
lisant une lettre qu’il m’écrit à ce sujet ; j’ai cette
lettre sous les yeux en ce moment, & elle
pénetre mon cœur des sentimens les plus tristes. « J’ai
promis à mon pere, me dit-il, de ne m’occuper que de
l’honneur qu’il veut me faire ; il a compté sur ma parole,
il attache toute sa consolation à ma fidélité, je lui ai
juré qu’il retrouveroit le bonheur par moi : lui dirai-je
maintenant : Je ne veux plus que vous soyez heureux ; je
foule aux pieds vos espérances & mes sermens ; je ne
suis plus votre fils !. . . . Quel Arrêt à prononcer au plus
respectable des peres ! » Il faut espérer que sa répugnance
& sa terreur le sauveront des remords qui semblent déjà
le déchirer. Attendons tout de la beauté de son ame ; mais
pourquoi cette ame a-t’elle changé ? Pourquoi n’est-elle
plus touchée des charmes de la gloire ? Pourquoi le bonheur
de consoler un pere ne la flatte-t’il plus ?
Pourquoi ?. . O amour, que ton pouvoir est cruel &
redoutable ! Ce Dieu n’avoit jamais pu s’asservir une ame
rebelle ; il la forgé des traits exprès, & cette ame a
senti des feux dévorans. L’objet qu’il a choisi pour assurer
sa vengeance, est digne de cet honneur fatal ; le jeune
homme m’en parle avec un respect où je reconnois la vérité,
malgré la passion. « Long-temps, dit-il, errant dans le
monde, ne trouvant rien qui me touchât, je vécus sans
connoître l’amour ; ces plaisirs mêmes qui semblent voltiger
partout, que la jeunesse adore, qui naissent sous ses pas ;
ces plaisirs me furent étrangers, & semblerent respecter
une ame qui ne vouloit point se laisser amollir. Je vis
Adélaïde. L’Amour lui avoit confié le trait qu’il lance
quand il veut charmer un cœur. Ce trait étoit dans ses yeux,
& il eût suffi pour m’enflammer. Mais
ma défaite ne devoit pas dépendre d’un moment ; la raison
& la gloire rendoient mon consentement difficile, &
l’amour n’est point vainqueur tant que l’amant se souvient
qu’il doit combattre. Ce Dieu avoit prévu que je
résisterois ; aussi avoit-il mis dans Adélaïde tout ce que
la raison même est obligée d’applaudir dans une femme
aimable. » Pourquoi un attachement si tendre pour cet objet si
charmant peut-il être dangereux ? Adélaïde est-elle née d’un
sang obscur ; est-elle incapable de sa laisser toucher, ou
a-t’elle fait un choix ? Rien de tout cela n’est arrivé, ni
n’est à craindre ; Adélaïde est faite pour la tendresse,
elle en est déjà remplie pour l’amant qu’elle a
enflammé, & elle est née de parens illustres, comme
lui ; mais ces parens ont déja choisi pour elle, ils ont
consulté les motifs humains, & la nature barbare les fit
incapables d’en consulter d’autres. Toutes les tentatives
qu’on a pu faire, ont été inutiles ; ils ne se dédiront pas,
& le jeune homme est condamné à d’éternels tourmens.
Mais ces tourmens affreux ne constituent pas tout son
malheur : heureux du moins, s’il pouvoit s’y livrer sans
honte ! L’amour a le secret de faire chérir ses peines,
& un amant bien vertueux & bien tendre, peut s’en
faire des plaisirs quand tous les autres plaisirs lui
manquent : mais cette consolation même lui est interdite. Il
doit tout son temps, toute son application à l’étude des
loix, & à la sécurité se son pere, & l’un sçait que
l’amant tourmenté ne peut plus penser qu’à ses tourmens. Il l’éprouve, & en est déjà convaincu. Les
livres lui sont devenus odieux, le repos lui est devenu
impossible, & le mal ne fait qu’augmenter tous les
jours. Il lui reste du moins de l’honneur & du courage ;
il est prêt à les employer, à éviter Adélaïde, & il y
sera résolu, dès qu’un homme droit & sensé lui en aura
donné le conseil. Il me fait l’honneur de s’adresser à moi
pour cela, & tout pénétré que je suis de la violence de
son mal, je n’ai pas cru devoir lui en adoucir le remede. Ma
réponse est telle que peuvent l’imaginer ceux qui
connoissent le devoir. Je la crois surtout remarquable par
deux traits d’histoire que j’ai eu le bonheur de me
rappeller, dont l’un est capable d’enflammer, pour ainsi
dire, la raison du jeune homme par la grandeur de sentimens
qui s’y manifeste ; & l’autre très propre à mettre son amour-propre dans les intérêts de sa raison,
par la ressemblance qu’il établira, s’il résiste, entre lui
& un héros de l’antiquité, qui résista dans une occasion
à peu près pareille. « Cyrus, lui dis-je, qu’il suffit de
nommer pour peindre un grand homme, sur un jour exposé aux
attaques de la foiblesse. Un Courtisan voluptueux lui
peignit une femme charmante, & n’oublia aucun des traits
qui séduisent les sens. Il lui proposa de le mener chez
elle, & lui dit que sa société délicieuse seroit un
délassement pour lui, lorsque ses grandes affaires lui
laisseroient quelque loisir. Le portrait étoit divin, &
Cyrus dut être tenté, mais il ne le fut pas, ou s’il le fut,
sa réponse en est plus belle. » Si je m’y laisse conduire
par vous, lui dit-il, pendant que j’ai quelques momens de
loisir, la beauté de cette femme pourroit bien
m’y conduire dans la suite, quand les soins que je dois à
mes Etats, demanderont toute mon attention. Le second trait
n’est pas inférieur au premier. « Un Général de Sparte ayant
fait une Princesse prisonniere, & le sort de toute cette
guerre dépendant de ce grand événement, le Général se promit
de voir la Princesse, sans émotion, toute belle qu’elle
étoit, & il se tint parole. Il la vit avec une fermeté
extraordinaire, & sans outrager sa beauté, n’accorda
rien à ses charmes. Un Anglois a saisi cette situation dans
la Tragédie intitulée Cléomene. Les gens d’honneur, les
braves gens vanterent beaucoup le génie de l’Auteur dans
cette scene difficile & heureuse ; mais les
Petits-Maîtres, les gens qui n’ont nulle idée de l’honneur
& du vrai courage, quoiqu’ils se battent,
en firent d’ameres plaisanteries. Un entr’autres attaqua
personnellement Dryden, & lui dit en persifflant, que
quand il étoit tête-à-tête avec une femme, il sçavoit mieux
employer son temps. « Cela se peut, répondit froidement le
Poete, mais aussi vous me permettrez de vous dire que vous
n’êtes pas un héros.
Metatextualité
Le portrait ne
finit point là, mais ce que je viens d’en montrer,
suffit pour donner l’idée de la femme la plus accomplie.
Metatextualité
Je finis ma lettre par la
conclusion qui suit.