Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "XIII. Discours", en: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\013 (1758), pp. 271-279, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2073 [consultado el: ].


Nivel 1►

Discours XIII.

Nivel 2► Metatextualidad► Je viens de recevoir une lettre sur deux points de la conversation trop négligés & trop peu connus, qui vaut autant que le plus long Traité sur cette matiere. Je me hâte d’en faire part au public. ◀Metatextualidad

[272] Nivel 3► Carta/Carta al director► MONSIEUR,

Je ne sçais point écrire, & je n’écrivis jamais ; malgré cela, je sens ce qui est bien dit ; & dans la conversation surtout, il échappe peu de bonnes ou de jolies choses, que je ne les faisisse parfaitement. J’ai malheureusement la même facilité à saisir & à sentir tout ce qui est ridicule, impertinent ou faux, & cela fait que je suis bienheureux quelquefois de sçavoir sourire & me talle ; car autrement je sens que je ne pourrois m’empêcher de choquer bien des gens qui ne sçavent pas qu’ils me choquent eux-mêmes. J’étois hier au soir chez une femme qui a un rang distingué, mais qui n’affecte nullement de représenter. C’est une femme d’un caractere excellent. La bonté, la vérité, le bon sens, l’ingénuité, se sont partagé le plaisir d’animer ses yeux, [273] sa voix & son esprit. Elle ne brille point par ses faillies ; ce qu’elle dit vous l’auriez dit à la place, mais il appartient à peu de gens de penser aussi bien qu’elle. Je lui ai entendu dire une fois, je n’ai pas d’esprit, mais je sçais m’en servir. Cette façon de s’énoncer est plaisante, mais elle exprimoit si bien ce qu’elle vouloit dire, que je me souviens qu’elle me causa un doux frémissement, & que je lui baisai la main dans mon transport. Sa fille, ennemie de l’enthousiasme, fit une petite grimace très-méchante en voyant ce transport. Je jugeai qu’elle méprisoit cette façon de parler naïve & incorrecte ; & en effet, pour un esprit sublime & exact comme le sien, ce doit être une chose désagréable que de voir des licences pareilles. Cette fille, Monsieur, est une des plus grandes Réthoriciennes qu’il y ait au monde, on gage-[274]roit qu’elle a été sifflée en secret par l’ombre de Mademoiselle de Scudery : aussi est-elle si vaine de son talent, qu’elle ne s’appercevra jamais qu’elle ennuie. Bien des gens l’adorent, ont pour elle une vénération profonde, & croient faire beaucoup d’honneur à la mere, de sourire quelquefois à ses simples, mais excellentes maximes : pour moi, j’aime bien cette mere ; je n’aime ni n’écoute qu’elle de tout ce qui est, ou vient dans sa maison. La fille d’ailleurs parle toujours, ou très-bien d’elle, ou très-mal des autres, & ce que j’aime encore de la mere, c’est qu’elle abhorre ces deux défauts, & qu’elle ne les reproche jamais à sa fille sans sourire plutôt que conseiller. Si la fille avoit de l’ame, elle se jetteroit à ses pieds ; mais quand on s’estime tant, on est dur, & elle ne soupçonne jamais que sa mere veut la reprendre, sans la traiter un [275] peu plus mal qu’elle ne feroit, si elle-même avoit raison. Voilà, Monsieur, ce que j’ai vu, & ce que je vois tous les jours. J’ai cru devoir vous en instruire. C’est un canevas que vous étendrez autant qu’il le faudra ; mais surtout je vous conseille & vous conjure de vous déchaîner contre cet horrible défaut de parler toujours bien de soi, on toujours mal des autres. C’est une excellente matiere à traiter, dûssiez-vous ne faire aucune conversion.

J’ai l’honneur d’être, &c.◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3

Conclusion. Je tonnerois volontiers contre ce vice bas & honteux ; mais à quoi mes cris & mes anathêmes serviroient-ils ? Qui ne sçait d’avance tout ce que je pourrois dire à ce sujet ? Celui qui parle toujours bien de lui est un impudent, & il le sçait ; celui qui parle toujours mal des [276] autres, est un barbare, & il ne l’ignore point. L’un & l’autre seroient les êtres les plus odieux de la terre, s’il n’y avoit des gens qui sont l’un & l’autre tout à la fois. Je me contenterai de dire au premier ce qu’on a dit de Montagne, homme célebre à jamais, à qui il étoit peut-être permis de s’estimer hautement, & qui, malgré cela, eut la politesse de cacher la vanité sous les traits de la modestie. Pendant qu’il fait contenance de se dédaigner, je ne lus jamais Auteur qui s’estimât tant que lui ; car qui auroit rayé tous les passages qu’il a employés à parler de soi, son œuvre seroit raccourci d’un quart, à bonne mesure, spécialement son troisieme Livre, qui semble être une histoire de ses moeurs & actions (Pasquier.) Je dirai au second, surtout s’il joint au vice de la méchanceté & de la jalousie, le dé-[277]faut de s’emparer de la conversation, & de faire des plaisanteries, je lui dirai ce qui arriva à un François dînant à Londres chez M. Burnet, Evêque de Salisbury. Ce François étoit homme d’esprit & sçavant même, mais lorsqu’il étoit invité quelque part, il n’y laissoit parler personne, & ne parloit bien de personne. Quelqu’un rapporta qu’on venoit de nommer un Gouverneur de la Chartreuse de Londres. Je comprends par ce nom de Chartreuse, dit là-dessus le François, que vous avez eu autrefois des Chartreux dans cette capitale : il faut convenir que c’étoit quelque chose de bien méritoire à eux, d’être entrés dans cet Ordre : un Anglois a bien de la peine à se passer, à dîner, de son aloyau. . . . Il n’y a pas moins de mérite à vos François qui se font Chartreux, répliqua M. Burnet à cause de la loi du silence. Bibliotheque rai- [278] sonnée, tome 37, premiere partie. Je joindrai à ce premier trait, un second qu’on lit dans les Mémoires de Bussy Rabutin. Un de ces avantageux dont je parle (je crois que c’étoit Bussy lui-même), présentant un de ses cousins à une femme avec laquelle il étoit très-bien : Madame, lui dit-il, voilà mon cousin que j’ai l’honneur de vous présenter, & qui n’est pas si sot qu’il en a la mine. C’est une avantage qu’il a sur vous, répondit la Dame en riant. Le plaisant fut un peu deconcerté, & cela arrivera toujours à ces petits tyrans, lorsqu’ils rencontreront, ou des esprits fermes, ou des gens comme eux, qui aimeront à railler. Il est vrai qu’il s’en vengea bientôt, & cela n’arrive pas à tous, quelque esprit qu’ils puissent avoir. Ayant répondu à cette femme une impertinence ingénieuse, elle s’écria : Voyez donc ce Bussy ? de la façon dont [279] il parle, on diroit que je lui ai donné mon cœur. Dites vos faveurs, Madame, répondit-il ; car pour votre cœur, on sçait bien à quel prix vous l’avez mis.

Pour purger l’univers de cette maladie, aujourd’hui épidémique, je ne m’adresserai point à ceux mêmes qui en sont attaqués ; ils mépriseroient mes remedes & ma recette ; j’inviterai, au contraire, les gens d’honneur, les gens d’esprit, à leur faire une guerre ouverte, & à les poursuivre dans leurs retranchemens ; persuadé que s’ils se voyoient généralement haïs & moqués, ils désertoient la societé, ou se rendroient plus dignes de son indulgence. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1