VII. Discours Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Sabine Sperr Editor Barbara Thuswalder Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 08.07.2015 info:fedora/o:mws.3444 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome II. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche 1758, 168-194, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 3 007 1758 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Recht Diritto Law Derecho Droit Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Liebe Amore Love Amor Amour United Kingdom England England -0.70312,52.16045 France Paris Paris 2.3488,48.85341 United Kingdom London London -0.12574,51.50853 France 2.0,46.0

Discours VII.

J’ai parlé des juges qui s’exposent aux longs remords pour le foible plaisir de satisfaire de petites passions qui s’éteignent dèsqu’elles sont satisfaites ; je parlerai aujourd’hui des Juges infortunés, à qui l’artifice & la surprise ont attaché, après d’exactes recherches, un arrêt que la Justice désavoue. J’en ai connu qui, mieux instruits dans la suite, & étant malheureusement parvenus à découvrir la vérité qu’on leur avoit artificieusement cachée, n’ont jamais pu se consoler de l’arrêt qu’ils avoient rendu. Je dirai à ceux qui peuvent être dans le même cas, que le crime qu’ils se reprochent, n’étant nullement l’ouvrage de leur intention ou de leur négligence, ils n’ont aucun reproche à s’en faire, & qu’ils auront assez satisfait aux devoirs de la conscience la plus épurée, si, pouvant procurer quelque consolation aux innocens qu’ils ont condamnés, ils en saisissent l’occasion, ou si, ne le pouvant pas, ils souhaitent le pouvoir. Les vains remords, les remords non exigés, sont très-communs & très-nuisibles à la société. Tous les hommes y sont sujets. J’oserai bien dire que j’en ai vu plus de vingt en ma vie dont cette foiblesse respectable & malheureuse a insensiblement ruiné la santé & la fortune. De ceux dont l’histoire m’est mieux connue, trois sont dans des couvens, & deux y seroient à coup sûr, si je n’avois pas détruit le projet qu’ils en avoient conçu, par des raisonnemens qu’il m’a fallu pousser jusqu’à l’importunité. Un homme trouvant un jour, à la campagne, un fusil dans une chambre, le prit & l’ajusta vers une porte qui se trouvoit vis-à-vis de lui. Ne voyant point de poudre dans le bassinet, il ferra le doigt, & le fusil partit. Malgré le bruit du coup, & son étourdissement, il entendit dans la chambre voisine une voix plaintive ; il ouvre la porte fatale, & l’objet qu’il apperçoit est son ami expirant. Il se seroit tué, s’il n’avoit pas été sans armes. Le temps d’en chercher, dans le trouble où il étoit, fut assez long pour que tout le château eût pu accourir au bruit qu’on avoit entendu. On comprit sa résolution, & on l’empêcha de la suivre. . . . Un autre courant un jour à cheval, dans un chemin fort étroit, & son cheval ayant pris le mors aux dents, il eut beau crier de loin à un homme qui étoit dans le  milieu du chemin, de prendre garde à lui, il lui passa sur le corps, & le cheval étant tombé, il vit, en se relevant, ce malheureux étendu par terre. Il étoit seul, à une lieue de tout secours ; malgré ce qu’il put faire, il eut le désespoir de le voir expirer une heure après. J’ai vu ces deux hommes long-temps après ces accidents, ils avoient quitté le monde, étoient rongés de remords, & ne vivoient plus. L’un d’eux surtout croyoit toujours voir la maréchaussée & les bourreaux à ses trousses, lorsqu’il rencontroit deux hommes qu’il ne connoissoit pas.

Il y a d’autres accidents qu’une ame tendre peut se reprocher avec plus de raison, mais qui ne font pas plus des crimes que les deux malheurs que je viens de raconter. L’histoire que l’on va lire, est de ce nombre. Je la suppose vraie, & je dis que celui à qui elle est arrivée, ne doit avoir aucuns remords, s’il est vrai que toutes choses se soient passées comme il le rapporte. Il est possible que plusieurs circonstances se rassemblent aussi naturellement qu’une seule, & que l’on sort aussi innocent de trois ou de quatre morts, que d’une. Comme une catastrophe aussi compliquée est beaucoup plus horrible qu’un simple accident, elle imprime une douleur plus étendue & plus cruelle, & il est assez simple que celui qui l’éprouve se croye coupable, à proportion qu’il se sent déchiré ; mais il peut n’être nullement coupable, & en ce cas il ne doit avoir aucuns remords. L’homme dont je parle, en a cependant, & c’est pour les combattre & les adoucir autant qu’il dépend de moi, ne le connoissant point, & ne pouvant lui parler, que je rapporte l’histoire qu’il m’a adressée. Le public, après avoir lu cette histoire singuliere, raisonnant apparemment, comme moi, sur les scrupules de l’honnête homme qui s’en fait un sujet de désespoir religieux, lui apprendra son innocence, qu’aucun autre moyen peut-être ne peut plus lui persuader, & j’aurai fait ma charge de Spectateur, qui consiste autant à étouffer le germe du remords dans des cœurs trop timorés, trop sensibles, dont la douleur est un spectacle triste, & dont les maximes peuvent être d’un suage dangereux, qu’à imprimer la terreur & le scrupule même dans ceux qui, pour résister au penchant qui les entraîne au mal, ont besoin de s’exagérer la sévérité des loix de la conscience. Voici le fait.

Monsieur,

Il y a des situations où le plus honnête homme est obligé de devenir criminel. Vous sçavez cela comme moi, mais peut-être ne pensez-vous pas que, quoique la fatalité ait tout conduit, on n’est pas dispensé d’avoir des remords. J’avois toujours cru que dans le cas dont je parle, un vif regret devoit suffire pour calmer le courroux céleste, mais j’éprouve le contraire ; je suis tourmenté, déchiré nuit & jour, & mon agitation est si constante, que n’y trouvant aucun remede en ce monde, je sens que j’ai tout à craindre dans l’autre, du crime involontaire qui la cause. Permettez-moi de vous raconter mon histoire.

Je fus obligé, il y a quelques années, de faire un voyage en Angleterre. Je logeai à Londres chez un Anglois de la premiere qualité, que j’avois beaucoup connu à Paris, & qui avoit le malheur d’être amoureux de sa femme. C’étoit un de ces hommes à qui l’amour n’inspire que de la tristesse, & qui préférant les peines aux plaisirs, écartent par goût les uns pour se livrer volontairement aux autres. Miladi pensoit comme toutes les femmes des jaloux : elle détestoit son mari, & distinguoit tous les hommes qui se présentoient. Elle eut bientôt une plus forte raison de m’aimer ; c’est l’indifférence avec laquelle je parus la voir. Quoiqu’elle fut jolie & très-aimable, j’étois déterminé à n’avoir plus de fantaisies, & encore moins d’attachemens, & dans cette résolution je me tenois en garde contre les charmes de Miladi, & pour plus de sureté, je ne la voyois que le plus rarement qu’il m’étoit possible, quoique je fusse logé chez elle. Malgré ma conduite, dont la femme pouvoit se plaindre, je ne pus échapper aux soupçons du mari. J’ignorois le ridicule de son caractere ; si je l’avois connu, j’aurois préféré la plus mauvaise auberge à sa maison. Je le vis entrer, un matin, dans ma chambre, d’un air qui m’auroit annoncé tout ce qu’il alloit me dire, si j’avois été mieux instruit. Vous aimez ma femme, me dit-il, sans préambule : oui, vous l’aimez : vous voudriez en vain vous en défendre. Connoissez le malheur qui vous menace, & le crime que vous allez commettre. Je suis naturellement jaloux ; j’ai, de plus, mille raisons de l’être : après avoir souffert depuis quatre ans tout ce qu’on peut souffrir, ma patience est épouisée. Je ne vous laisserai donc aucune liberté ; vous me trouverez toujours entre ma femme & vous, je vous rendrai aussi malheureux que je le ferai moi-même : si mes soins sont inutiles, si vous parvenez à tromper ma vigilance, mon malheur sera l’arrêt de ma mort ; je vous en avertis : je ne vous fais aucune autre menace, parce que je n’oublie point, tout tourmenté que je suis, qu’il est naturel d’aimer une jolie femme qui a vingt ans, & qui veut être aimée. Je mourrai de votre amour, de votre bonheur, parce que la vie, qui m’est déjà odieuse, me sera devenue insupportable ; mais je ne me croirai point en droit de vous punir de mon désespoir, quoique vous en soyez la cause.

Le ton dont Milord me parloit, m’effraya ; je tremblai pour lui ; je pris la résolution que tout honnête homme auroit prise à ma place, qui fut de quitter Londres. Je ne pouvois sortir décemment de chez lui que de cette façon, et je ne pouvois y rester sans me rendre coupable de la mort de mon ami. Je lui dis le parti que je voulois prendre ; il me crut sincere, & il me parut plus tranquille.

J’aurois voulu partir dès le lendemain ; je ne le pouvois pas : une af-faire importante me retenoit, & il n’étoit également impossible de l’abandonner, & de la voir terminée avant huit jours. Je donnai mes ordres en conséquence ; & n’ayant pas des raisons de me cacher, ces ordres ne furent poins secrets. Malheureusement j’avois eu, la veille, une conversation avec Miladi, qui m’avoit un peu engagé avec elle. Elle m’avoit reproché mon indifférence, & j’avois répondu que je n’en avois point. En France, cette réponse n’eût eu que la valeur d’un simple compliment, mais Miladi m’aimoit, & une Angloise amoureuse prend les mots pour des sentimens. Elle apprit que je devois partir, & elle me fit prier de passer dans son appartement. Mon ami, rassuré apr ma promesse, étoit allé pour deux jours à quelques lieues de Londres. Son absence me laissoit le droit d’être poli ; je me rendis donc aux vœux de Miladi. Aussi laconique que son mari, elle me fit connoître que j’avois affaire aux deux plus étranges têtes de l’Angleterre. Elle m’adoroit ; mon indifférence avoit commencé sa passion ; mon aveu en avoit fait un droit. Je voulois partir, au mépris d’un engagement sacré ! si j’exécutois ce dessein odieux & barbare, sa mort m’apprendroit l’horreur de mon crime.

Ce furent là ses propres expressions. Je compris qu’il seroit inutile & dangereux de l’abuser. Je lui dis qu’il étoit vrai que j’allois bientôt partir, mais que c’étoit malgré moi ; que j’avois parfaitement senti ce qu’elle méritoit, & qu’en obéissant à la nécessité de retourner dans ma patrie, je faisois le plus grand effort de raison, & j’en ressentois la plus vive douleur.

De la façon dont elle s’expliquoit sur mon motif, quel qu’il pût être, il eût été bien inutile de le lui apprendre ; j’avois même à craindre qu’en me justifiant par les soupçons de son mari, elle ne se portât à quelque extrêmité contre lui ; & je crus être très-prudent en gardant mon secret ; mais ma situation n’en étoit que plus terrible : je me trouvois entre deux personnes qui me menaçoient de se tuer, & par l’opposition des différentes loix qu’elles m’imposoient toutes deux, il me devenoit presque impossible de sauver l’une & l’autre. D’ailleurs, laquelle sauver, & comment me résoudre à choisir. Cette position affreuse m’ôta jusqu’à la liberté de penser. Mes réproches aux discours de Miladi se sentirent parfaitement du trouble de mon esprit, & ce trouble offensant, ou qui du moins lui parut tel, contribua encore à me faire paroître plus indifférent & plus cruel. En la quittant, je vis tout ce que j’avois à raindre. Miladi soupoit en ville, & je n’étois engagé indispensablement nulle part; je profitai de cette liberté pour passer le reste du jour dans mon appartement. Les plus tristes pensées vinrent bientôt m’y troubler. Quel parti prendre? Devois-je partir? Devois-je rester? J’avois à choisir entre deux victimes: laquelle des deux devoit me coûter le moins à sacrifier? La plus innocente dans ses sentimens: mais toutes deux l’étoient également. La jalousie est aussi naturelle que l’amour. Accablé de mes curelles réflexions, je me couchai de bonne heure. Je dormois profondément; je me sentis éveiller. Quel objet frappe mes yeux! Miladi est à mes genoux: je la distingue à la faveur d’une bougie qui éclaire dans l’éloignement; elle appuye son front sur ma main, & cette main est mouillée de ses larmes. Ah! Madame, lui dis-je en la ferrant dans ma bras pour la relever dans quel état vous offrez-vous à moi ? . . . Vous voyez ce que l’amour peut sur mon cœur répondit-elle en pleurant : réduite à vous faire pitié, je ne crains que de n’y pas réussir. Hèlas ! est-il temps de consulter ma gloire `Elle dépent à présent de vous ; je n’en ai plus à respecter, si vous ne m’aimez pas. . . . Ne me supposez pas des sentimens barbares, lui dis-je plus ému que je n’aurois voulu l’être : oui, je vous aime : eh ! qui dans cet état, seroit capable de ne vous pas aimer ? Mais vous vous perdez, vous me perdez moi-même ; n’avez-vous plus de raison ? Ah ! cruel, répondit-elle, cette raison est l’excuse des indifférens, & le conseil des ingrats : je lis dans votre coeur, mais lisez aussi dans le mien ; n’y trouverez-vous rien qui vous touche quand je meurs d’amour pour vous ? . . . Je crus qu’elle alloit mourir en effet. Tant d’amour me pénétra ; j’oubliai qu’il alloit décider de sa destinée. Sa douleur & son amour ne faisoient pas tous ses charmes ; elle en avoit de plus seduisans encore. Dans le désordre où elle étoit, un rien rend plus belle : le beauté est dans tout ce qu’on découvre ; & elle décide contre toutes les raisons.

La sûreté du tête à tête en fit durer les momens. Les réflexions revinrent lorsque Miladi se fut retirée ; & je ne fus plus guere occupé que de mes devoirs pendant le reste de la nuit.

J’avois promis à Miladi de ne point partir ; elle en avoit exigé le serment, & je souhaitois de pouvoir y être fidele. Mais comment en trouver le moyen ? Milord avoit ma parole. En me voyant différer, il ne manqueroit pas de penser que j’avois employé les deux jours de son absence à me faire des raisons de rester. Je devois m’at-tendre à quelque scene tragique ; je ne pouvois me faire aucune illusion ; je m’en fis cependant. Je m’imaginai qu’en lui parlant avec toute la force de la raison, je le rendrois plus raisonnable, même en lui disant la vérité jusqu’à un certain point, & ce fut le parti que je pris, après y avoir mûrement réfléchi.

Dès qu’il fut revenu, j’allai le trouver, & lui parlai en ces termes. Vous avez de l’esprit, Milord, vous portez un grand nom, vous possédez de grands biens ; tant de qualités, tant d’avantages, pourront-ils moins sur vous qu’un sentiment aveugle qui les detruit, & que tous les états & toutes les nations du monde regardent avec horreur ? . . . . . Pourquoi me faites-vous cette question, me dit-il, en me regardant fixement ? Parce que j’ai réfléchi au cruel aveu que vous m’avez fait ; & que le fonds de ja-lousie que m’avez montré, m’annonce pour vous en avenir épouventable. Connoissez-vous le tourment des jaloux ? . . . . Je le connois, me dit-il, en me ferrant le bras avec force, il est tout entier dans mon cœur ; il m’étoit réservé de l’éprouver par un ami perfide. Vous me connoissez mal, & vous m’offensez, repris-je avec douceur ; mais votre erreur ne me touche que par rapport à vous. Daignez m’entendre ; daignez croire que mes conseils sont sans artifice ; peut-être est il temps encore de vous en donner ? . . . . Je vis qu’il m’écoutoit, & je continuai ainsi. Vous sçavez, Milord, que les passions entrent en nous, malgré nous mêmes ? Vous l’éprouvez malheureusement. Quoi qu’elles soient toutes étranges, elles sont toutes naturelles ; c’est le malheur de notre esprit & de notre condition. Mettez-vous bien cette vérité devant les yeux ; tout dépend pour vous de la façon de l’envisager. . . . . Ah ! cruel, me dit-il, je vous devine, vous aimez ma femme ? Non, lui dis-je ; c’est elle au contraire qui m’aime ; j’ignorois sa passion, que je n’avois point cherché à faire naître ; elle me la cachoit avec soin : c’est vous qui lui avez donné la force de paroître. Vous avez exigé mon depart ! j’en ai donné l’ordre, cet ordre est venu jusqu’à elle : à la veille de me perdre, elle m’a parlé. Quoiqu’elle me fit prtié, je n’ai consulté que mon engagement avec vous : je me suis montré inébranlable ; la fin de notre conversation a été la même menace que vous m’avez faite vous-même.

Milord enfoncé dans un fauteuil, & la tête baissée, m’ecoutoit attentivement : je crus qu’il ne m’étoit pas impossible de l’attendir, & je conti-nuai en ces termes. Je vous parle sans imposture, Milord : quoique le tableau que je vous présente soit affreux, j’attends plus de choses que je n’en crains de l’impression qu’il fera sur vous. Je vous ai promis de partir, & je vous tiendrai parole, malgré ma juste répugnance à immoler un objet intéressant & malheureux, à une volonté aveugle & barbare ; mais serez-vous plus barbare que moi ? Pourrez-vous vous résoudre à faire périr une femme que vous adorez ? C’est à vous à prononcer sur son sort. Dans deux jours, je ne serai plus à Londres, si vous persistez à l’exiger ; mais dans deux jours elle ne sera plus au monde, si vous me forcez à partir.

Je m’interrompis pour le laisser parler. Il resta encore pendant quelques momens sans rien dire ; il se leva ensuite, & me regardant d’un œil assez tranquille, je vois, me dit-il, que vous êtes honnête homme ; vous voyez aussi tout ce que je souffre ! mon sort va dépendre de la façon dont vous vous conduirez : je vous en laisse absolument le maître. Je vais passer quelques jours à la campagne ; vous ne serez pas gêné par ma présence : tout dépend peut-être, pour ma femme & pour moi, de la liberté d’esprit que je veux vous laisser.

Il me quitta à ces mots. Aussi accablé que lui, je n’eus pas la force de l’arrêter. Resté seul, & revenu à moi, je me retraçai ce qu’il venoit de me dire, & j’examinai ce que j’avois à faire. J’avois deux intérêts à concilier, tous deux extrêmement opposés, & tous deux également respectables. Après avoir rêvé long-temps, je trouvai une tournure qui, avec du temps & beaucoup de prudence, pouvoit nous sauver tous trois. C’étoit de me conduire avec Miladi d’une maniere si circonspecte, que son mari ne put jamais m’accuser de flatter sa passion. D’un autre côté, d’aller trouver Milord à sa campagne dans deux jours, & de lui dire que n’ayant pu réussir à guérir sa femme du sentiment malheureux qui la préoccupoit, je prenois le parti de rester encore quelque temps, dans l’espérance & dans la résolution de faire par ma conduite froide & invariable, ce que je n’avois pu obtenir par mes discours & mes conseils. Ce projet me parut le plus prudent, je m’en promis le meilleur effet, & j’allois l’exécuter, lorsqu’on me remit une lettre qui confondit toute ma prudence.

« Je vous ai trompé, Monsieur ; je vous ai laissé des espérances, parce que je ne voulois point recevoir de conseils. Le seul qu’un homme au désespoir doive écouter, c’est son désespoir même. La mort est un infant. De tous les raisonnemens que je pouvois faire, voilà le seul que j’aie fait. Il va m’assurer une tranquilité que je ne devois plus espérer ; dans un moment j’aurai très bien pensé. Vous concevez que je ne vivrai plus lorsque vous recevrez cette lettre. Je n’ai pas voulu mourir sans vous écrire ; soyez tranquille sur cet événement ; vous en êtes la cause innocente : écartez les regrets, encore plus les remords ; je ne souffre plus, & il ne faut pas que ma mort vous coûte plus qu’à moi. »

J’annonçai cette horrible nouvelle à Miladi; elle en fut vivement touchée. Nous envoyâmes auprès de Milord, il avoit cessé de vivre ; cette catastrophe m’imprima la plus grande douleur. Je ne voulus plus rester auprès d’une femme dont le deuil étoit mon ouvrage ; je ne pouvois plus me regarder que comme le meurtrier de son mari. Toutes mes autres réflexions céderent à celle-là, & je me sauvai dans la nuit, après avoir écrit à Miladi. J’espérai toutefois que ma lettre produiroit quelque bon effet ; mais j’appris peu de temps après, qu’elle avoit suivi l’exemple de son mari ; & je l’appris par elle-même, dont je reçus la lettre qui suit.

« Vous êtes-vous imaginé que des raisonnemens détruisoient des passions ? Ah ! connoissez mieux le cœur d’une Angloise. Je ne condamne pas le parti que vous avez pris ; je souffre, je suis désespérée, & je ne me plains point ; mais en trouvant votre fuite excusable, je suis obligée de conclure que je ne vous reverrai jamais ? Croyez-vous que j’eu puisse supporter la pensée ? Non, vous ne le croyez pas, & vous sentez que ma mort est la seule chose que je puisse opposer à l’horreur que me fait sentir votre perte. . . . J’ai attendu de sçavoir où vous étiez, pour exécuter un projet formé dès votre départ : ce n’eût plus été mourir pour vous que de vous le laisser ignorer. Combien n’ai-je pas senti redoubler mes maux par mon impatience ? Je vous cherchois partout ; je vous demandois à toute la nature ; j’oubliois que vous n’étiez plus au monde pour moi. Malgré l’excès de la passion qui me déchire, je me fais la violence de n’aller point mourir à vos genoux : je sçais me maîtriser lorsque votre intérêt l’exige ; jugez de l’excès d’un amour qui n’est capable de ménagement que pour se refuser un plaisir ? C’en seroit un très-grand pour moi de pouvoir vous dire encore une fois combien je vous aime ; mais il faut que je m’en prive, il faut que mes sentimens conservent jusqu’au dernier instant quelque chose d’agréable pour vous. Vous n’avez pas connu, vous n’avez pas senti combien je vous aimois ; vous n’aimiez pas assez pour le concevoir ! Cette derniere preuve pourra peut-être vous l’apprendre. Je l’espere, je m’en réjouis. . . . . Daignez penser quelquefois à moi. Je sens tout ce que j’exige de vous : je sçais qu’il est triste d’être en commerce avec un objet qui est mort pour nous ; mais il y a des plaisirs particuliers que la tristesse peut nous faire ; peut-être vous est-il réservé de l’éprouver. Adieu : il est temps que je vous laisse respirer ; cette lettre est bien longue, si elle vous attendrit. Il faut ménager la sensibilité de ceux de qui on n’a plus à attendre qu’une pitié inutile. Adieu, adieu, adieu. Je ne vivrai plus lorsque vous recevrez cette lettre. »

Discours VII. J’ai parlé des juges qui s’exposent aux longs remords pour le foible plaisir de satisfaire de petites passions qui s’éteignent dèsqu’elles sont satisfaites ; je parlerai aujourd’hui des Juges infortunés, à qui l’artifice & la surprise ont attaché, après d’exactes recherches, un arrêt que la Justice désavoue. J’en ai connu qui, mieux instruits dans la suite, & étant malheureusement parvenus à découvrir la vérité qu’on leur avoit artificieusement cachée, n’ont jamais pu se consoler de l’arrêt qu’ils avoient rendu. Je dirai à ceux qui peuvent être dans le même cas, que le crime qu’ils se reprochent, n’étant nullement l’ouvrage de leur intention ou de leur négligence, ils n’ont aucun reproche à s’en faire, & qu’ils auront assez satisfait aux devoirs de la conscience la plus épurée, si, pouvant procurer quelque consolation aux innocens qu’ils ont condamnés, ils en saisissent l’occasion, ou si, ne le pouvant pas, ils souhaitent le pouvoir. Les vains remords, les remords non exigés, sont très-communs & très-nuisibles à la société. Tous les hommes y sont sujets. J’oserai bien dire que j’en ai vu plus de vingt en ma vie dont cette foiblesse respectable & malheureuse a insensiblement ruiné la santé & la fortune. De ceux dont l’histoire m’est mieux connue, trois sont dans des couvens, & deux y seroient à coup sûr, si je n’avois pas détruit le projet qu’ils en avoient conçu, par des raisonnemens qu’il m’a fallu pousser jusqu’à l’importunité. Un homme trouvant un jour, à la campagne, un fusil dans une chambre, le prit & l’ajusta vers une porte qui se trouvoit vis-à-vis de lui. Ne voyant point de poudre dans le bassinet, il ferra le doigt, & le fusil partit. Malgré le bruit du coup, & son étourdissement, il entendit dans la chambre voisine une voix plaintive ; il ouvre la porte fatale, & l’objet qu’il apperçoit est son ami expirant. Il se seroit tué, s’il n’avoit pas été sans armes. Le temps d’en chercher, dans le trouble où il étoit, fut assez long pour que tout le château eût pu accourir au bruit qu’on avoit entendu. On comprit sa résolution, & on l’empêcha de la suivre. . . . Un autre courant un jour à cheval, dans un chemin fort étroit, & son cheval ayant pris le mors aux dents, il eut beau crier de loin à un homme qui étoit dans le milieu du chemin, de prendre garde à lui, il lui passa sur le corps, & le cheval étant tombé, il vit, en se relevant, ce malheureux étendu par terre. Il étoit seul, à une lieue de tout secours ; malgré ce qu’il put faire, il eut le désespoir de le voir expirer une heure après. J’ai vu ces deux hommes long-temps après ces accidents, ils avoient quitté le monde, étoient rongés de remords, & ne vivoient plus. L’un d’eux surtout croyoit toujours voir la maréchaussée & les bourreaux à ses trousses, lorsqu’il rencontroit deux hommes qu’il ne connoissoit pas. Il y a d’autres accidents qu’une ame tendre peut se reprocher avec plus de raison, mais qui ne font pas plus des crimes que les deux malheurs que je viens de raconter. L’histoire que l’on va lire, est de ce nombre. Je la suppose vraie, & je dis que celui à qui elle est arrivée, ne doit avoir aucuns remords, s’il est vrai que toutes choses se soient passées comme il le rapporte. Il est possible que plusieurs circonstances se rassemblent aussi naturellement qu’une seule, & que l’on sort aussi innocent de trois ou de quatre morts, que d’une. Comme une catastrophe aussi compliquée est beaucoup plus horrible qu’un simple accident, elle imprime une douleur plus étendue & plus cruelle, & il est assez simple que celui qui l’éprouve se croye coupable, à proportion qu’il se sent déchiré ; mais il peut n’être nullement coupable, & en ce cas il ne doit avoir aucuns remords. L’homme dont je parle, en a cependant, & c’est pour les combattre & les adoucir autant qu’il dépend de moi, ne le connoissant point, & ne pouvant lui parler, que je rapporte l’histoire qu’il m’a adressée. Le public, après avoir lu cette histoire singuliere, raisonnant apparemment, comme moi, sur les scrupules de l’honnête homme qui s’en fait un sujet de désespoir religieux, lui apprendra son innocence, qu’aucun autre moyen peut-être ne peut plus lui persuader, & j’aurai fait ma charge de Spectateur, qui consiste autant à étouffer le germe du remords dans des cœurs trop timorés, trop sensibles, dont la douleur est un spectacle triste, & dont les maximes peuvent être d’un suage dangereux, qu’à imprimer la terreur & le scrupule même dans ceux qui, pour résister au penchant qui les entraîne au mal, ont besoin de s’exagérer la sévérité des loix de la conscience. Voici le fait. Monsieur, Il y a des situations où le plus honnête homme est obligé de devenir criminel. Vous sçavez cela comme moi, mais peut-être ne pensez-vous pas que, quoique la fatalité ait tout conduit, on n’est pas dispensé d’avoir des remords. J’avois toujours cru que dans le cas dont je parle, un vif regret devoit suffire pour calmer le courroux céleste, mais j’éprouve le contraire ; je suis tourmenté, déchiré nuit & jour, & mon agitation est si constante, que n’y trouvant aucun remede en ce monde, je sens que j’ai tout à craindre dans l’autre, du crime involontaire qui la cause. Permettez-moi de vous raconter mon histoire. Je fus obligé, il y a quelques années, de faire un voyage en Angleterre. Je logeai à Londres chez un Anglois de la premiere qualité, que j’avois beaucoup connu à Paris, & qui avoit le malheur d’être amoureux de sa femme. C’étoit un de ces hommes à qui l’amour n’inspire que de la tristesse, & qui préférant les peines aux plaisirs, écartent par goût les uns pour se livrer volontairement aux autres. Miladi pensoit comme toutes les femmes des jaloux : elle détestoit son mari, & distinguoit tous les hommes qui se présentoient. Elle eut bientôt une plus forte raison de m’aimer ; c’est l’indifférence avec laquelle je parus la voir. Quoiqu’elle fut jolie & très-aimable, j’étois déterminé à n’avoir plus de fantaisies, & encore moins d’attachemens, & dans cette résolution je me tenois en garde contre les charmes de Miladi, & pour plus de sureté, je ne la voyois que le plus rarement qu’il m’étoit possible, quoique je fusse logé chez elle. Malgré ma conduite, dont la femme pouvoit se plaindre, je ne pus échapper aux soupçons du mari. J’ignorois le ridicule de son caractere ; si je l’avois connu, j’aurois préféré la plus mauvaise auberge à sa maison. Je le vis entrer, un matin, dans ma chambre, d’un air qui m’auroit annoncé tout ce qu’il alloit me dire, si j’avois été mieux instruit. Vous aimez ma femme, me dit-il, sans préambule : oui, vous l’aimez : vous voudriez en vain vous en défendre. Connoissez le malheur qui vous menace, & le crime que vous allez commettre. Je suis naturellement jaloux ; j’ai, de plus, mille raisons de l’être : après avoir souffert depuis quatre ans tout ce qu’on peut souffrir, ma patience est épouisée. Je ne vous laisserai donc aucune liberté ; vous me trouverez toujours entre ma femme & vous, je vous rendrai aussi malheureux que je le ferai moi-même : si mes soins sont inutiles, si vous parvenez à tromper ma vigilance, mon malheur sera l’arrêt de ma mort ; je vous en avertis : je ne vous fais aucune autre menace, parce que je n’oublie point, tout tourmenté que je suis, qu’il est naturel d’aimer une jolie femme qui a vingt ans, & qui veut être aimée. Je mourrai de votre amour, de votre bonheur, parce que la vie, qui m’est déjà odieuse, me sera devenue insupportable ; mais je ne me croirai point en droit de vous punir de mon désespoir, quoique vous en soyez la cause. Le ton dont Milord me parloit, m’effraya ; je tremblai pour lui ; je pris la résolution que tout honnête homme auroit prise à ma place, qui fut de quitter Londres. Je ne pouvois sortir décemment de chez lui que de cette façon, et je ne pouvois y rester sans me rendre coupable de la mort de mon ami. Je lui dis le parti que je voulois prendre ; il me crut sincere, & il me parut plus tranquille. J’aurois voulu partir dès le lendemain ; je ne le pouvois pas : une af-faire importante me retenoit, & il n’étoit également impossible de l’abandonner, & de la voir terminée avant huit jours. Je donnai mes ordres en conséquence ; & n’ayant pas des raisons de me cacher, ces ordres ne furent poins secrets. Malheureusement j’avois eu, la veille, une conversation avec Miladi, qui m’avoit un peu engagé avec elle. Elle m’avoit reproché mon indifférence, & j’avois répondu que je n’en avois point. En France, cette réponse n’eût eu que la valeur d’un simple compliment, mais Miladi m’aimoit, & une Angloise amoureuse prend les mots pour des sentimens. Elle apprit que je devois partir, & elle me fit prier de passer dans son appartement. Mon ami, rassuré apr ma promesse, étoit allé pour deux jours à quelques lieues de Londres. Son absence me laissoit le droit d’être poli ; je me rendis donc aux vœux de Miladi. Aussi laconique que son mari, elle me fit connoître que j’avois affaire aux deux plus étranges têtes de l’Angleterre. Elle m’adoroit ; mon indifférence avoit commencé sa passion ; mon aveu en avoit fait un droit. Je voulois partir, au mépris d’un engagement sacré ! si j’exécutois ce dessein odieux & barbare, sa mort m’apprendroit l’horreur de mon crime. Ce furent là ses propres expressions. Je compris qu’il seroit inutile & dangereux de l’abuser. Je lui dis qu’il étoit vrai que j’allois bientôt partir, mais que c’étoit malgré moi ; que j’avois parfaitement senti ce qu’elle méritoit, & qu’en obéissant à la nécessité de retourner dans ma patrie, je faisois le plus grand effort de raison, & j’en ressentois la plus vive douleur. De la façon dont elle s’expliquoit sur mon motif, quel qu’il pût être, il eût été bien inutile de le lui apprendre ; j’avois même à craindre qu’en me justifiant par les soupçons de son mari, elle ne se portât à quelque extrêmité contre lui ; & je crus être très-prudent en gardant mon secret ; mais ma situation n’en étoit que plus terrible : je me trouvois entre deux personnes qui me menaçoient de se tuer, & par l’opposition des différentes loix qu’elles m’imposoient toutes deux, il me devenoit presque impossible de sauver l’une & l’autre. D’ailleurs, laquelle sauver, & comment me résoudre à choisir. Cette position affreuse m’ôta jusqu’à la liberté de penser. Mes réproches aux discours de Miladi se sentirent parfaitement du trouble de mon esprit, & ce trouble offensant, ou qui du moins lui parut tel, contribua encore à me faire paroître plus indifférent & plus cruel. En la quittant, je vis tout ce que j’avois à raindre. Miladi soupoit en ville, & je n’étois engagé indispensablement nulle part; je profitai de cette liberté pour passer le reste du jour dans mon appartement. Les plus tristes pensées vinrent bientôt m’y troubler. Quel parti prendre? Devois-je partir? Devois-je rester? J’avois à choisir entre deux victimes: laquelle des deux devoit me coûter le moins à sacrifier? La plus innocente dans ses sentimens: mais toutes deux l’étoient également. La jalousie est aussi naturelle que l’amour. Accablé de mes curelles réflexions, je me couchai de bonne heure. Je dormois profondément; je me sentis éveiller. Quel objet frappe mes yeux! Miladi est à mes genoux: je la distingue à la faveur d’une bougie qui éclaire dans l’éloignement; elle appuye son front sur ma main, & cette main est mouillée de ses larmes. Ah! Madame, lui dis-je en la ferrant dans ma bras pour la relever dans quel état vous offrez-vous à moi ? . . . Vous voyez ce que l’amour peut sur mon cœur répondit-elle en pleurant : réduite à vous faire pitié, je ne crains que de n’y pas réussir. Hèlas ! est-il temps de consulter ma gloire `Elle dépent à présent de vous ; je n’en ai plus à respecter, si vous ne m’aimez pas. . . . Ne me supposez pas des sentimens barbares, lui dis-je plus ému que je n’aurois voulu l’être : oui, je vous aime : eh ! qui dans cet état, seroit capable de ne vous pas aimer ? Mais vous vous perdez, vous me perdez moi-même ; n’avez-vous plus de raison ? Ah ! cruel, répondit-elle, cette raison est l’excuse des indifférens, & le conseil des ingrats : je lis dans votre coeur, mais lisez aussi dans le mien ; n’y trouverez-vous rien qui vous touche quand je meurs d’amour pour vous ? . . . Je crus qu’elle alloit mourir en effet. Tant d’amour me pénétra ; j’oubliai qu’il alloit décider de sa destinée. Sa douleur & son amour ne faisoient pas tous ses charmes ; elle en avoit de plus seduisans encore. Dans le désordre où elle étoit, un rien rend plus belle : le beauté est dans tout ce qu’on découvre ; & elle décide contre toutes les raisons. La sûreté du tête à tête en fit durer les momens. Les réflexions revinrent lorsque Miladi se fut retirée ; & je ne fus plus guere occupé que de mes devoirs pendant le reste de la nuit. J’avois promis à Miladi de ne point partir ; elle en avoit exigé le serment, & je souhaitois de pouvoir y être fidele. Mais comment en trouver le moyen ? Milord avoit ma parole. En me voyant différer, il ne manqueroit pas de penser que j’avois employé les deux jours de son absence à me faire des raisons de rester. Je devois m’at-tendre à quelque scene tragique ; je ne pouvois me faire aucune illusion ; je m’en fis cependant. Je m’imaginai qu’en lui parlant avec toute la force de la raison, je le rendrois plus raisonnable, même en lui disant la vérité jusqu’à un certain point, & ce fut le parti que je pris, après y avoir mûrement réfléchi. Dès qu’il fut revenu, j’allai le trouver, & lui parlai en ces termes. Vous avez de l’esprit, Milord, vous portez un grand nom, vous possédez de grands biens ; tant de qualités, tant d’avantages, pourront-ils moins sur vous qu’un sentiment aveugle qui les detruit, & que tous les états & toutes les nations du monde regardent avec horreur ? . . . . . Pourquoi me faites-vous cette question, me dit-il, en me regardant fixement ? Parce que j’ai réfléchi au cruel aveu que vous m’avez fait ; & que le fonds de ja-lousie que m’avez montré, m’annonce pour vous en avenir épouventable. Connoissez-vous le tourment des jaloux ? . . . . Je le connois, me dit-il, en me ferrant le bras avec force, il est tout entier dans mon cœur ; il m’étoit réservé de l’éprouver par un ami perfide. Vous me connoissez mal, & vous m’offensez, repris-je avec douceur ; mais votre erreur ne me touche que par rapport à vous. Daignez m’entendre ; daignez croire que mes conseils sont sans artifice ; peut-être est il temps encore de vous en donner ? . . . . Je vis qu’il m’écoutoit, & je continuai ainsi. Vous sçavez, Milord, que les passions entrent en nous, malgré nous mêmes ? Vous l’éprouvez malheureusement. Quoi qu’elles soient toutes étranges, elles sont toutes naturelles ; c’est le malheur de notre esprit & de notre condition. Mettez-vous bien cette vérité devant les yeux ; tout dépend pour vous de la façon de l’envisager. . . . . Ah ! cruel, me dit-il, je vous devine, vous aimez ma femme ? Non, lui dis-je ; c’est elle au contraire qui m’aime ; j’ignorois sa passion, que je n’avois point cherché à faire naître ; elle me la cachoit avec soin : c’est vous qui lui avez donné la force de paroître. Vous avez exigé mon depart ! j’en ai donné l’ordre, cet ordre est venu jusqu’à elle : à la veille de me perdre, elle m’a parlé. Quoiqu’elle me fit prtié, je n’ai consulté que mon engagement avec vous : je me suis montré inébranlable ; la fin de notre conversation a été la même menace que vous m’avez faite vous-même. Milord enfoncé dans un fauteuil, & la tête baissée, m’ecoutoit attentivement : je crus qu’il ne m’étoit pas impossible de l’attendir, & je conti-nuai en ces termes. Je vous parle sans imposture, Milord : quoique le tableau que je vous présente soit affreux, j’attends plus de choses que je n’en crains de l’impression qu’il fera sur vous. Je vous ai promis de partir, & je vous tiendrai parole, malgré ma juste répugnance à immoler un objet intéressant & malheureux, à une volonté aveugle & barbare ; mais serez-vous plus barbare que moi ? Pourrez-vous vous résoudre à faire périr une femme que vous adorez ? C’est à vous à prononcer sur son sort. Dans deux jours, je ne serai plus à Londres, si vous persistez à l’exiger ; mais dans deux jours elle ne sera plus au monde, si vous me forcez à partir. Je m’interrompis pour le laisser parler. Il resta encore pendant quelques momens sans rien dire ; il se leva ensuite, & me regardant d’un œil assez tranquille, je vois, me dit-il, que vous êtes honnête homme ; vous voyez aussi tout ce que je souffre ! mon sort va dépendre de la façon dont vous vous conduirez : je vous en laisse absolument le maître. Je vais passer quelques jours à la campagne ; vous ne serez pas gêné par ma présence : tout dépend peut-être, pour ma femme & pour moi, de la liberté d’esprit que je veux vous laisser. Il me quitta à ces mots. Aussi accablé que lui, je n’eus pas la force de l’arrêter. Resté seul, & revenu à moi, je me retraçai ce qu’il venoit de me dire, & j’examinai ce que j’avois à faire. J’avois deux intérêts à concilier, tous deux extrêmement opposés, & tous deux également respectables. Après avoir rêvé long-temps, je trouvai une tournure qui, avec du temps & beaucoup de prudence, pouvoit nous sauver tous trois. C’étoit de me conduire avec Miladi d’une maniere si circonspecte, que son mari ne put jamais m’accuser de flatter sa passion. D’un autre côté, d’aller trouver Milord à sa campagne dans deux jours, & de lui dire que n’ayant pu réussir à guérir sa femme du sentiment malheureux qui la préoccupoit, je prenois le parti de rester encore quelque temps, dans l’espérance & dans la résolution de faire par ma conduite froide & invariable, ce que je n’avois pu obtenir par mes discours & mes conseils. Ce projet me parut le plus prudent, je m’en promis le meilleur effet, & j’allois l’exécuter, lorsqu’on me remit une lettre qui confondit toute ma prudence. « Je vous ai trompé, Monsieur ; je vous ai laissé des espérances, parce que je ne voulois point recevoir de conseils. Le seul qu’un homme au désespoir doive écouter, c’est son désespoir même. La mort est un infant. De tous les raisonnemens que je pouvois faire, voilà le seul que j’aie fait. Il va m’assurer une tranquilité que je ne devois plus espérer ; dans un moment j’aurai très bien pensé. Vous concevez que je ne vivrai plus lorsque vous recevrez cette lettre. Je n’ai pas voulu mourir sans vous écrire ; soyez tranquille sur cet événement ; vous en êtes la cause innocente : écartez les regrets, encore plus les remords ; je ne souffre plus, & il ne faut pas que ma mort vous coûte plus qu’à moi. » J’annonçai cette horrible nouvelle à Miladi; elle en fut vivement touchée. Nous envoyâmes auprès de Milord, il avoit cessé de vivre ; cette catastrophe m’imprima la plus grande douleur. Je ne voulus plus rester auprès d’une femme dont le deuil étoit mon ouvrage ; je ne pouvois plus me regarder que comme le meurtrier de son mari. Toutes mes autres réflexions céderent à celle-là, & je me sauvai dans la nuit, après avoir écrit à Miladi. J’espérai toutefois que ma lettre produiroit quelque bon effet ; mais j’appris peu de temps après, qu’elle avoit suivi l’exemple de son mari ; & je l’appris par elle-même, dont je reçus la lettre qui suit. « Vous êtes-vous imaginé que des raisonnemens détruisoient des passions ? Ah ! connoissez mieux le cœur d’une Angloise. Je ne condamne pas le parti que vous avez pris ; je souffre, je suis désespérée, & je ne me plains point ; mais en trouvant votre fuite excusable, je suis obligée de conclure que je ne vous reverrai jamais ? Croyez-vous que j’eu puisse supporter la pensée ? Non, vous ne le croyez pas, & vous sentez que ma mort est la seule chose que je puisse opposer à l’horreur que me fait sentir votre perte. . . . J’ai attendu de sçavoir où vous étiez, pour exécuter un projet formé dès votre départ : ce n’eût plus été mourir pour vous que de vous le laisser ignorer. Combien n’ai-je pas senti redoubler mes maux par mon impatience ? Je vous cherchois partout ; je vous demandois à toute la nature ; j’oubliois que vous n’étiez plus au monde pour moi. Malgré l’excès de la passion qui me déchire, je me fais la violence de n’aller point mourir à vos genoux : je sçais me maîtriser lorsque votre intérêt l’exige ; jugez de l’excès d’un amour qui n’est capable de ménagement que pour se refuser un plaisir ? C’en seroit un très-grand pour moi de pouvoir vous dire encore une fois combien je vous aime ; mais il faut que je m’en prive, il faut que mes sentimens conservent jusqu’au dernier instant quelque chose d’agréable pour vous. Vous n’avez pas connu, vous n’avez pas senti combien je vous aimois ; vous n’aimiez pas assez pour le concevoir ! Cette derniere preuve pourra peut-être vous l’apprendre. Je l’espere, je m’en réjouis. . . . . Daignez penser quelquefois à moi. Je sens tout ce que j’exige de vous : je sçais qu’il est triste d’être en commerce avec un objet qui est mort pour nous ; mais il y a des plaisirs particuliers que la tristesse peut nous faire ; peut-être vous est-il réservé de l’éprouver. Adieu : il est temps que je vous laisse respirer ; cette lettre est bien longue, si elle vous attendrit. Il faut ménager la sensibilité de ceux de qui on n’a plus à attendre qu’une pitié inutile. Adieu, adieu, adieu. Je ne vivrai plus lorsque vous recevrez cette lettre. »