Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "XV. Discours", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\015 (1758), S. 289-342, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2075 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours XVI. <sic>

Ebene 2► Je ne puis être partout ; & c’est un bonheur pour mes lecteurs & pour moi, que quelques personnes curieuses ou bien intentionnées, veuillent s’intéresser à l’avantage de mon livre, & me fassent part de leurs aventures. Combien de choses à saisir dans le monde ! les découvertes peuvent y être immenses pour celui qui voit bien. Il est vrai que l’homme qui a de bons yeux, n’y est pas aussi multiplié que les êtres ridicules ; mais si plusieurs spectateurs s’avisent de regarder de leur côté, cette sorte de disette sera bien réparée, & alors je ne doute pas que mon livre ne reçoive, à la longue, cette sorte de perfection que j’ai espéré qu’il auroit un jour, & sans l’espoir de laquelle je [290] rougirois d’avoir mis la curiosité du public à contribution.

On a pu s’apercevoir déjà que je faisois ce qui dépendoit de moi pour arriver à un mieux ; mais il faut convenir que les commencemens d’une entreprise littéraire, sont bien difficiles. On a son sentiment, son goût ; & souvent il n’est pas le bon. Si d’un côté l’on doit craindre de se tromper, de l’autre on doit compter sur les secours de la critique, & on s’embarque dans l’espoir de rencontrer bientôt une boussole ; mais cet espoir est aussi faux que flatteur. Il n’y a point de lumiere positive dans le monde, c’est-à-dire, il n’y a point d’avis qui puisse éclairer absolument ; chacun a son avis, & le moins fondé n’est pas toujours celui qui impose le moins : il y a des opinions fausses qui doivent paroître vraies par une suite de l’incertitude naturelle de notre esprit ; [291] & pour peu que la timidité appuie en nous l’impression qu’y produit le faux éclair du paradoxe, nous sommes bientôt éblouis, & vaincus. Je pourrois produire mille preuves de la vérité de ce que je dis là, je me bornerai à deux. Dans une maison où je fus invité à souper il y a quelques jours, on joua au jeu qu’on appelle le Secretaire. Tout le monde connoît ce jeu. On écrit sur ces cartes, le nom de toutes les personnes qui forment le cercle ; on prend ensuite ces cartes au hazard, dans un chapeau, & chacun écrit ce qu’il pense de la personne dont le nom est écrit sur la carte qui lui tombe en partage. Il y avoit dans ce cercle plusieurs personnes d’esprit, mais deux entr’autres que l’on peut citer à cause d’une certaine particularité que l’on remarque en elles. L’un pense toujours vrai, & ne veut pas qu’on en doute, mais s’explique [292] ordinairement avec une sorte de finesse qui répand sur ses discours une obscurité ingénieuse, & que l’on peut croire affectée ; l’autre s’exprime toujours clairement, mais ne pense pas toujours vrai ; on voit qu’il se trompe, on en est convaincu, mais on l’écoute avec plaisir pendant un quart d’heure, parce qu’il défend son opinion avec beaucoup d’esprit. Le nom de ce dernier tomba au premier dont je viens de parler, & celui-ci écrivit sur la carte : Toute dispute avec lui finira bientôt, lorsque l’on sera sensible aux charmes de l’esprit. Il n’y a certainement aucune équivoque dans cette phrase ; il est clair qu’on a voulu dire qu’étant séduisant par son esprit, celui qui disputera contre lui perdra bientôt l’ambition de l’emporter contre lui, à proportion qu’il pourra être vaincu par les charmes de l’esprit. Cela, dis-je, est clair & très-[293] clair, & il ne paroît pas possible qu’on puisse l’expliquer autrement. Cependant l’homme qui avoit fourni ce compliment flatteur, ne le trouva pas flatteur, & le soir à souper s’en plaignit comme d’une équivoque. L’écriture de celui qui l’avoit écrit, étoit connue, & il fut obligé de se justifier ; il le fit en peu de mots, mais ses discours ne suffirent pas pour dissuader le mécontent. Toute la société fut priée de juger la question, & les avis furent partagés : l’accusé alloit même céder, lorsque je pris la parole avec chaleur, pour prouver que le doute seul, dans cette occurrence, étoit une erreur, & que jamais ce qui avoit été écrit ne pouvoit être expliqué de deux manieres : je ramenai quelques esprits, mais les avis resterent pourtant partagés. Il ne faudroit que cet exemple pour prouver que l’homme du monde qui dit le mieux, ne peut [294] jamais être sur d’avoir bien dire.

Au même souper, une femme capable de sentir toute la justesse de l’esprit des autres, mais incapable de defendre la justesse du sien, lorsqu’elle est un peu vivement contrariée, chanta une espece de Romance, dont les paroles & la musique se trouvent dans les Mercures de 1756, & sont de moi. Elle aime beaucoup cette chanson, que personne dans cette maison ne connoissoit, & qu’elle avoit annoncée comme charmante, (ce sont ses termes, & l’on verra que ce n’est pas inutilement, ni par amour-propre que je les rapporte ici ;) & c’est peut-être cet engouement qui fut cause de ce qui arriva à ce sujet. Quoi qu’il en soit, voici la chanson. Je dirai ensuite le jugement qu’on en porta, ou du moins l’effet qu’elle produisit sur quelques esprits. [295]

Zitat/Motto► Vous vous plaignez de mes façons,

Aussi de ma tendresse,

Ni mes bouquets, ni mes chansons

N’ont rien qui ne vous blesse ;

Par mes transports trop amoureux,

Je vous mets en colere,

Tandis qu’on n’offense les Dieux

Qu’en ne les aimant guere.

Quand je vous vis, le mois passé,

A la fete au village,

Hélas ! je n’aurois pas pensé

Qu’aimer fût un outrage ;

Vos yeux demandoient de l’amour,

Qu’en vouloient-ils donc faire,

Puisqu’ils devoient au premier jour

Me dire le contraire ?

Ce n’est pas moi, qui vous déplais,

C’est mon amour sincere ;

Il vous faut des amans coquets,

Ennemis du mystère ;

Vous voulez plaire à tout chacun,

Afin qu’on le publie ;

Plusieurs amans prouvent mieux qu’un,

Combien l’on est jolie.  [296]

Je ne veux pas disconvenir

Qu’il ne soit doux de plaire,

Car ce seroit trop vous punir

Que d’etre trop severe ;

Mais qui veut plaire doit aimer,

C’est la loi de nature ;

Autrement le don de charmer

N’est plus qu’une imposture.

A la ville c’est une erreur

D’aimer quand on est belle ;

Au village c’est un honneur

D’être la plus fidelle ;

On n’y célebre la beauté

Que des tendres Bergeres ;

Celles qui ne l’ont pas été,

Y sont comme étrangeres.

Ainsi rien ne nous restera

D’une gloire inconstante ;

Toute la terre ignorera

Que vous fûtes charmante ;

Tandis que Lise & que Philis

Deviendront immortelles,

Pour avoir mieux connu le prix

De leurs amans fideles. ◀Zitat/Motto [297]

On applaudit en général à la chanson, mais le troisieme couplet fut critiqué par trois personnes. Elles trouverent qu’il y avoit de l’injure dans le reproche qui échappe au Berger, & que ce seroit même pousser trop loin la plainte vis-à-vis de la plus coquette des femmes, que de lui dire :

Zitat/Motto► Vous voulez plaire à tout chacun,

Afin qu’on le publie ;

Plusieurs amans prouvent mieux qu’un,

Combien l’on est jolie. ◀Zitat/Motto

C’est encore ici une de ces disputes qui prouvent que tout peut fournir deux avis, & qu’il n’y a point d’homme qui puisse s’assurer d’avoir pensé juste devant tout le monde. Il y même plus, c’est que cet homme, cet Auteur, sera en risque de perdre sa sécurité, ou de douter du moins s’il ne s’est pas trompé, s’il arrive qu’il soit critiqué par des gens qui [298] joignent l’esprit vif, à l’esprit persuadé, & qui sçachent lui imposer : il est certain qu’il sera très embarrasse à faire triompher son opinion, & peut-être très-incertain qu’elle doive triompher. La femme qui venoit de chanter, me le prouva manifestement. Elle aime cette chanson, & étoit convaincue que l’endroit qu’on en critiquoit étoit à l’abri de toute censure légitime ; cependant ses adversaires combattirent contre elle avec une avantage singulier, & elle auroit été certainement vaincue, peut-être persuadée, si je n’avois pris le parti de me mettre à sa place, & de me défendre moi-même. Je répondis qui le reproche que l’on condamnoit comme trop dur, n’étoit point dur du tout, parce que la dureté est dans le ton, & qu’ici il n’y avoit point de ton ; que toute coquette qui a agacé un amant, pour avoir un amant de [299] trompé lui reproche sa coquetterie, même un peu durement, pourvu que ce soit avec passion ; parce que cette sorte d’emportement n’est qu’un garant de plus de la passion qu’elle a inspirée, & de la preuve qu’elle a voulu avoir, en l’inspirant, de la supériorité de ces charmes, & de la magie de son art ; qu’enfin ce reproche ne seroit jamais un injure, quand même il réuniroit contre lui la dureté du ton & la dureté de l’expression, parce que c’étoit ici un amant très-amoureux, très-trompé, contre lequel on avoit employé toute la coquetterie des regards (la plus séduisante de toutes), pour le désespérer maintenant, le chasser par des regards tout contraires : il faut, dis-je, qu’un amant que l’on fait parler au désespoir, exprime précisément ce dont on sent qu’il doit être pénétré : or il est tout simple qu’une coquette [300] ne songeant jamais à plaire que pour avoir un amant de plus, trouve le reproche de son habitude & de son système dans la plainte de l’amant malheureux que son art a séduit, & qu’un caprice vient de désabuser ; la coquetterie, ajoutai-je, n’étant d’ailleurs ni un défaut, ni un vice dont les hommes ayent jamais exigé que les femmes rougissent, elle peut se reprocher hardiment. Je dis cela, & des trois personnes contre lesquelles je disputois, il y en eut une qui se rendit, mais les deux autres ne voulurent jamais se rendre : elles ne sont pourtant pas coquettes. Il n’entroit donc aucun intérêt de propriété dans leur dispute. Cela m’a prouvé qu’il n’en faut point pour entendre les choses tout de travers, & que les opinions sont infinies, comme les goûts, quoique pour les choses de l’esprit il n’y ait qu’un vrai.  [301]

Comment y auroit-il moins d’avis differens ? Il y a si peu de gens qui sçachent sentir. La diversite des opinions, dans le monde, vient de la disette des sentimens. Il y a même des esprits barbares & malheureux, qui ne voient les choses (de quelque nature qu’elles puissent être, actions, pensées, sentimens), que par le côté qui les dégrade. Ce malheur est surtout très-commun en province. Les talens, par exemple, n’y ont que leur réalité propre ; l’opinion publique a beau les annoncer, leur célébrité universelle n’y ajoute rien, ils sont toujours jugés par la raison, & jamais par les sens ; en général on n’y sçait pas sourire à l’agrément des choses ; l’aventure la plus plaisante, quelqu’ingénieusement qu’elle soit racontée, y trouvera à peine des oreilles assez patientes pour écouter jusques au bout, si elle n’est que plaisante ; [302] & si elle a deux côtés, le seul qui sera saisi, sera celui que la raison pourra condamner. Metatextualität► Voici, par exemple, une petite anecdote dont je fus témoin hier au soir, & qui est d’une nature à dérider les fronts les plus sérieux ; je suis persuadé que, si je la racontois en province, on me feroit beaucoup de raisonnemens pour me prouver qu’elle n’offre rien que de pitoyable & de faux. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Je passois devant la porte de la Comédie, & Madame la * * * de * * y arrivoit. Elle descendoit de son carrosse, & avoit déja les mains sur l’épaule des deux laquais qui s’étoient présentés à la portiere, lorsque l’un d’eux s’appercevant que le cocher avoit arrêté trop tôt, lui dit d’avancer. Le mouvement que fit la voiture, en fit faire un à la * * *, qui la rejetta dans le fonds du carrosse ; si elle fut tombée pardevant, elle étoit rouée. Je fis [303] même un cri en voyant son danger ; elle, au contraire, ne se déconcerta point, & dit à ses gens avec une sécurité unique : Ecoutez, voilà déja trois fois que cela arrive ; c’est pour vous que je le dis, mais réellement vous me ferez rouer. ◀Allgemeine Erzählung

Ce propos est très-plaisant, & cependant étonne, & fait naître une sorte d’admiration ; mais l’esprit froid, l’homme qui veut tout peser avant que de rien sentir, ne manquera pas de regarder cette femme intrépide, comme une petite maitresse qui joue l’esprit fort, ou qui veut affecter de n’avoir pas le sens commun ; & je ne présume rien ici qui ne soit très-vraisemblable ; car la vérité de ma présomption m’a déja été confirmée dans deux maisons où j’ai raconté cette aventure.

Mais je ne suis écarté de ce que je voulois dire en commençant ce [304] discours, & je m’apperçois qu’il est temps que j’y revienne. J’ai dit d’abord que quelques personnes avoient la complaisance de ma faire part de leurs découvertes, & de me fournir des matériaux. Cela m’engage à prier toutes celles qui peuvent me rendre le même service, de s’y laisser engager, ne fut-ce que par la considération de leur propre amusement ; car il est très agréable d’ecrire les choses dont on se sent frappé, & d’en entendre raisonner ensuite dans le monde.

Voici des portraits ingénieux qui m’ont été envoyés par un Anonyme, qui a certainement beaucoup d’esprit, & dont le présent est d’autant plus considérable, qu’on voit bien que ces portraits en méritent réellement le nom, & ne sont nullement factices.  [305]

Ebene 3► Brief/Leserbrief► MONSIEUR,

Accorderez-vous une place dans vos feuilles à quatre personnes que je prends la liberté des vous présenter, & qui sont réellement ici telles que la nature les fit ? Bien des gens croyent qu’il y a très-peu de caracteres : il faut leur prouver le contraire. Je souhaite que mon présent vous soit agréable ; je m’imagine qu’il vaut quelque chose par la vérité des objets qu’il renferme : trop souvent les portraits qu’on nous donne pour vrais, sont de pures fictions ; cela fait qu’on ne connoit, dans le monde, que les personnes que l’on voit soi-même ; je voudrois que votre livre devînt un atelier, & que tous ceux qui ont le bonheur de rencontrer des caracteres, peignissent les objets privilégiés à qui la nature daigna faire ce présent précieux : par-là la société s’étendroit à [306] l’infini ; on sçauroit qu’il existe telle ou telle personne ridicule ou vertueuse ; & l’on seroit en société avec tout ce qui existe réellement, sans avoir la peine d’aller partout, comme bien de gens de votre connoissance & de la mienne, dont les jours deviennent si courts, & la fatigue si grande.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Fremdportrait► Portrait de Mélite.

Mélite a l’air sérieux & tendre, mais l’un frappe d’abord, & l’autre se devine à peine. Elle a l’air tendre, parce qu’elle est faite pour aimer, & l’air sérieux, parce qu’elle aime. Si elle n’est pas avec son amant, elle est sérieuse, parce que rien ne peut l’amuser sans lui ; s’il est présent, elle est sérieuse à force d’être occupée de lui. Cet air dominant, si contraire à l’air fou qu’on affecte aujourd’hui [307] dans le monde, & si pénible souvent à ceux qui s’efforcent de l’affecter, sembleroit la rendre ennuyeuse, & lui donner une teinte de fierté ; & il est vrai que si ce fonds de couleur brune ne s’adoucissoit jamais par aucune nuance agréable, elle paroîtroit l’une & l’autre ; mais combien de fois dans la journée ne s’éclaircit-elle pas ! Venez lui proposer de vous rendre un service, de faire un heureux ; racontez-lui quelque aventure intéressante ; peignez-lui un amant, parlez-lui du sien, vous la verrez alors s’animer, se livrer, changer de couleur, se pénétrer de vos discours, & vous dérober vos pensées par l’air pénétrant dont elle les écoute. Mélite n’existe point loin de l’objet qu’elle aime, & loin du plaisir attaché au sentiment en général. Il ne faut pourtant pas croire qu’elle ait l’air glacial & désobligeant : non, cet air est une [308] couleur decidée ; elle n’en a que la nuance ; elle se prête aux choses, elle écoute les conversations, mais son air dit que c’est dans l’espoir d’y trouver quelque chose à sentir, & vous êtes menacé de la voir disparoitre, peut ainsi dire, si vous négligez trop longtemps de l’intéresser. Je lui reprochois l’autre jour le cercle étoit où son esprit & son imagination parossoient vouloir se tenir renfermés. Je ne dépends pas de moi, me dit-elle en mettant la main sur son cœur, voilà mon maître. Mais ce maître qui commande, repris je, obéiroit, si vous vouliez commander ; vous en arracheriez du moins de complaisances ; le monde vous le demande. Le monde ? répondit-elle ; il n’a que des impostures, des sons vuides, des momens longs, des jours courts, du verbiage ; c’est lui, qui m’a appris à obéir à mon cœur. Heureux l’amant que Mélite pré-[309]fere : je le connois ; il ne fut pas toujours digne d’elle, mais il l’est devenu, & c’est encore pour Mélite une raison d’être si serieuse & si tendre. Le passe n’a pas épuisé ses réflexions, il conserve le droit de lui en demander ; & elle paie ce droit avec plaisir, parce qu’il sert à rendre plus vif le sentiment de son bonheur présent. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Portrait de Damis.

Damis a la tête chaude, & le cœur excellent. Il est cependant capable de modération, mais ce n’est que dans les choses qui lui plaisent ; il sçait étouffer un transport, quand il peut être une indiserction, & il doit cela à sa probité & à ses principes épurés. Ce n’est pas le plus fidele amant du monde, mais il a été plus d’une fois le plus tendre ; & en général le femme qu’il aime n’a point à lui repro-[310]cher ces inégalites de sentiment dont la plus aimable est rarement à l’abri, avec quelque homme que ce soit, dans le cours d’un engagement. Il est empressé, exact, assidu & très-caressant ; sa prodigieuse vivacité lui fournit mille choses ingénieuses & touchantes, quand elles est exercée par le plaisir ; mais on peut dire que le plus aimable des hommes, le plus complaisant, le plus amusant, devient le plus violent ou le plus taciturne, si quelque chose vient à le choquer ; il est vrai qu’il faut pour cela qu’il y ait quelque apparence de raison, car on peut encore dire, à son avantage, qu’il n’est ni visionnaire, ni querelleur. Sans avoir jamais fait des études sérieuses, il a l’esprit orné, l’imagination réglée, le goût sûr. Il sçait beaucoup plus que les gens du monde ne sçavent ordinairement, & c’est l’effet du sentiment & [311] de la mémoire, car il n’a pas plus lu que les autres. Il est eloquent, soit qu’il parle, soit qu’il écrive, & fait facilement des vers agréables. Il a la véritable philosophie, celle qui se forme de ce l’on voit dans le monde quand on voit bien ; car le loup d’œil juste & l’esprit appréciateur, sont deux qualités qui naissent l’une de l’autre, & vont, pour ainsi dire, toujours ensemble. Il a une figure noble, une taille élégante, des graces sans affectation, le regard tendre, & le maintien très décent. Il ne sera pourtant jamais cité par aucun de ces avantages, parce que la nature, en les lui donnant, sembla y mettre une certaine réserve qui les empêche de frapper ; on les découvre plus qu’on ne les voit, mais quand on les a découverts, on voit une physionomie agréable, & un homme intéressant. Il plaît aux femmes, auxquelles il ne montre cepen-[312]dant pas cet empressement convenu qu’elles sont en droit d’exiger, parce qu’on les y a accoutumées. Il est même sévere à leur égard, par une suite de son inconstance, qui l’a éclairé sur leurs défauts ; il leur dit ce qu’il pense d’elles, se contentant de leur épargner les vérités dures, & de ne pas paroître dur ; leur amour-propre est piqué, & leur dépit lui soumet ce même amour-propre qui les rend si étourdies & si foibles. Il a beaucoup d’amis, sans être léger en amitié : on est touché de sa bonté, de sa droiture, de l’agrément de son esprit, on s’attache à lui, & il s’attache à son tour, parce qu’il a le cœur extrêmement sensible. Il n’est jamais arrivé que quelqu’un qui le connoissoit soit devenu son rival. L’impétuosité de ses sentimens rendroit cette trahison trop à craindre ; il faudroit y sacrifier toute sa tranquillité, & la certitude [313] d’ailleurs de mettre au désespoir un galant homme qui intéresse généralement, seroit seule capable d’arrêter un esprit étourdi, qui ne craindroit pas de se faire des tourmens inévitables.

Je n’ajouterai rien au portrait de Damis : ce que j’aurois encore à en dire, comme procédés généreux, engagemens flatteurs, aventures extraordinaires, tout cela est son secret, & il seroit fâché que j’eusse sacrifié sa discrétion à sa réputation. ◀Fremdportrait

Selbstportrait► Portrait de Misis.

Ce troisieme portrait sera le mien. J’y prends le nom d’un berger, & ceux qui m’y reconnoitront, pourront dire, quel Berger ! Mais ils ne sçavent pas que l’amour m’a changé. C’est le nom que m’a donné ma divine Eglé ; puisse-t’il faire la constan-[314]ce de son amour, comme il en a été le gage !

Il y a eu deux temps dans ma vie ; je dirai tout avec une fidelité irréprochable, & cela sera deux portraits. Eglé verra dans un miroir l’amant qu’elle aime ; elle verra les traits, les sentimens qui l’ont charmée, & c’est pour elle que je veux dire la vérité. Je sçais qu’elle aura d’abord de la peine à me reconnoître, & qu’elle frémira en voyant à quel danger elle s’exposa en écoutant mes premiers discours ; mais mon amour dissipera bientôt cet effroi, ces alarmes ; & ce que je suis devenu, lui fera trouver un charme secret dans le souvenir de ce que je fus.

Jusqu’au moment où j’ai connu Eglé, j’ai été faux, méchant, volage & insensible. Une succession rapide de femmes m’avoit à peine laissé le temps de former des desirs, & j’étois [315] déjà incapable d’en éprouver, en sortant à peine de cet âge où l’on commence à les sentir. Fatigué de si bonne heure, je vis avec humeur le terme de ma carriere, & je deviens méchant ; car nous ne sentons jamais mieux le penchant à dire des sottises des femmes, que lorsque nous ne sommes plus dignes de favoriser celui qu’elles ont à en faire. La vérité n’habita plus sur mes levres. Tous mes discours furent des impostures ou des épigrammes. Ne pouvant me résoudre à m’exiler décemment du tourbillon de la galanterie, pour passer dans celui de la gloire ou de la philosophie, je ne rougis pas de prodiguer les mensonges à des objets qui ne m’inspiroient plus rien ; & lorsqu’ils les avoient écoutés, je les panissois de leur confiance, qui ne pouvoit plus me produire un avantage réel. A force de dire des choses méprisan-[316]tes, je fis prendre à l’habitude toute la force du sentiment ; sentiment affreux, sentiment malheureux. Je ne prononçai plus que des libelles, & c’étoit tout ce que je pensois ; l’esprit, le cruel esprit y avoit peu de part, tout le mal partoit du cœur ; je ne cherchois point à briller, je cherchois à me soulager ; l’ennui m’accabloit, je haissois celles que je ne pouvois plus aimer, & la méchanceté me masquoit l’horreur de mon insensibilité. . . . O Eglé ! c’est à vous que je dois le bonheur de pouvoir envisager maintenant ce tableau sans horreur. Je suis encore dans l’âge des plaisirs, & vous me les avez tous rendus ; c’est pour vous seule que je veux les connoître, ce n’est qu’auprès de vous je puis les goûter ; je crois que loin de vous je leur présérerois le néant & la mort ; mais si l’amour venoit un jour à lancer un arrêt cruel [317] contre moi, si votre cœur. . . . si le mien. . . . J’en frémis, & cela me sçauroit être ; l’amour n’est point ennemi de lui-même, & nos cœurs étant aujourd’hui ses plus parfaits ouvrages, il sçaura les respecter. Mais enfin, si l’un de nous venoit à changer, si la beauté impérieuse venoit à me donner un jour d’autres fers, si la main des plaisirs volages venoit à briser un jour les vôtres ? Ah ! j’en jure par vous-même, jamais ni l’infidélité, ni le désespoir ne me rendroient prodigue des sentimens que vous m’avez donnés ; c’est ce qui rendra mon respect pour vous immortel, comme ma reconnoissance. Vous m’avez donné la vie, je la ménagerai dans le plaisir pour ne pas profaner vos dons, & jamais l’excès ne fouillera une ame qui eut le bonheur d’être ranimée par la vôtre.

Je passe à présent au portrait d’Eglé ; [318] le mien n’intéresse plus que par ce qui peut avoir quelque rapport avec elle. Hors ma passion, je ne sens rien ; hors Eglé, je ne vois rien, je n’estime rien ; tout ce qui anime l’univers, tout ce qui meut cette petite portion de sauvages apprivoisés que l’on rencontre dans le monde, & qui ont de si petits intérêts, & de si grands défauts, tout cela m’est étranger & indifférent ; je sçais que les hommes sont très-ridicules, très faux, très-méchans, très-rusés avec peu d’esprit, très-dupes avec beaucoup de défiance, très-foibles avec beaucoup de dureté, & tout cela ne m’a jamais ni fait rire, ni fait pleurer ; je ne suis ni Héraclite, ni Démocrite ; ils m’ont fait du mal auquel je n’ai point été sensible ; ils me feront peut-être quelque jour du bien, dont je ne serai point reconnoissant ; je les regarde comme des machines qui obéissent à [319] des ressorts éternels, & en cette considération je ne les hais, ne les aimes, ne les estime, ni ne les méprise ; je puis me tromper, & avoir vu très-mal ; mais c’est ici un portrait, & mon devoir n’est pas d’en justifier les traits ; le temps que j’y donnerois, seroit pris à Eglé ; car tous mes moment sont à elle ; & tout l’honneur que pourroit me faire le système le mieux défendu, ne vaut pas à mes yeux les plaisir de peindre sa beauté & son ame.◀Selbstportrait

Fremdportrait► Portrait d’Eglé.

Eglé est dans l’âge des graces, & si les Graces sont immortelles, comme on le dit, elle prouve qu’elles ne doivent avoir qu’une raison. Il y a six ans qu’on la voit, & elle ne paroît pas avoir un jour de plus que la premiere fois qu’on la vit. Sa taille est faite sur celle de Vénus, & le [320] compas de l’amour y a même été plus consulté. Tous les traits du visage sont si finis, & jouent si bien l’un avec l’autre, qu’on ne diroit pas qu’elle est belle ; car la beauté frappe, étonne, mais ne charme pas, n’exerce point, ne donne point un sens particulier qu’un feu dévorant embrase, comme fait le visage d’Eglé, dès l’instant qu’on le voit. Le caractere est aussi séduisant que la figure : il agiteroit seul une ame, si cette ame pouvoit être tranquille après l’avoir vue. Coquette sans artifice, & naive sans étourderie, elle caressa sa beauté dans un miroir, mais l’on voit que c’est uniquement parce qu’elle se plait, & que l’intention de plaire n’y entre pour rien ; elle dit assez naturellement ce qu’elle pense, mais elle a bien l’esprit de discerner les choses qu’il lui est permis de dire ; aussi ne veut-elle jamais recevoir de confiden-[321]ces. Sa naïveté ne consiste pas seulement à dire de certaines choses que d’autres tairoient, elle se répand encore sur les choses qu’elle dit. Je lui ai entendu raconter que la premiere fois qu’elle se vit parée, la tête lui tourna (ce sont ses termes.) Elle avoit des diamans & du rouge ; sa beauté en reçut un si singulier éclat, qu’elle se trouva ravissante ; elle devoit aller au bal, & elle avoit attendu ce jour avec une impatience extrême, mais le plaisir de se contempler l’agitoit si doucement, & la ramenoit si naturellement à son mirroir, qu’enfin elle oublia le bal. Ses parens étoient si touchés de ce spectacle, & y trouvoient si bien la nature, qu’ils ne voulurent jamais le faire cesser : l’heure du bal, & la moitié de la nui s’étoient déjà écoulées, lorsqu’elle s’apperçut de la longueur de sa léthargie ; elle en rit avec une [322] bonne foi qui prouvoit bien que l’orgeuil n’avoit aucune part à cette contemplation ; & ne jugeant pas qu’il fût décent d’aller montrer cette idole qui l’avoit frappée, elle a dépouilla elle-même de tous ses charmes sans le moindre regret, & riant toujours, au contraire, de ce qui venoit de lui arriver. Il faudroit lui entendre raconter à elle-même son aventure ; il n’y eut jamais de scene de Comédie aussi plaisante que ce récit. . . . Eglé ne frappe pas par l’esprit, mais il n’est jamais arrivé à personne de lui en souhaiter plus qu’elle n’en a. C’est une pénétration unique, une facilité de s’exprimer que peu de femmes même possedent, un enjouement dans l’esprit, un goût, une précision incroyables ; & tout cela est bien préférable à l’esprit, si l’esprit n’est pas cela même. Le cœur ne laisse pas de vœux à former : on cite vingt traits [323] de sa générosité, & chacun de ces traits est encore embelli par une modeste si touchante, qu’ils impriment, pour ainsi dire, une sorte de reconnoissance, à ceux qui n’en font que témoins. La bonne foi est gravée, dans ses actions. C’est l’ingenuité qui regne dans ses discours, qui fait la confiance aveugle de tous ceux qui la voient agir ; & cette ingénuité est si grande, qu’on ne peut mieux sçavoir si elle a fait une faute, qu’en l’interrogeant elle-même.

Un pareil portrait est trop beau pour inspirer autant de penchant à le croire qu’à l’admirer. Je sçais qu’en disant trop la vérité, j’ai risqué de lui ravir l’hommage qui lui est dû ; mais devois-je accorder plus à la prudence qu’au sentiment, & rendre Eglé moins belle & moins aimable, pour lui assurer le droit qu’elle a à l’admiration & à l’amour ? Non, tous les charmes [324] d’Eglé me sont sacrés ; c’est l’amour même qui les fait briller à mes yeux quand je les peins ; c’est une dépôt, & je dois le respecter avec scrupule. Eglé éprouvera l’outrage de l’incrédulité, mais elle ne me demandera point compte de cent choses que j’ai admirées, & que j’ai dû dire. Je joindrai donc ici les talens aux graces, j’acheverai le portrait, je ferai un portrait parfait, & ce sera précisement le portrait d’Eglé. Voyons maintenant ces charmes & ces vertus se développer & produire tout leur effet dans une passion digne de sa beauté & de son cœur. Ce sera mon histoire avec la sienne, l’histoire de l’amant le plus tendre & la leçon de tous les cœurs.

Il y avoit déjà six semaines que je voyois Eglé, lorsque je commençai à sentir qu’on ne pouvoit guere la voir sans l’aimer. Jusqu’alors j’avois langui [325] auprès d’elle. Je m’étois à peine apperçu qu’elle étoit belle, qu’elle avoit des talens ; & cet esprit aimable & naturel, qui depuis a tant ravi mon cœur, m’avoit paru commun, à cause qu’il est simple. Deux choses avoient contribué à cette sorte de léthargie, l’épuisement de mes sens, & l’artifice des femmes, auquel depuis long-temps j’avois dû tous mes plaisirs. Charmes artificiels, discours ingénieux, regards concertés, je n’avois jamais vu que cela, & mon cœur étoit devenu comme le palais d’un buveur, à qui il faut des liqueurs fortes qui le frappent pour lui rendre le goût.

Eglé accoutumée à l’empressement faux des hommes, prit mon indifférence pour de la raison ; elle sçavoit trop bien qu’elle étoit aimable, pour me supposer de l’indifférence pour elle ; elle ne sçavoit point assez les tristes récolutions que le cœur peut [326] éprouver, pour deviner le malheureux état du mien ; j’avois d’ailleurs des attentions pour elle, & je n’en avois plus que pour elle ; elle crut que je voulois lui cacher des sentimens qu’elle pouvoit desavouer, jusqu’à ce que je fusse parvenu, à force de discrétion & de soins, à convaincre sa raison. Cette prévention, qu’une heureuse sympathie établissoit encore, lui donnoit des attentions pour moi, & j’en devinois plus qu’elle ne m’en laissoit voir. C’est ce qui m’attacha à elle ; mes yeux se deffillerent, l’amour-propre fut flatté, & l’amour-propre donne de bons yeux : je me sentis renaitre ; mais en retrouvant l’usage de mes sens, je me trouvai, pour ainsi dire, dans un tourbillon tout nouveau. Ce que j’avois vu ne ressembloit point à ce que je voyois, & ce que j’avois senti n’étoit point du tout ce que je sentois maintenant. [327] Jamais une seule femme n’avoit suffi à mon inconstante imagination, & Eglé étoit devenue tout ce que mon imagination pouvoit avouer ; toutes les femmes qui m’avoient d’abord amusées, m’avoient paru, le jour d’après, insupportables & vicieuses ; & j’étois maintenant toujours plus charmé d’Eglé, toujours plus convaincu de l’innocence de ses charmes & de la vérité de ses regards. Ce que je sentois étoit véritablement de l’amour ; tous les symptômes de cette passion parloient pour moi, & me recommandoient à son cœur, dans le silence même & dans l’absence. Eglé me payoit de mon respect, qui me rendoit timide, autant que de mon amour qui me rendoit assidu. Je lisois dans ses yeux l’aveu de sa conscience ; cette conscience, à l’âge d’Eglé, est toujours consultée, & si elle murmure intérieurement, l’amant le plus aimable n’est jamais aimé sans [328] combat. La securité d’Eglé me prouvoit que l’estime marchoit dans son cœur avec la tendresse, & je jouissois d’un triomphe nouveau ; car le triomphe n’est pas de toucher le cœur, il est de plaire à la raison. Ce bonheur m’étoit inconnu, les femmes que j’avois subjuguées, ne s’élevoient pas au dessus du sentiment commun, & nous sommes bien peu capables de porter nos vues jusques au vrai bonheur lorsque nous vivons avec des femmes qui n’en ont pas même l’idée.

Cependant rien ne garantissoit encore à Eglé une conquête dont elle paroissoit si jalouse ; je ne m’étois pas encore expliqué : combien de choses à lui dire ! je n’osois en dire aucune ; je me rendois justice, en considérant tout ce qu’elle m’inspiroit : je concevois à quel prix elle étoit en droit de mettre son cœur, & l’idée que je me faisois d’elle, me dimi-[329]nuoit tant à mes yeux, que je croyois qu’un si petit objet ne devoit point avoir l’audace de s’élever jusqu’à la plus sublime des femmes. Mon embarras ne venoit pas de cette seule cause ; il avoit un principe plus réel encore. Eglé sçavoit la vie que j’avois menée ; elle étoit instruite par des femmes jalouses, par des ennemis cachés ; & si la tendresse me faisoit supposer de l’estime, mes remords me faisoient craindre du mépris. Je me faisois de moi un portrait si affreux, que je lui prêtois encore dans mon esprit des réponses qu’elle ne pouvoit pas imaginer de me faire, & ma terreur étoit si grande, que je la voyois toujours entourée d’importuns, & dans l’impossibilité par conséquent de pouvoir m’entendre toutes les fois que je me déterminois à lui parler. Dans cet état, je pris le parti de lui écrire. Ma lettre étoit conçue en ces termes. [330]

Brief/Leserbrief► « Vous avez trop d’esprit, Mademoiselle, pour ne pas sçavoir lire une déclaration sans courroux. Je suis obligé de confier la mienne au papier, & de perdre le plaisir de m’enflammer encore, en vous disant que je vous aime. Tout me contraint à ce sacrifice ; la difficulté plus grande de m’expliquer, si je vous parlois. Vous m’avez imprimé une timidité qui triomphe de toute mon expérience & de toute la violence de mon ardeur ; & c’est à cela que je reconnois que je vous aime véritablement. J’attendois un objet qui fixât mes vœux, & me rendit raisonnable : il étoit temps que le Ciel me l’offrît ; mes jours abrégés par les plaisirs, alloient finir bientôt dans les regrets ; je vous ai vue, & mon inconstance m’a fait horreur. Mes remords sont devenus [331] chaque jour plus effectifs ; je me suis attaché à vos pas, & quoique sûr de ne vous pas trouver quelquefois où j’allois vous chercher, je m’y rendois pourtant pour ne penser qu’à vous. Voilà mes sentimens, Mademoiselle ; ils sont déjà établis sur des obligations ; il ne dépend plus de moi de les rendre moins tendres ; mais je les ferai taire, s’ils vous déplaisent : vous n’aurez qu’un mot à dire pour cela ; je sçaurai vous fuir & m’imposer toutes les loix que vous m’imposeriez vous-même. Mais si vous n’avez point d’arrêt à prononcer, y a-t’il trop de témérité à vous demander un aveu ? C’est à vous à décider cette question ; vous sçavez mieux que moi ce que je mérite, & je crois que si j’ai eu le bonheur de vous plaire, vous ne voudrez pas m’exposer au désespoir de penser qu’en paroissant [332] écouter mes vœux, vous ne songiez qu’à me punir des coupables vœux que je formai autrefois. » ◀Brief/Leserbrief

Je ne pus voir Eglé, que deux jours après lui avoir écrit cette lettre. Le croira-t’on ? Je la trouvai toute changée. Je crus rêver. Eglé, inconstante ou capricieuse, me parut une chose impossible à supporter ; je voulus lui prêter une excuse. Quoique je n’eusse jamais eu à combattre les droits de la vertu dans aucune des femmes que j’avois attaquées, je connoissois cette vertu (la nature a mis son idée dans notre esprit en nous formant) ; je voulus penser qu’Eglé subjuguée & prête à avouer qu’elle l’étoit, avoit des scrupules, & s’imposoit la loi de se contraindre, pour expier le plaisir de m’aimer. Cependant j’étois inquiet, agité, tourmenté ; le bonheur de ma vie paroissoit prêt à m’échapper, & [333] l’estime ne pouvoit pas être aussi prompte à me fournir des raisonnemens, que l’amour à les rejetter. Eglé continuoit à ne me pas regarder. Une gaieté désespérante contribuoit encore à combler mon supplice ; j’y trouvois l’écueil de mes métaphysiques suppositions. Il n’étoit plus possible d’imaginer que la froideur d’Eglé fût l’ouvrage de la vertu. On n’a point envie de rire dans le combat, quand c’est à son cœur que l’on résiste. Qu’avoit donc prétendu Eglé en écoutant mes soupirs ? Je me perdois dans cet abîme de réflexions ; je ne connoissois plus rien à la vertu, ni aux femmes, ni à l’amour, & ce voile s’épaississoit à mesure que je cherchois à voir plus clair. J’étois obligé de rire avec Eglé, sans quoi je voyois qu’elle étoit prête à me dire que le sérieux l’ennuyoit ; quel supplice ! je lui demandois quelqefois ce qu’elle étoit [334] devenue ; elle me répondoit qu’elle étoit toujours la même ; mais c’étoit d’un ton si badin, qu’à la fin cette réponse n’étoit plus, pour ainsi dire, que le refrein d’une chanson. Je ferai mieux sentir son procédé & ma situation par une lettre que je lui écrivis ; je crus devoir prendre ce parti, en pouvant plus lettre contre la cruauté de la fortune.

Brief/Leserbrief► « Je crains de vous parler, Mademoiselle, & je ne puis plus me taire : il faut vous écrire, il faut tout risquer, & me faire un courage que vous m’avez rendu nécessaire. Quelle est votre conduite avec moi ? Je me perds à l’expliquer. Je vous disois, l’autre jour, qu’il y avoit en vous des inégalités incompréhensibles ; c’étoit ma douleur qui vous parloit ; c’est par elle que vous êtes jugée tous les jours ; elle ne m’aveugle point. J’ai vu en vous [335] un goût, un attendrissement, un air de retour, qui auroient fait seuls mon amour & mes plaisirs ; j’ai vu ensuite disparoître un bonheur qui m’avoit séduit, & que j’avois cru plus durable. A qui de nous dois-je reprocher ce changement ? Je voudrois me sacrifier ; j’y gagnerois : dans l’ordre d’un amour vrai, il est bien plus cruel d’avoir des reproches à faire que d’en mériter ; j’ai beau m’examiner, mon innocence s’obstine à vous accuser ; je trouve mes plaintes, contre vous, toute-formées dans mon cœur. Comment pouvoir m’y méprendre ! Je ne pense qu’à vous, je ne cherche que vous ; mes yeux toujours attachés sur les vôtres, vous disent sans cesse que je vous aime, quoique vous affectiez de ne les plus entendre, & de ne les plus interroger : vous êtes l’unique objet qui [336] m’occupe ; vous me donnez des plaisirs malgré mes douleurs : il s’en faut bien que vous me ressembliez dans le point qui m’intéresse. Vous ne me flattez plus en rien, vous manquez presque à tout ; vos regards ne font tendres que parce que vos yeux expriment naturellement de la tendresse ; l’intention n’y est plus ; vous me voyez encore avec plaisir, mais ce plaisir n’est plus que pour l’esprit, le cœur l’ignore ; vous continuez à me dire des choses obligeantes, mais vous ne m’en faites plus deviner de tendres qu’autrefois vous auriez voulu me dire, qu’aujourd’hui vous craindriez de penser. Il est bien malheureux pour moi, Mademoiselle, de vous avoir vue d’abord dans des dispositions si différentes, des cruautés & des outrages m’eussent bien mieux servi. » ◀Brief/Leserbrief [337]

Cette lettre fit le plus étrange effet sur son esprit. Elle n’y répondit pas, & je n’en fus pas plus favorablement traité ; mais elle devint rêveuse & triste. Elle commença à m’éviter ; non qu’elle discontinuât de venir dans les maisons où nous nous rencontrions tous les jours : c’étoit une affectation plus marquée. J’étois accoutumé à me placer à côté d’elle à table, ou au jeu ; & elle –même avoit soin que je n’y trouvasse aucun obstacle ; elle eméchoit maintenant, que j’y pusse trouver de la facilité, & lorsque mes soins & mon opiniâtreté triomphoient de sa mauvaise intention, elle affectoit de rêver profondément, pour n’être pas obligée d’entendre ce que j’étois à portée de lui dire, ou elle entroit en conversation avec le premier venu. Ajoutez à tout cela une tristesse extrême, & vous conviendrez que ma situation étoit nouvelle & [338] aussi inexplicable qu’aucune de celles que les Romanciers aient jamais pu imaginer. J’aurois été content, si j’avois pu lui arracher un seul mot. Mon déséspoir étoit de ne sçavoir & de ne pouvoir deviner quels étoient ses sentimens ou ses idées. Je craignois de rompre : ce que j’éprouvois d’elle, m’y condamnoit ; mais pour me rendre à cet arrêt cruel de l’amour propre, il falloit être persuadé que le caprice dirigeoit son esprit, & je ne l’étois pas ; dans toute sa vie, elle n’avoit pas donné une seule preuve de caprice : auroit-êlle commencé par moi à devenir vicieuse & barbare ? Etoit-ce la tendresse de mon cœur qui pouvoit avoir corrompu les vertus du sien ? Pouvois-je me faire cette idée de mon amour ? O Eglé ! quand tu liras cet récit que ma main ne peut tracer encore sans horreur, tu connoîtras l’amant que tu ne craignis pas [339] de desespérer, tu verras qu’il t’adoroit, & tes regrets lui rendront les plaisirs que ton injustice lui fit perdre.

Ma consternation étoit si grande, que je fus pendant quelque temps incapable de me résoudre à rien ; malgré la plus terrible agitation, je puis dire que j’étois dans une sorte d’immobilité. Mais tout a un terme, & à la honte de l’esprit, ce terme est presque toujours l’effet du hazard. J’étois un jour à côté d’elle, & je chantois tout bas un vaudeville ; elle me demanda quelles paroles je chantois ; j’en substituai dans l’instant de très-peu connues, qui convenoient à ma situation, & je les lui chantai : les voici.

Zitat/Motto► Si l’on peut compter sur un cœur,

C’est sur le cœur d’une Bergere ;

Par son air naïf & trompeur,

Ma Corine avoit sçu me plaire. [340]

Je la croyois belle sans sard,

Je chantissois son cœur sans art,

Mais, comme une autre, elle est légere.

Amour, venge un fidele amant

Des trahisons d’une infidelle ;

Fais lui perdre quelque agrément,

A chaque inconstance nouvelle :

Amour ! tu ne m’écoutes pas ;

Loin d’ôter rien a ses appas,

Chaque forfait la rend plus belle. ◀Zitat/Motto

Ces paroles la toucherent ; il me parut qu’elle étoit entraînée par le sentiment. Un regard tendre, un soupir m’apprirent qu’elle avoit bien des choses à répondre. Le moment étoit favorable, on ne pouvoit pas nous entendre ; je lui parlai vivement, & pour la forcer à parler elle-même, je lui fis un tableau affreux du cœur que je voulois lui supposer : elle se leva sans affectation, & me dit de la suivre au clavessin. Je l’y suivis, & je devins prophete. L’ivresse [341] de mes sens me précipita à ses genoux. Qu’ai-je fait ? lui dis-je ; je vous ai accusée, & vous m’aimiez ? Je n’ose lever les yeux sur vous ; le remords & l’amour me confondent à vos pieds. . . . Levez-vous, me dit-elle, en me tendant la main : Oui, je vous aime ; que l’amour rassemble sur moi tous ses supplices, je souffrirai moins à vous voir perfide, qu’à vous voir malheureux ; & je ne puis plus vous chacher mon cœur. . . . Quelle énigme, m’écrirai-je, quelles effroyables idées ? Expliquez-vous, ou je meurs. Oui, réprit-elle, j’ai tout à craindre de votre inconstance, je puis vous perdre pas l’aveu qui vient de m’échapper, Mélite m’a très-bien instruite, mais mon cœur. . . . Ah ! m’écriai-je, encore, je pénetre un mystere respectable, mais terrible ; Mélite, qui me connoissoit, a craint le malheur de son amie, & m’a peint [342] sous mes anciens traits, elle a exigé. . . . Oui, je devine tout ; ces caprices dont j’ai tant gémi, étoient autant de faveurs : O chere Eglé, me pardonnerez-vous ce que vous avez souffert pour moi ! J’atteste ici le Ciel que je vous adore ; si vous en doutez, immolez-moi à vos soupçons, je n’ai rien de plus à vous dire.

Eglé me crut sincere, & je lui ai prouvé depuis, que notre constance dépend des femmes que nous aimons. ◀Fremdportrait ◀Ebene 2 ◀Ebene 1