Le Nouveau Spectateur (Bastide): VII. Discours
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Niveau 1
Discours VII.
Niveau 2
J’ai parlé des juges qui s’exposent
aux longs remords pour le foible plaisir de satisfaire de
petites passions qui s’éteignent dèsqu’elles sont satisfaites ;
je parlerai aujourd’hui des Juges infortunés, à qui l’artifice
& la surprise ont attaché, après d’exactes recherches, un
arrêt que la Justice désavoue. J’en ai connu qui, mieux
instruits dans la suite, & étant malheureusement parvenus à
découvrir la vérité qu’on leur avoit artificieusement cachée,
n’ont jamais pu se consoler de l’arrêt qu’ils avoient rendu. Je
dirai à ceux qui peuvent être dans le même cas, que
le crime qu’ils se reprochent, n’étant nullement l’ouvrage de
leur intention ou de leur négligence, ils n’ont aucun reproche à
s’en faire, & qu’ils auront assez satisfait aux devoirs de
la conscience la plus épurée, si, pouvant procurer quelque
consolation aux innocens qu’ils ont condamnés, ils en saisissent
l’occasion, ou si, ne le pouvant pas, ils souhaitent le pouvoir.
Les vains remords, les remords non exigés, sont très-communs
& très-nuisibles à la société. Tous les hommes y sont
sujets. J’oserai bien dire que j’en ai vu plus de vingt en ma
vie dont cette foiblesse respectable & malheureuse a
insensiblement ruiné la santé & la fortune. De ceux dont
l’histoire m’est mieux connue, trois sont dans des couvens,
& deux y seroient à coup sûr, si je n’avois pas détruit le
projet qu’ils en avoient conçu, par des raisonnemens qu’il m’a fallu pousser jusqu’à l’importunité. Un
homme trouvant un jour, à la campagne, un fusil dans une
chambre, le prit & l’ajusta vers une porte qui se trouvoit
vis-à-vis de lui. Ne voyant point de poudre dans le bassinet, il
ferra le doigt, & le fusil partit. Malgré le bruit du coup,
& son étourdissement, il entendit dans la chambre voisine
une voix plaintive ; il ouvre la porte fatale, & l’objet
qu’il apperçoit est son ami expirant. Il se seroit tué, s’il
n’avoit pas été sans armes. Le temps d’en chercher, dans le
trouble où il étoit, fut assez long pour que tout le château eût
pu accourir au bruit qu’on avoit entendu. On comprit sa
résolution, & on l’empêcha de la suivre. . . . Un autre
courant un jour à cheval, dans un chemin fort étroit, & son
cheval ayant pris le mors aux dents, il eut beau crier de loin à
un homme qui étoit dans le milieu du chemin, de
prendre garde à lui, il lui passa sur le corps, & le cheval
étant tombé, il vit, en se relevant, ce malheureux étendu par
terre. Il étoit seul, à une lieue de tout secours ; malgré ce
qu’il put faire, il eut le désespoir de le voir expirer une
heure après. J’ai vu ces deux hommes long-temps après ces
accidents, ils avoient quitté le monde, étoient rongés de
remords, & ne vivoient plus. L’un d’eux surtout croyoit
toujours voir la maréchaussée & les bourreaux à ses
trousses, lorsqu’il rencontroit deux hommes qu’il ne connoissoit
pas.
Metatextualité
Il y a d’autres accidents
qu’une ame tendre peut se reprocher avec plus de raison,
mais qui ne font pas plus des crimes que les deux malheurs
que je viens de raconter. L’histoire que l’on va lire, est
de ce nombre. Je la suppose vraie, & je dis que celui à
qui elle est arrivée, ne doit avoir aucuns
remords, s’il est vrai que toutes choses se soient passées
comme il le rapporte. Il est possible que plusieurs
circonstances se rassemblent aussi naturellement qu’une
seule, & que l’on sort aussi innocent de trois ou de
quatre morts, que d’une. Comme une catastrophe aussi
compliquée est beaucoup plus horrible qu’un simple accident,
elle imprime une douleur plus étendue & plus cruelle,
& il est assez simple que celui qui l’éprouve se croye
coupable, à proportion qu’il se sent déchiré ; mais il peut
n’être nullement coupable, & en ce cas il ne doit avoir
aucuns remords. L’homme dont je parle, en a cependant, &
c’est pour les combattre & les adoucir autant qu’il
dépend de moi, ne le connoissant point, & ne pouvant lui
parler, que je rapporte l’histoire qu’il m’a adressée. Le
public, après avoir lu cette histoire
singuliere, raisonnant apparemment, comme moi, sur les
scrupules de l’honnête homme qui s’en fait un sujet de
désespoir religieux, lui apprendra son innocence, qu’aucun
autre moyen peut-être ne peut plus lui persuader, &
j’aurai fait ma charge de Spectateur, qui consiste autant à
étouffer le germe du remords dans des cœurs trop timorés,
trop sensibles, dont la douleur est un spectacle triste,
& dont les maximes peuvent être d’un suage dangereux,
qu’à imprimer la terreur & le scrupule même dans ceux
qui, pour résister au penchant qui les entraîne au mal, ont
besoin de s’exagérer la sévérité des loix de la conscience.
Voici le fait.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, Il y a des
situations où le plus honnête homme est obligé de
devenir criminel. Vous sçavez cela comme moi, mais peut-être ne pensez-vous pas que, quoique la
fatalité ait tout conduit, on n’est pas dispensé d’avoir
des remords. J’avois toujours cru que dans le cas dont
je parle, un vif regret devoit suffire pour calmer le
courroux céleste, mais j’éprouve le contraire ; je suis
tourmenté, déchiré nuit & jour, & mon agitation
est si constante, que n’y trouvant aucun remede en ce
monde, je sens que j’ai tout à craindre dans l’autre, du
crime involontaire qui la cause.
Metatextualité
Permettez-moi de vous raconter mon
histoire.
Récit général
Je fus obligé, il y a
quelques années, de faire un voyage en Angleterre.
Je logeai à Londres chez un Anglois de la premiere
qualité, que j’avois beaucoup connu à Paris, &
qui avoit le malheur d’être amoureux de sa femme.
C’étoit un de ces hommes à qui l’amour n’inspire que
de la tristesse, & qui préférant les peines aux plaisirs, écartent par goût les uns
pour se livrer volontairement aux autres. Miladi
pensoit comme toutes les femmes des jaloux : elle
détestoit son mari, & distinguoit tous les
hommes qui se présentoient. Elle eut bientôt une
plus forte raison de m’aimer ; c’est l’indifférence
avec laquelle je parus la voir. Quoiqu’elle fut
jolie & très-aimable, j’étois déterminé à
n’avoir plus de fantaisies, & encore moins
d’attachemens, & dans cette résolution je me
tenois en garde contre les charmes de Miladi, &
pour plus de sureté, je ne la voyois que le plus
rarement qu’il m’étoit possible, quoique je fusse
logé chez elle. Malgré ma conduite, dont la femme
pouvoit se plaindre, je ne pus échapper aux soupçons
du mari. J’ignorois le ridicule de son caractere ;
si je l’avois connu, j’aurois préféré la plus
mauvaise auberge à sa maison. Je le vis entrer, un matin, dans ma chambre, d’un air qui
m’auroit annoncé tout ce qu’il alloit me dire, si
j’avois été mieux instruit. Vous aimez ma femme, me
dit-il, sans préambule : oui, vous l’aimez : vous
voudriez en vain vous en défendre. Connoissez le
malheur qui vous menace, & le crime que vous
allez commettre. Je suis naturellement jaloux ;
j’ai, de plus, mille raisons de l’être : après avoir
souffert depuis quatre ans tout ce qu’on peut
souffrir, ma patience est épouisée. Je ne vous
laisserai donc aucune liberté ; vous me trouverez
toujours entre ma femme & vous, je vous rendrai
aussi malheureux que je le ferai moi-même : si mes
soins sont inutiles, si vous parvenez à tromper ma
vigilance, mon malheur sera l’arrêt de ma mort ; je
vous en avertis : je ne vous fais aucune autre
menace, parce que je n’oublie point, tout tourmenté que je suis, qu’il est naturel
d’aimer une jolie femme qui a vingt ans, & qui
veut être aimée. Je mourrai de votre amour, de votre
bonheur, parce que la vie, qui m’est déjà odieuse,
me sera devenue insupportable ; mais je ne me
croirai point en droit de vous punir de mon
désespoir, quoique vous en soyez la cause. Le ton
dont Milord me parloit, m’effraya ; je tremblai pour
lui ; je pris la résolution que tout honnête homme
auroit prise à ma place, qui fut de quitter Londres.
Je ne pouvois sortir décemment de chez lui que de
cette façon, et je ne pouvois y rester sans me
rendre coupable de la mort de mon ami. Je lui dis le
parti que je voulois prendre ; il me crut sincere,
& il me parut plus tranquille. J’aurois voulu
partir dès le lendemain ; je ne le pouvois pas : une
affaire importante me retenoit,
& il n’étoit également impossible de
l’abandonner, & de la voir terminée avant huit
jours. Je donnai mes ordres en conséquence ; &
n’ayant pas des raisons de me cacher, ces ordres ne
furent poins secrets. Malheureusement j’avois eu, la
veille, une conversation avec Miladi, qui m’avoit un
peu engagé avec elle. Elle m’avoit reproché mon
indifférence, & j’avois répondu que je n’en
avois point. En France, cette réponse n’eût eu que
la valeur d’un simple compliment, mais Miladi
m’aimoit, & une Angloise amoureuse prend les
mots pour des sentimens. Elle apprit que je devois
partir, & elle me fit prier de passer dans son
appartement. Mon ami, rassuré apr ma promesse, étoit
allé pour deux jours à quelques lieues de Londres.
Son absence me laissoit le droit d’être poli ; je me
rendis donc aux vœux de Miladi. Aussi
laconique que son mari, elle me fit connoître que
j’avois affaire aux deux plus étranges têtes de
l’Angleterre. Elle m’adoroit ; mon indifférence
avoit commencé sa passion ; mon aveu en avoit fait
un droit. Je voulois partir, au mépris d’un
engagement sacré ! si j’exécutois ce dessein odieux
& barbare, sa mort m’apprendroit l’horreur de
mon crime. Ce furent là ses propres expressions. Je
compris qu’il seroit inutile & dangereux de
l’abuser. Je lui dis qu’il étoit vrai que j’allois
bientôt partir, mais que c’étoit malgré moi ; que
j’avois parfaitement senti ce qu’elle méritoit,
& qu’en obéissant à la nécessité de retourner
dans ma patrie, je faisois le plus grand effort de
raison, & j’en ressentois la plus vive douleur.
De la façon dont elle s’expliquoit sur mon motif,
quel qu’il pût être, il eût été bien
inutile de le lui apprendre ; j’avois même à
craindre qu’en me justifiant par les soupçons de son
mari, elle ne se portât à quelque extrêmité contre
lui ; & je crus être très-prudent en gardant mon
secret ; mais ma situation n’en étoit que plus
terrible : je me trouvois entre deux personnes qui
me menaçoient de se tuer, & par l’opposition des
différentes loix qu’elles m’imposoient toutes deux,
il me devenoit presque impossible de sauver l’une
& l’autre. D’ailleurs, laquelle sauver, &
comment me résoudre à choisir. Cette position
affreuse m’ôta jusqu’à la liberté de penser. Mes
réproches aux discours de Miladi se sentirent
parfaitement du trouble de mon esprit, & ce
trouble offensant, ou qui du moins lui parut tel,
contribua encore à me faire paroître plus
indifférent & plus cruel. En la quittant, je vis
tout ce que j’avois à raindre. Miladi
soupoit en ville, & je n’étois engagé
indispensablement nulle part; je profitai de cette
liberté pour passer le reste du jour dans mon
appartement. Les plus tristes pensées vinrent
bientôt m’y troubler. Quel parti prendre? Devois-je
partir? Devois-je rester? J’avois à choisir entre
deux victimes: laquelle des deux devoit me coûter le
moins à sacrifier? La plus innocente dans ses
sentimens: mais toutes deux l’étoient également. La
jalousie est aussi naturelle que l’amour. Accablé de
mes curelles réflexions, je me couchai de bonne
heure. Je dormois profondément; je me sentis
éveiller. Quel objet frappe mes yeux! Miladi est à
mes genoux: je la distingue à la faveur d’une bougie
qui éclaire dans l’éloignement; elle appuye son
front sur ma main, & cette main est mouillée de
ses larmes. Ah! Madame, lui dis-je en la ferrant
dans ma bras pour la relever dans quel
état vous offrez-vous à moi ? . . . Vous voyez ce
que l’amour peut sur mon cœur répondit-elle en
pleurant : réduite à vous faire pitié, je ne crains
que de n’y pas réussir. Hèlas ! est-il temps de
consulter ma gloire `Elle dépent à présent de vous ;
je n’en ai plus à respecter, si vous ne m’aimez
pas. . . . Ne me supposez pas des sentimens
barbares, lui dis-je plus ému que je n’aurois voulu
l’être : oui, je vous aime : eh ! qui dans cet état,
seroit capable de ne vous pas aimer ? Mais vous vous
perdez, vous me perdez moi-même ; n’avez-vous plus
de raison ? Ah ! cruel, répondit-elle, cette raison
est l’excuse des indifférens, & le conseil des
ingrats : je lis dans votre coeur, mais lisez aussi
dans le mien ; n’y trouverez-vous rien qui vous
touche quand je meurs d’amour pour vous ? . . . Je
crus qu’elle alloit mourir en effet. Tant d’amour
me pénétra ; j’oubliai qu’il alloit
décider de sa destinée. Sa douleur & son amour
ne faisoient pas tous ses charmes ; elle en avoit de
plus seduisans encore. Dans le désordre où elle
étoit, un rien rend plus belle : le beauté est dans
tout ce qu’on découvre ; & elle décide contre
toutes les raisons. La sûreté du tête à tête en fit
durer les momens. Les réflexions revinrent lorsque
Miladi se fut retirée ; & je ne fus plus guere
occupé que de mes devoirs pendant le reste de la
nuit. J’avois promis à Miladi de ne point partir ;
elle en avoit exigé le serment, & je souhaitois
de pouvoir y être fidele. Mais comment en trouver le
moyen ? Milord avoit ma parole. En me voyant
différer, il ne manqueroit pas de penser que j’avois
employé les deux jours de son absence à me faire des
raisons de rester. Je devois m’attendre à quelque scene tragique ; je ne pouvois me
faire aucune illusion ; je m’en fis cependant. Je
m’imaginai qu’en lui parlant avec toute la force de
la raison, je le rendrois plus raisonnable, même en
lui disant la vérité jusqu’à un certain point, &
ce fut le parti que je pris, après y avoir mûrement
réfléchi. Dès qu’il fut revenu, j’allai le trouver,
& lui parlai en ces termes. Vous avez de
l’esprit, Milord, vous portez un grand nom, vous
possédez de grands biens ; tant de qualités, tant
d’avantages, pourront-ils moins sur vous qu’un
sentiment aveugle qui les detruit, & que tous
les états & toutes les nations du monde
regardent avec horreur ? . . . . . Pourquoi me
faites-vous cette question, me dit-il, en me
regardant fixement ? Parce que j’ai réfléchi au
cruel aveu que vous m’avez fait ; & que le fonds
de jalousie que m’avez montré,
m’annonce pour vous en avenir épouventable.
Connoissez-vous le tourment des jaloux ? . . . . Je
le connois, me dit-il, en me ferrant le bras avec
force, il est tout entier dans mon cœur ; il m’étoit
réservé de l’éprouver par un ami perfide. Vous me
connoissez mal, & vous m’offensez, repris-je
avec douceur ; mais votre erreur ne me touche que
par rapport à vous. Daignez m’entendre ; daignez
croire que mes conseils sont sans artifice ;
peut-être est il temps encore de vous en
donner ? . . . . Je vis qu’il m’écoutoit, & je
continuai ainsi. Vous sçavez, Milord, que les
passions entrent en nous, malgré nous mêmes ? Vous
l’éprouvez malheureusement. Quoi qu’elles soient
toutes étranges, elles sont toutes naturelles ;
c’est le malheur de notre esprit & de notre
condition. Mettez-vous bien cette vérité devant les yeux ; tout dépend pour vous de la
façon de l’envisager. . . . . Ah ! cruel, me dit-il,
je vous devine, vous aimez ma femme ? Non, lui
dis-je ; c’est elle au contraire qui m’aime ;
j’ignorois sa passion, que je n’avois point cherché
à faire naître ; elle me la cachoit avec soin :
c’est vous qui lui avez donné la force de paroître.
Vous avez exigé mon depart ! j’en ai donné l’ordre,
cet ordre est venu jusqu’à elle : à la veille de me
perdre, elle m’a parlé. Quoiqu’elle me fit prtié, je
n’ai consulté que mon engagement avec vous : je me
suis montré inébranlable ; la fin de notre
conversation a été la même menace que vous m’avez
faite vous-même. Milord enfoncé dans un fauteuil,
& la tête baissée, m’ecoutoit attentivement : je
crus qu’il ne m’étoit pas impossible de l’attendir,
& je continuai en ces termes. Je
vous parle sans imposture, Milord : quoique le
tableau que je vous présente soit affreux, j’attends
plus de choses que je n’en crains de l’impression
qu’il fera sur vous. Je vous ai promis de partir,
& je vous tiendrai parole, malgré ma juste
répugnance à immoler un objet intéressant &
malheureux, à une volonté aveugle & barbare ;
mais serez-vous plus barbare que moi ? Pourrez-vous
vous résoudre à faire périr une femme que vous
adorez ? C’est à vous à prononcer sur son sort. Dans
deux jours, je ne serai plus à Londres, si vous
persistez à l’exiger ; mais dans deux jours elle ne
sera plus au monde, si vous me forcez à partir. Je
m’interrompis pour le laisser parler. Il resta
encore pendant quelques momens sans rien dire ; il
se leva ensuite, & me regardant d’un œil assez
tranquille, je vois, me dit-il, que
vous êtes honnête homme ; vous voyez aussi tout ce
que je souffre ! mon sort va dépendre de la façon
dont vous vous conduirez : je vous en laisse
absolument le maître. Je vais passer quelques jours
à la campagne ; vous ne serez pas gêné par ma
présence : tout dépend peut-être, pour ma femme
& pour moi, de la liberté d’esprit que je veux
vous laisser. Il me quitta à ces mots. Aussi accablé
que lui, je n’eus pas la force de l’arrêter. Resté
seul, & revenu à moi, je me retraçai ce qu’il
venoit de me dire, & j’examinai ce que j’avois à
faire. J’avois deux intérêts à concilier, tous deux
extrêmement opposés, & tous deux également
respectables. Après avoir rêvé long-temps, je
trouvai une tournure qui, avec du temps &
beaucoup de prudence, pouvoit nous sauver tous
trois. C’étoit de me conduire avec Miladi d’une
maniere si circonspecte, que son mari
ne put jamais m’accuser de flatter sa passion. D’un
autre côté, d’aller trouver Milord à sa campagne
dans deux jours, & de lui dire que n’ayant pu
réussir à guérir sa femme du sentiment malheureux
qui la préoccupoit, je prenois le parti de rester
encore quelque temps, dans l’espérance & dans la
résolution de faire par ma conduite froide &
invariable, ce que je n’avois pu obtenir par mes
discours & mes conseils. Ce projet me parut le
plus prudent, je m’en promis le meilleur effet,
& j’allois l’exécuter, lorsqu’on me remit une
lettre qui confondit toute ma prudence.
J’annonçai cette horrible nouvelle à Miladi;
elle en fut vivement touchée. Nous envoyâmes auprès
de Milord, il avoit cessé de vivre ; cette
catastrophe m’imprima la plus grande douleur. Je ne
voulus plus rester auprès d’une femme dont le deuil
étoit mon ouvrage ; je ne pouvois plus me regarder que comme le meurtrier de son
mari. Toutes mes autres réflexions céderent à
celle-là, & je me sauvai dans la nuit, après
avoir écrit à Miladi. J’espérai toutefois que ma
lettre produiroit quelque bon effet ; mais j’appris
peu de temps après, qu’elle avoit suivi l’exemple de
son mari ; & je l’appris par elle-même, dont je
reçus la lettre qui suit.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Je vous ai trompé,
Monsieur ; je vous ai laissé des espérances, parce
que je ne voulois point recevoir de conseils. Le
seul qu’un homme au désespoir doive écouter, c’est
son désespoir même. La mort est un
infant. De tous les raisonnemens que je pouvois
faire, voilà le seul que j’aie fait. Il va
m’assurer une tranquilité que je ne devois plus
espérer ; dans un moment j’aurai très bien pensé.
Vous concevez que je ne vivrai plus lorsque vous
recevrez cette lettre. Je n’ai pas voulu mourir
sans vous écrire ; soyez tranquille sur cet
événement ; vous en êtes la cause innocente :
écartez les regrets, encore plus les remords ; je
ne souffre plus, & il ne faut pas que ma mort
vous coûte plus qu’à moi. »
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Vous êtes-vous
imaginé que des raisonnemens détruisoient des
passions ? Ah ! connoissez mieux le cœur d’une
Angloise. Je ne condamne pas le parti que vous
avez pris ; je souffre, je suis désespérée, &
je ne me plains point ; mais en trouvant votre
fuite excusable, je suis obligée de conclure que
je ne vous reverrai jamais ? Croyez-vous que j’eu
puisse supporter la pensée ? Non, vous ne le
croyez pas, & vous sentez que ma mort est la
seule chose que je puisse opposer à
l’horreur que me fait sentir votre perte. . . .
J’ai attendu de sçavoir où vous étiez, pour
exécuter un projet formé dès votre départ : ce
n’eût plus été mourir pour vous que de vous le
laisser ignorer. Combien n’ai-je pas senti
redoubler mes maux par mon impatience ? Je vous
cherchois partout ; je vous demandois à toute la
nature ; j’oubliois que vous n’étiez plus au monde
pour moi. Malgré l’excès de la passion qui me
déchire, je me fais la violence de n’aller point
mourir à vos genoux : je sçais me maîtriser
lorsque votre intérêt l’exige ; jugez de l’excès
d’un amour qui n’est capable de ménagement que
pour se refuser un plaisir ? C’en seroit un
très-grand pour moi de pouvoir vous dire encore
une fois combien je vous aime ; mais il faut que
je m’en prive, il faut que mes
sentimens conservent jusqu’au dernier instant
quelque chose d’agréable pour vous. Vous n’avez
pas connu, vous n’avez pas senti combien je vous
aimois ; vous n’aimiez pas assez pour le
concevoir ! Cette derniere preuve pourra peut-être
vous l’apprendre. Je l’espere, je m’en
réjouis. . . . . Daignez penser quelquefois à moi.
Je sens tout ce que j’exige de vous : je sçais
qu’il est triste d’être en commerce avec un objet
qui est mort pour nous ; mais il y a des plaisirs
particuliers que la tristesse peut nous faire ;
peut-être vous est-il réservé de l’éprouver.
Adieu : il est temps que je vous laisse respirer ;
cette lettre est bien longue, si elle vous
attendrit. Il faut ménager la sensibilité de ceux
de qui on n’a plus à attendre qu’une pitié
inutile. Adieu, adieu, adieu. Je ne
vivrai plus lorsque vous recevrez cette lettre. »