XVII. Discours Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Lilith Burger Editor Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Sabine Sperr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 09.05.2016 o:mws.3454 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome II. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche 1758, 353-360, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 3 017 1758 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Familie Famiglia Family Familia Famille France Marseille Marseille 5.38107,43.29695 Malta 14.43333,35.91667 France Paris Paris 2.3488,48.85341 France 2.0,46.0

Discours XVII.

Fervidus tecum puer, & solutisGratiae zonis properentque Nimphae,Et parum comis, sine te, juventas,Mercuriusque.

Hor. L. 1, Od. XXX, 5, &c.

Que le solâtre Amour soit à côté de vous, que les Graces y paroissent dans leur air négligé ; que les Nymphes & Mercure s’empressent à grossir ce brillant cortége ; enfin que la jeunesse vous y accompagne avec cet agrément & cette politesse que vous seule pouvez lui inspirer.

C’est le vœu qu’il faut former pour l’homme aimable & généreux qui donne lieu au récit qu’on va lire.

M. le Comte de S * *, simple garde de L’Etendard à Marseille, joua, il y a près de vingt ans, au jeu qu’on appelle le quinze, avec un de ses amis, jeune homme comme lui & du même âge. Ils avoient tous deux quinze ans, & tous deux un demi-louis dans la poche. Le Comte fut malheureux, & perdit d’abord son comptant. Il joua sur sa parole. Son malheur continua, & il perdit jusqu’à vingt-cinq louis. Son ami, qui ne comptoit pas être jamais payé de cette somme, & qui même alors, par une délicatesse d’ami, n’eût pas voulu l’être, lui offrit de jouer le tout en une partie de piquet : le Comte refusa, & dit qu’il falloit discontinuer le jeu. En disant cela, il tira sa montre, & détacha ses boucles, qui étoient de pierres montées. Il me seroit impossible de te donner vingt-cinq louis en argent, dit-il à son ami ; il faut que tu te contentes de ce que j’ai. La montre a coûté douze louis, & les boucles cinq ; il n’y a que huit jours que ma belle-sœur m’en a fait présent, comme tu sçais, en attendant le reste de la somme. L’ami regardoit ces bijoux, & il m’a avoué que leur éclat le séduisit un moment, mais considérant bientôt que c’étoit son ami qui se dépouilloit : Te moques-tu de moi, lui répondit-il ? est-ce que tu me prends pour un brelandier ? . . . Non, je ne prétends point te fâcher, répondit le Comte ; je dois, je paye, & si tu es mon ami, tu ne dois pas t’y opposer. Nous n’avons pas joué comme des enfans, & si j’avois gagné, j’aurois pris tes effets. . . . Le débat fut un peu long, & finit par être vif. Le Comte voyant que son ami ne se rendoit pas, voulut jetter la montre & les boucles par la fenêtre : il fut impossible de lui faire entendre raison, & il fallut en fin de céder à son obstination. Quelques temps après les deux amis furent séparés ; l’un partit pour Malte, sur les Galeres, l’autre fut envoyé à Paris par ses parens ; & il ne se sont jamais revus. Près de vingt années se sont écoulées depuis cette aventure, & trente encore auroient suivi, sans que mon ami se fût jamais rappellé qu’il restoit une partie de la dette à payer. Il reçut il y a quelque temps une lettre de Provence, écrite en ces termes. « Vous souvenez-vous d’avoir joué au quinze contre M. le Comte de S * *, il y a une vingtaine d’années ? Et si vous vous en souvenez, vous rappelleriez-vous aussi aisément de quelle somme il vous resta débiteur. Lorsque vous eûtes réglé vos comptes ensemble ? Il sçait que vous êtes à Paris, & me tourmente depuis plusieurs jours pour avoir votre adresse. Il veut absolument s’acquitter, & est sur cela d’une importunité qui passe l’enfantillage. Faites quelque effort pour le tranquilliser. Je vous invite moi-même, par égard pour ses sentimens extraordinaires, à ne pas désavouer la dette, si en effet vous vous la rappellez. Adieu. »

Mon ami resta pétrifié après avoir lu cette lettre. Il m’a dit que s’il n’avoit été qu’à vingt lieues du Comte, il seroit parti en poste pour s’aller mettre à ses genoux. En effet, celui qui fait une pareille action est adorable. C’est la premiere fois, sans doute, qu’on se soit avisé de regarder une dette de jeu, contractée dans l’enfance, comme un engagement sacré, surtout après s’être dépouillé pour en remplir une partie. Il sentit qu’un combat de générosité seroit une sorte de dureté & d’ingratitude. Il ne crai-gnit pas non plus que ses sincérité fût mal expliquée ; il étoit sûr de mériter l’estime, en comblant celle qu’on venoit de lui inspirer. L’argent qui lui étoit encore dû se montroit à sept louis. Ce fut au Comte, lui-même, qu’il écrivit, & voici en quels termes sa lettre étoit conçue ; mon ami en a gardé la minute ; & m’a permis d’en prendre copie. « Je fus généreux, quand vous voulûtes vous acquitter ; il m’en coûta le sacrifice de mes principes, & de mon attachement pour vous. Quoique j’eusse obéi, ma complaisance se changea en remords, je fus tourmenté pendant long-temps, & je ne pus retrouver quelque tranquillité, que lorsque j’eus vendu vos effets pour en soulager la misere d’un malheureux. Vous exigez une nouvelle violence ? Elle aura la même fin ; le jour que je recevrai l’argent que votre impatience m’annonce, il sera distribué à de nouveaux affligés. Après ce préambule, que votre persécution m’arrache, j’ose convenir que vous m’êtes encore débiteur de sept louis. Vous pouvez les envoyer, je les recevrai, &c.

Quinze jours après il reçut une lettre de Change, & l’argent fut distribué comme il l’avoit résolu. . . . . Quel procédé de part & d’autre ! Quel trait dans la vie de deux amis !

Avis de l’Auteur.

Il a été trouvé avant-hier au soir dans la vouer de l’Hôtel de * *, un porte-feuille dans lequel il y a plusieurs lettres écrites à un homme de qualité par une femme qui, suivant ce que j’en ai pu deviner, a une charge après d’une grande princesse. Ces lettres sont numérotées. La premier com-mence ainsi. J’apprends avec plaisir, Monsieur, que vous avez quitté les climats froids. Votre constance à mépriser la santé pour la gloire me faisoit fremir tous les jours. Il est un terme où l’ambition & la valeur doivent s’arrêter. Vous serez très-bien, & je vous conseille en mon particulier de garder le coin de votre feu aussi long-temps que les Médecins paroîtront le souhaiter ; l’hiver, qui fait tout périr, ne respecte pas les héros blessés. J’ai appris vos succès, & m’y suis intéressée ; je me les faisois raconter, & je sentois, en m’entretenant de vous, que le parti que j’ai pris, ne m’a pas rendue barbare, &c.

Ce porte-feuille m’a été apporté ce matin, & c’est ma qualité de Spectateur qui m’a procuré cette marque de confiance. Je le restituerai à la premiere demande qu’on me fera, pourvu que l’on ait la bonté de me donner des preuves certaines du droit que l’on peut.

Discours XVII. Fervidus tecum puer, & solutisGratiae zonis properentque Nimphae,Et parum comis, sine te, juventas,Mercuriusque. Hor. L. 1, Od. XXX, 5, &c. Que le solâtre Amour soit à côté de vous, que les Graces y paroissent dans leur air négligé ; que les Nymphes & Mercure s’empressent à grossir ce brillant cortége ; enfin que la jeunesse vous y accompagne avec cet agrément & cette politesse que vous seule pouvez lui inspirer. C’est le vœu qu’il faut former pour l’homme aimable & généreux qui donne lieu au récit qu’on va lire. M. le Comte de S * *, simple garde de L’Etendard à Marseille, joua, il y a près de vingt ans, au jeu qu’on appelle le quinze, avec un de ses amis, jeune homme comme lui & du même âge. Ils avoient tous deux quinze ans, & tous deux un demi-louis dans la poche. Le Comte fut malheureux, & perdit d’abord son comptant. Il joua sur sa parole. Son malheur continua, & il perdit jusqu’à vingt-cinq louis. Son ami, qui ne comptoit pas être jamais payé de cette somme, & qui même alors, par une délicatesse d’ami, n’eût pas voulu l’être, lui offrit de jouer le tout en une partie de piquet : le Comte refusa, & dit qu’il falloit discontinuer le jeu. En disant cela, il tira sa montre, & détacha ses boucles, qui étoient de pierres montées. Il me seroit impossible de te donner vingt-cinq louis en argent, dit-il à son ami ; il faut que tu te contentes de ce que j’ai. La montre a coûté douze louis, & les boucles cinq ; il n’y a que huit jours que ma belle-sœur m’en a fait présent, comme tu sçais, en attendant le reste de la somme. L’ami regardoit ces bijoux, & il m’a avoué que leur éclat le séduisit un moment, mais considérant bientôt que c’étoit son ami qui se dépouilloit : Te moques-tu de moi, lui répondit-il ? est-ce que tu me prends pour un brelandier ? . . . Non, je ne prétends point te fâcher, répondit le Comte ; je dois, je paye, & si tu es mon ami, tu ne dois pas t’y opposer. Nous n’avons pas joué comme des enfans, & si j’avois gagné, j’aurois pris tes effets. . . . Le débat fut un peu long, & finit par être vif. Le Comte voyant que son ami ne se rendoit pas, voulut jetter la montre & les boucles par la fenêtre : il fut impossible de lui faire entendre raison, & il fallut en fin de céder à son obstination. Quelques temps après les deux amis furent séparés ; l’un partit pour Malte, sur les Galeres, l’autre fut envoyé à Paris par ses parens ; & il ne se sont jamais revus. Près de vingt années se sont écoulées depuis cette aventure, & trente encore auroient suivi, sans que mon ami se fût jamais rappellé qu’il restoit une partie de la dette à payer. Il reçut il y a quelque temps une lettre de Provence, écrite en ces termes. « Vous souvenez-vous d’avoir joué au quinze contre M. le Comte de S * *, il y a une vingtaine d’années ? Et si vous vous en souvenez, vous rappelleriez-vous aussi aisément de quelle somme il vous resta débiteur. Lorsque vous eûtes réglé vos comptes ensemble ? Il sçait que vous êtes à Paris, & me tourmente depuis plusieurs jours pour avoir votre adresse. Il veut absolument s’acquitter, & est sur cela d’une importunité qui passe l’enfantillage. Faites quelque effort pour le tranquilliser. Je vous invite moi-même, par égard pour ses sentimens extraordinaires, à ne pas désavouer la dette, si en effet vous vous la rappellez. Adieu. » Mon ami resta pétrifié après avoir lu cette lettre. Il m’a dit que s’il n’avoit été qu’à vingt lieues du Comte, il seroit parti en poste pour s’aller mettre à ses genoux. En effet, celui qui fait une pareille action est adorable. C’est la premiere fois, sans doute, qu’on se soit avisé de regarder une dette de jeu, contractée dans l’enfance, comme un engagement sacré, surtout après s’être dépouillé pour en remplir une partie. Il sentit qu’un combat de générosité seroit une sorte de dureté & d’ingratitude. Il ne crai-gnit pas non plus que ses sincérité fût mal expliquée ; il étoit sûr de mériter l’estime, en comblant celle qu’on venoit de lui inspirer. L’argent qui lui étoit encore dû se montroit à sept louis. Ce fut au Comte, lui-même, qu’il écrivit, & voici en quels termes sa lettre étoit conçue ; mon ami en a gardé la minute ; & m’a permis d’en prendre copie. « Je fus généreux, quand vous voulûtes vous acquitter ; il m’en coûta le sacrifice de mes principes, & de mon attachement pour vous. Quoique j’eusse obéi, ma complaisance se changea en remords, je fus tourmenté pendant long-temps, & je ne pus retrouver quelque tranquillité, que lorsque j’eus vendu vos effets pour en soulager la misere d’un malheureux. Vous exigez une nouvelle violence ? Elle aura la même fin ; le jour que je recevrai l’argent que votre impatience m’annonce, il sera distribué à de nouveaux affligés. Après ce préambule, que votre persécution m’arrache, j’ose convenir que vous m’êtes encore débiteur de sept louis. Vous pouvez les envoyer, je les recevrai, &c. Quinze jours après il reçut une lettre de Change, & l’argent fut distribué comme il l’avoit résolu. . . . . Quel procédé de part & d’autre ! Quel trait dans la vie de deux amis ! Avis de l’Auteur. Il a été trouvé avant-hier au soir dans la vouer de l’Hôtel de * *, un porte-feuille dans lequel il y a plusieurs lettres écrites à un homme de qualité par une femme qui, suivant ce que j’en ai pu deviner, a une charge après d’une grande princesse. Ces lettres sont numérotées. La premier com-mence ainsi. J’apprends avec plaisir, Monsieur, que vous avez quitté les climats froids. Votre constance à mépriser la santé pour la gloire me faisoit fremir tous les jours. Il est un terme où l’ambition & la valeur doivent s’arrêter. Vous serez très-bien, & je vous conseille en mon particulier de garder le coin de votre feu aussi long-temps que les Médecins paroîtront le souhaiter ; l’hiver, qui fait tout périr, ne respecte pas les héros blessés. J’ai appris vos succès, & m’y suis intéressée ; je me les faisois raconter, & je sentois, en m’entretenant de vous, que le parti que j’ai pris, ne m’a pas rendue barbare, &c. Ce porte-feuille m’a été apporté ce matin, & c’est ma qualité de Spectateur qui m’a procuré cette marque de confiance. Je le restituerai à la premiere demande qu’on me fera, pourvu que l’on ait la bonté de me donner des preuves certaines du droit que l’on peut.