Citation: Jean-François de Bastide (Ed.): "XII. Discours", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\012 (1758), pp. 247-271, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2072 [last accessed: ].


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Discours XII.

Level 2► Metatextuality► Voici un fait assez singulier ; je le garantis vrai, & je me flatte que personne ne le lira avec indifférence. ◀Metatextuality General account► La Marquise de Vanore est dans l’habitude de recevoir à sa toilette une Marchande de Modes, qui sçait toutes [248] les nouvelles, & qui conte avec esprit. C’est le talent de ces sortes de femmes qui, passant leur vie dans le monde brillant, apprennent par l’intrigue, à saisir un trait, & à en faire une histoire. Celle ci entretenoit tous les jours Madame de Vanore, d’un homme d’esprit très-sage & très-aimable, qu’elle voyoit souvent chez la Presidente de * * *, & lui en parloit avec enthousiasme. La Marquise rioit & levoit les épaules. La Marchande ne sçavoit pas ce que ces éclats de rire pouvoient signifier, & lui en demanda enfin la raison ; mais, ma chere Cato, lui dit-elle, je ris du pompeux éloge que tu fais du bon sens de ton héros ; on n’a de la vie tant célébré quelqu’un, & jamais avec moins de raison sans doute ; car comment veux-tu me persuader qu’un homme sage & raisonnable voit la Présidente ? Cato fut un peu déconcertée. Vous la [249] connoissez donc Madame la Présidente ? Madame, demanda-t’elle à la Marquise. Non, je ne vois point ces sortes des femmes, répondit-elle, mais je sçais bien que pour peu qu’un homme ait de bon sens & d’amour-propre, il craindra d’être connu d’elle & d’en être nommé. Cato avoit la prudence de ne jamais dire du mal d’aucune femme, devant celles qui la recevoient chez elle, (c’est encore une chose que l’intrigue lui avoit apprise.) Elle auroit pu parler deux heures très-mal de la Présidente, sans faire une calomnie ; elle n’en dit pas un seul mot : elle se contenta de ne paroître nullement surprise de l’opinion que la Marquise en avoit, & de répéter ce qu’elle avoit dit au sujet du Chevalier. Madame de Vanore rioit toujours. Cato lui dit enfin : Madame, je vous assure que cela est comme j’ai l’honneur de vous le dire ; [250] je vois tous les jours M. le Chevalier, je vois mille gens qui le connoissent depuis long-temps, & je vous proteste que, de l’aveu de tout le monde, c’est le plus honnête homme, le plus galant, le plus aimable, le plus doux, le plus rangé qu’il y ait au monde.

Madame de Vanore ne répondoit que par éclats de rire ; elle étoit si prévenue ou si instruite au sujet de la Présidente, que son nom seul étoit capable de lui donner du mépris pour quiconque avoit mis le pied chez elle une fois. Il est vrai qu’elle avoit droit de mépriser le vice & ses partisans. Un cœur tendre & une raison éclairée, lui avoient appris à peser les usages & les maximes de la galanterie dans la balance de la nature & de l’honneur. Cato eut recours aux autorités, & cita mille traits du Chevalier plus beaux les uns que les autres. La Marquise commença à ne [251] avoir dans ce que Cato disait, mille choses qui ne pouvoient pas être imaginées, & ces choses peignoient l’homme d’esprit, l’homme de bon sens, l’homme délicat, l’homme qu’une honnête femme voudroit se faire. La Marquise ne questionna plus & rêva ; il y avoit en effet bien des raisons pour elle de rêver. Un honnête homme n’est qu’un homme pour la femme qui n’est pas faite pour aimer, ou pour celle qui est faite pour aimer sans distinction. Mais quand la nature fit à une femme un cœur tendre & une raison sévere ; quand d’un côté la raison lui interdit toujours tous les goûts, & que de l’autre le sentiment lui demande toujours, un choix, ce galant homme, dont elle entend parler avec éloge, est un objet de séduction, pour peu que l’éloge soit répété. Cette situation demande des réflexions. C’étoit [252] la situation de la Marquise. Cato, qui avoit parlé du Chevalier sans dessein, cessa d’en faire les honneurs, lorsqu’elle vit que la Marquise ne se moquoit plus d’elle. On annonça le Comte de * * *, & Cato sortit. La Marquise, qui jamais ne prenoit garde à cette femme, lorsqu’elle prenoit congé d’elle, lui ordonna de revenir bientôt la voir.

Le Comte alloit aussi chez la Présidente, & Madame de Vanore le sçavoit ; elle lui demanda s’il connoissoit le Chevalier de * *. Beaucoup, lui répondit-il, je le vois tous les jours chez Madame de * * *. Tous les jours, reprit-elle, est-ce qu’il en est amoureux ? Oh ! je pourrois bien jurer que non, répondit-il ; c’est un homme très-aimable & très-indifférent. Il a autrefois vécu dans le monde ; il cherche maintenant la tranquillité, & il vient fréquemment [253] chez la Présidente, où il est sûr de trouver le repos sans ennui. C’est-à-dire, reprit Madame de Vanore, que la Présidente donne les plaisirs sans exposer à l’attachement. Oui, répondit le Comte, vous la définissez bien ; en général elle est ce que vous dites-là, & c’est une chose aujourd’hui de notoriété très-publique ; mais elle n’est pas même tout cela pour le Chevalier ; car le seul plaisir qu’il souffre qu’elle lui donne, c’est celui de lui raconter ses aventures, & d’amuser son imagination.

Madame de Vanore rêva encore, & cela pourra paroître singulier à ceux qui ne sçavent pas que ce sont les honnêtes femmes, les femmes sages qui se frappent le plus aisement. Elle revint bientôt à son objet. On m’a dit, reprit-elle, qu’il est extrêmement aimable ; qu’il a l’esprit, le bon sens, les vertus, tout ce qui fait l’estime [254] & le goût ? Je puis encore vous répondre de cela, répliqua le Comte. Si jamais homme eut de quoi plaire, c’est bien celui-là ; de plus, il en a le talent. Les moindres choses qui lui échappent ont un agrément particulier, & s’il vouloit aimer, il n’auroit que l’embarras de choisir. . . . . Comment est-il auprès des femmes ? demanda-t’elle. Froid & poli, répondit-il, on diroit qu’il craint de s’engager, & qu’il veut même prévenir le danger des femmes qui le verroient avec trop de plaisir ; mais toute cette précaution, toute cette philosophie n’a pas même l’air d’émaner de la raison ; il déguise ses principes sous ses agrémens : on voit d’abord qu’il est très-aimable, & on devine à peine ensuite qu’il veut être indifférent. Mais voilà bien des questions que vous me faites sur le Chevalier, poursuivit-il, & je commence à m’en étonner. Est-ce que [255] vous ne l’auriez jamais rencontré dans le monde ? Jamais, répondit-elle ; je sors fort peu, comme vous sçavez ; c’est la premiere fois que j’entends parler de lui ; c’est un regret pour moi ; & je serai fort aise de le voir, si cela est possible. Rien de plus possible assurément, répondit le Comte ; je ne doute pas qu’il ne soit fort aise de faire sa cour à une femme qui possede tout ce que la raison apprend à estimer ; & je vous le présenterai demain, si vous restez chez vous. Oui, je compte y rester, répondit-elle, & vous me ferez plaisir de me l’amener.

Le Comte sortit, & Madame de Vanore resta à la même place sans y penser, & rêva pendant un quart d’heure. A quoi rêvoit-elle ? Je n’en sçais rien, ou plutôt je le sçais mieux que je ne le puis dire. Ce sont des idées, des sentimens à peine formés, [256] des détails qui échapperoient à la plume la plus ingenieuse. Je dirai bien que le Chevalier s’offroit à son esprit sous des traits intéressans ; qu’elle souhaitoit de le voir, de pouvoir l’attirer chez elle ; qu’elle auroit voulu le voir déjà, l’entendre, & lui parler ; mais ce n’est pas là uniquement ce qu’elle pensoit, il y avoit quelque chose de plus, & ce plus est ce que je ne sçaurois rendre.

Le Comte ne manqua point de parler à son ami, & ne doutoit point que la proposition qu’il avoit à lui faire, ne fût écoutée avec plaisir. Le Chevalier fit des questions avant que de répondre. Il ne connoissoit Madame de Vanore que de nom, & il voulut la connoître mieux, avant de s’engager. Le Comte fit son portrait avec la sincérité qu’elle méritoit. Lorsqu’il eut fini, il dit au Chevalier qu’il voyoit bien que c’étoit une bonne [257] connoissance qu’il vouloit lui donner. Cela est vrai, répondit il, malgré cela je n’irai point chez elle. Le Comte fut étonné de ce refus, & lui en demanda la raison. Ma raison est toute simple, répondit-il ; j’ai quitté les femmes, je suis content de mon sort & je ne veux pas risquer qu’une malheureuse séduction me coûte deux ans de sagesse & de raison. Mais vous voyez bien la Présidente ? demanda le Comte ; croyez-vous la Marquise plus dangereuse ? Oui, parce qu’elle a des vertus, répondit il ; je verrois le Présidente à toute heure, seul, plus belle qu’elle n’est, dans toutes les occasions, que je n’y ferois pas le moins du monde exposé : c’est une femme méprisable, un être vil, & mon cœur l’a jugée ; mais ce même mépris dont je suis capable pour le vice, doit me faire craindre en moi un sentiment dangereux pour la vertu. Eh [258] bien, reprit le Comte, où est le danger de chérir la vertu ? Est-ce que cela peut vous exposer à plus de sentimens que vous n’en voulez prendre ? Oui, répondit le Chevalier : d’abord nous aimons la vertu, ensuite nous aimons la femme vertueuse ; & l’amour le plus sérieux est celui qui vient d’une cause qui a dû tromper notre raison. Le Comte insista, & voulut, en plaisantant, faire rougir son ami de cet excès de prudence. Cela est vrai, répondit celui-ci, je suis ridicule, & vous avez le droit de m’en punir. Mais, mon ami, la tranquillité, l’indifférence sont un si grand bien. . . . Enfin, dites tout ce que vous voudrez, je n’irai pas chez la Marquise.

Le Comte eut beau insister, le railler, l’importuner, il ne put rien obtenir. Lorsqu’il revit Madame de Vanore, elle lui parla de son ami, & lui demanda si elle auroit bientôt le [259] plaisir de le voir ? Il fut embarrassé à répondre ; il lui dit qu’il n’y avoit pas de jour pris pour cela, mais qu’il ne tarderoit pas à remplir la parole qu’il avoit donnée. La Marquise l’accusa de négligence, & il lui vit qu’il y avoit de la vivacité dans ce reproche. Il fit de nouvelles tentatives auprès du Comte, mais celui-ci ne se rendant point, il fut obligé de dira la vérité à la Marquise, & d’accuser son ami. Madame de Vanore apprit cette nouvelle avec une tristesse qu’elle eut bien de la peine à déguiser. La cause de se singulier refus avoit beau être flatteuse pour elle, elle n’écouta point l’amour-propre qui auroit pu y puiser des consolations ; & elle fut de bonne foi avec elle-même sur le chagrin réel qu’elle en ressentoit.

La Marchande de Modes revint, & Madame de Vanore ne s’entretint que du Chevalier, avec elle. Cette [260] femme, qui d’abord avoit parlé sans dessein, commença à concevoir la sorte d’intérêt qui la portoit à faire tant de questions sur un homme qui lui étoit inconnu ; & voulant alors faire sa cour, elle lui raconta tout ce qu’elle sçavoit de lui qui pouvoit lui faire quelque plaisir à entendre.

Le cœur de la Marquise s’enflammoit de plus en plus. La curiosité dans une femme sage, est déja un amour tendre, & quand cette curiosité aboutit à une estime juste, l’amour alors ne fait plus que des progrès rapides. Mais s’enflamme-t’on pour un homme qu’on n’a jamais vu ? Oui, quand tout invite à le voir, à l’estimer, à le rechercher ; quand on est née avec un imagination tendre ; quand, malgré cette imagination, on a résisté long-temps aux plaisirs qu’elle pouvoit promettre dans un tendre engagement. Une femme née pour l’a-[261]mour, & qui n’a jamais aimé par défaut d’occasion, est plus exposée qu’aucune autre : son cœur la livre au premier homme estimable qu’elle rencontre, s’il y est excité par les circonstances. Tel étoit l’état de la Marquise, & le refus du Chevalier rendoit sa séduction aussi complette & aussi naturelle qu’elle pouvoit l’être. Mais que fera-t’elle de l’amour qu’elle commence à sentir ? Celui qui le lui a inspiré, refuse de la voir, par prudence, & lui apprend son devoir. Fera-t’elle des démarches ? la vertu, l’honneur ne le permettent point : comabttra-t’elle un penchant victorieux ? la nature n’y consentira pas. . . . Mais n‘est il pas encore temps de prendre un parti extrême ; le sort peut-être la favorisera plus qu’il n’y paroît disposé ; il faut attendre.

Elle sortit, après avoir ainsi conclu en faveur du sentiment. Elle se [262] disoit qu’elle avoit besoin de dissipation, & c’est être encore bien raisonnable que de discerner en soi ce besoin, & de se prêter à ce qu’il exige, dans un moment où une douce rêverie seroit si naturelle.

Elle alla chez la Comtesse des Bars. Elle y étoit à peine arrivée, qu’on annonça le Chevalier. Un doux frémissement lui apprit qu’elle ne pourroit lui cacher sa foiblesse qu’en rappellant toute sa vertu. Elle s’imposa des loix séveres, elle composa son maintien, ses discours, & jusqu’au son de sa voix. L’effort étoit grand, mais le plus grand effort est plus possible en la présence de ce qu’on aime, que le moindre en son absence. Elle s’apperçut que le Chevalier l’examinoit attentivement, & on ne l’avoit pas encore nommée. Elle ne fut pas la maîtresse de lui refuser ses regards ; ce fut beaucoup qu’elle se fit al vio-[263]lence de ne lui en pas demander. Il lui parla bientôt avec intérêt ; elle avoit dit quelque chose qui manifestoit tout à la fois l’esprit & le sentiment, & ce langage, séduisant & presque nouveau pour un homme qui par raison ne voyoit que des folles, lui avoit fait une sorte d’impression. Il n’écouta bientôt plus qu’elle, & ne répondit qu’à elle. De son côté, elle lui adressa la parole plusieurs fois ; le plaisir d’être écoutée, lui eût suffi ; le plaisir d’être applaudie la transporta. Cependant elle ne fit aucune étourderie, & lorsque, par une suite de la conversation, elle vint à parler de l’amour, elle ne fit pas même soupçonner qu’elle commençoit à le ressentir. Ainsi elle apprit au Chevalier combien elle avoit d’esprit & d’ame, sans le mettre dans le cas d’en rien augurer pour lui. Ceux qui connoissoient les délicatesses de la vertu, sentiront tout le [264] charme de cette situation, pour elle.

On proposa des parties ; & le Chevalier ni la Marquise ne voulurent jouer. Ils resterent seuls auprès du feu ; & dans cette conversation particuliere, le Chevalier acheva de s’enflammer, sans qu’il en coûtât à Madame de Vanore rien qu’elle dût désavouer. Le Chevalier lui dit tout ce qu’on peut imaginer de plus obligeant ; il exalta beaucoup le sort de ses amis, & parut en envier le bonheur. La Marquise ne put résister à une tentation innocente. Croiriez-vous, lui dit-elle, qu’avec cet esprit & cette ame dont vous me louez, il y a un homme qui depuis deux jours a refusé de venir me voir ? le Chevalier fut étonné, & lui dit que cela ne pouvoit pas être, & qu’elle badinoit ; je ne badine pas, reprit-elle, en le fixant, demandez le au Comte de * * * Il resta pétrifié ; Quoi ! Ma-[265]dame, lui dit-il, c’est à Madame de Vanore que j’ai l’honneur de parler, & c’est elle. . . . Je suis puni, Madame, & vous m’apprenez que la raison a ses excès comme la folie.

Ce qu’il n’avoit pas voulu accepter, il le demanda alors comme une très-grande grace. La Marquise le lui accorda sans peine, mais toujours en dissimulant le plaisir que cette aventure lui causoit. Il alla chez elle le lendemain. Le même sentiment qui conduisoit son cœur, conduisit son esprit lorsqu’il la revit. Il étoit frappé ; il ne put s’en taire. L’espoir ne faisoit pas sa brûlante impatience : il sçavoit que Madame de Vanore étoit très-sage, mais il l’adoroit ; & la certitude des rigueurs, ou celle des faveurs ne peuvent ni ralentir, ni augmenter la vivacité d’une passion, quand elle est née d’un premier mouvement. On aime alors sans raison-[266]ner, sans avoir, pour ainsi dire, une seule idée.

Madame de Vanore, qui l’avoit attendu, eut de la peine à ne le pas recevoir avec transport. Dans cette premiere entrevue, il se déclara, il dit tout ce qu’il pensoit, tout ce qu’il sentoit. Jamais l’amour n’avoit été si prompt à s’exprimer. Quel hommage & quel écueil pour une femme qui la veille avoir dû se persuader qu’elle étoit condamnée elle-même à une passion malheureuse ! Le Chevalier avoit beaucoup d’esprit, mais cet esprit étoit si naturel, que le sentiment pouvoit en emprunter le secours, sans risquer de se rendre suspect. La Marquise saisit tout, sentit tout, & fut convaincue qu’elle étoit aimée. Elle n’avoit plus de violence à se faire, que celle du moins qu’exige toujours la vertu ; mais sa vertu n’étoit que de la raison. Elle pouvoit donc s’expli-[267]quer à son tour ; ses principes ne s’y opposoient pas, & ses sentimens sembloient l’y contraindre. Malgré le plaisir qu’elle y eût trouvé, elle résista jusqu’au lendemain, & malgré cette coûteuse résistance, il se trouva qu’elle avoit encore trop tôt parlé.

Le chevalier n’avoit quitté les femmes que par un excès de mépris pour leur intrigue, leur facilité & leur fausseté. Il n’avoit connu malheureusement que de celles qui affectent beaucoup de sagesse, & n’ont même jamais rêvé vertu ni honneur. Il ne voyoit maintenant que les plus méprisables pour s’assurer cette tranquillité, cette indifférence profonde que le mépris donne, quand, à force d’en raisonner la cause, on s’est rendu le maître de ses sens. Il n’avoit refusé de voir Madame de Vanore, que parce que le monde la jugeoit respectable. Une femme de ce carac-[268]tere pouvoit aisement le séduire, & il ne vouloit plus être séduit : malgré lui-même, il l’avoit vue, & ce qu’il avoit craint étoit arrivé : il espéroit du moins que l’estime, que ce charme vainqueur attaché à la vertu, le dédommageoit de la perte de sa liberté. Vain espoir ; il est encore trompé. & il l’est plus que jamais. La seule femme qu’il ait estimée en sa vie, a, plus qu’aucune autre, cette facilité horrible qui l’a tant choqué & tant dégoûté. . . . Il ne fait que cette réflexion ; il la fait avec promptitude, & en est accablé malgré lui ; il ne sent plus que le dégoût, & ne peut se résoudre à mettre le pied une seconde fois chez Madame de Vanore.

Madame de Vanore ne devine point ce qui lui coûte sa conquête & son bonheur, mais elle devine très-bien que cette révolution subite & terrible, a quelque cause extraordi-[269]naire. Elle ne se flatte pas de s’abuser, cependant elle se flatte de revoir le Chevalier. Quatre jours qui s’écoulent sans qu’elle entende parler de lui, lui confirment enfin son malheur. Malgré son accablement, qui n’a rien d’égal, elle a la force de penser à s’instruire des raisons qui ont déterminé le Chevalier à ce violent procédé. Mais à qui s’adresser ? Elle n’a aucun confident, & ne sçait même si elle auroit la force de faire une confidence. Une sagesse constante l’a rendue sur ce point d’une pusillanimité extrême. Puisqu’elle est réduite à se faire violence, elle croit devoir écrire. C’est le parti qu’elle prend. Sa lettre est courte, mais renferme tout. Le Chevalier y répond avec toute la sincérité que le dépit peut donner : il veut cacher le mépris, mais il dissimule mal ce sentiment vainqueur.

Madame de Vanore instruire, sent [270] diminuer son chagrin. C’est à force d’aimer, qu’elle a perdu son amant : cette pensée ne va point sans consolation & sans espérance. Elle écrit une seconde lettre. Ici le sentiment se développe tout entier. Elle peint son cœur, son innocence, son desespoir, & cette consolation qui vient de l’applaudissement secret d’une ame qui ne peut se repentir d’avoir trop aimé. Vous ne datiez que d’un jour quand je m’expliquai si librement, lui dit-elle, mais je datois de l’instant où l’on m’avoit vanté votre mérite & vos vertus. Le refus que vous aviez fait de me voir, avoit achevé de m’enflammer, je ne sçavois plus ce que je faisois quand je vous vis ; sans votre résistance, j’aurois été très-capable de vous en montrer moi-même ; & si je fus coupable, si je puis un jour me reprocher d’avoir trop peu respecté les loix de la décence, loin de m’y contraindre par vos mépris, vous [271] devez vous-même empêcher toujours que je ne puisse me faire ce reproche, qui vous condamneroit.

Le Chevalier ne se crut pas désabusé, & il l’étoit pourtant. Il voulut la voir pour jouir de l’opiniâtreté de ses soupçons ; mais il ne la vit que pour demander pardon de ses outrages : la bonne foi de Madame de Vanore se fit aussi aisément connoître qu’adorer, & le Chevalier sentit qu’il y a des femmes à qui on doit tout pardonner en faveur de leur sentimens. ◀General account ◀Level 2 ◀Level 1