Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "VI. Discours", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\006 (1758), pp. 136-168, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2066 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours VI.

Niveau 2► Il y a des vanités naturelles qui ne sont pas innocentes. Celle de se vanter, par exemple, des services que l’on a rendus à un homme autrefois malheureux, & devenu riche ou célebre. Quelque peu de gloire qu’on voulût retirer de cette indiscrétion, ne fût-elle même qu’un trait d’amour-propre, échappé sans réflexion & sans motif, l’humanité, l’honneur, n’en seroient pas moins autorisés à la condamner. Tout honnête homme conviendra de ce que je dis là. . . . Il y [137] a des vanités qui sont innocents à force d’être naturelles. J’en veux considérer une ici qui part plus de l’ingénuité, que de l’amour-propre, & qui perd son nom en faveur de l’utilité générale, dont elle est la source. C’est celle qui, excitée par des circonstances pressantes, porte un homme supérieur & modeste à faire l’aveu d’un service rendu à un homme médiocre & vain, qui se pare d’une lumiere empruntée, & qui prétend nous éblouir par des rayons qui ne partent pas de son sein. Je la considérerai dans son principe, dans son action & dans son effet. Je dirai d’abord ce que j’ai vu, ensuite ce que je pense. Récit général► Hétéroportrait► J’étois, il n’y a pas long-temps, avec un homme de génie, dont le talent est généralement aussi utile, qu’il est lui-même distingué par la supériorité de son talent. Je ne connois personne à qui il fut plus permis d’être vain, de criti-[138]quer, d’élever la voix, & personne qui use moins de cette liberté. Il se renferme dans sa réputation, & je ne sçais pas même si, la connoissant toute entiere par l’estime universelle, il en est assez touché pour soupçonner qu’elle l’oblige à la défendre contre la calomnie & les jaloux. ◀Hétéroportrait J’étois, comme je viens de dire, avec cet homme rare, il n’y a pas long-temps ; & me découvrant à lui sur la réputation subite de bien des gens de notre connoissance, je lui parlai d’un jeune homme qui depuis quelque temps, dans la conversation, comme dans ses écrits, jugeoit des choses de son art aussi bien qu’il auroit pu faire lui-même ; traçoit les loix du goût aux maîtres ; leur donnoit des conseils, & éclairoit jusqu’aux plus petites imperfections de leurs chef-d’œuvres. Je disois sincérement ma pensée, & en effet la personne dont il est question, [139] m’étonnoit au-delà de ce que je puis dire, parce que je sçavois, avec tout le monde, qu’elle étoit, il n’y a pas bien long-temps, encore très-peu instruite des mysteres de l’art profond, dont aujourd’hui elle paroît pouvoir donner des leçons publiques ; & comme elle fréquente beaucoup le grand homme à qui j’en parlois, je lui dis que j’attribuois ce prodige étonnant aux grandes liaisons qu’ils avoient ensemble, à l’habitude où ils étoient de se voir tous les jours, & aux instructions qu’apparemment il lui donnoit en particulier. L’air satisfait, que je vis dans mon ami ; un certain mouvement d’amour-propre, qui ne peut être comparé qu’à celui qui décele un pere dont on loue le fils en la présence, sans le connoître pour tel : tout cela me fit soupçonner quelque mystere qui méritoit d’être éclairci. Je ne hazardai que quelques mots pour [140] préparer la decouverte que je voulois faire : mais ils suffirent. Dialogue► Vous trouvez donc qu’il raisonne juste, me demanda-t’il ? Oui, répondis-je, & je vous dirai même qu’il m’étonne ; car, ni dans vos discours, ni dans vos écrits, je ne trouve pas que vous décidiez aussi souverainement que lui, & cette noble hardiesse en lui est d’autant plus remarquable, qu’elle fait sentir que vous ne l’avez pas, ou que vous ne permettez pas du moins à votre génie de s’y livrer. Il me regarda alors fixement, & ce regard m’instruisant presque, j’affectai de paroître rempli de prévention pour l’homme que, dans mon manege, je lui donnois pour rival. Mon air suspect le frappa, & me regardant encore ; vous jugez bien pourtant, me dit-il, que j’en sçais autant que lui. Je n’en doute pas, répondis-je ; ce n’est pas une question à me faire : mais en vous rendant jus-[141]tice, & vous plaçant, sans balancer, au premier rang, je me sçaurois vous dissimuler que * * * m’étonne, & si vous me consultiez sur ce qui peut arriver de ce qu’on pense de lui aujourd’hui, je vous dirois franchement qu’en cas que vous ayez mis la main aux choses qu’il a publiées récemment sur votre art & sur le sien, il ne seroit pas inutile que vous laissassiez adroitement deviner ce qui en est. Soyez persuadé que je vous donne un bon conseil, continuai-je, & certainement vos amis vous parleroient comme moi, si vous les interrogiez ; car, encore une fois, ce que j’ai lu de * * *, depuis six mois, est sublime, & sa derniere dissertation surtout m’a fait un plaisir. . . . En un mot il est déjà regardé comme votre rival : je suis persuadé qu’il ne l’est pas, qu’il n’est pas digne de l’être, que tout ceci est, ou un jeu, ou une générosité de votre part : mais malgré ce [142] que j’en pense, il m’éboulît tout le premier, & en cas que j’aie deviné ( ce qui est plus que vraisemblable ), si vous ne parlez pas, si vous parlez trop tard, je ne vous réponds plus de la justice de personne. ◀Dialogue

Je me tus, & par un mouvement qu’il fit (le plus naturel que j’aie vu de ma vie), je fus convaincu que j’avois attaqué l’amour propre. Dialogue► Vous êtes un enchanteur, me dit-il, vous m’arrachez mon secret, & je puis m’en plaindre ; car j’apprends par là que j’ai de la vanité, & je voulois ignorer que j’en eusse. Vous me le pardonnerez, lui dis-je, si vous voulez prendre la peine de penser au chagrin que devoit avoir votre ami de voir un homme qui alloit vous égaler dans son esprit, & vous effacer peut-être dans l’esprit des autres. Malgré ma justification, vous conservez peut-être encore quelque inquié-[143]tude ; mais vous n’en aurez plus, vous craindrez même d’en avoir, quand je vous aurai assuré que votre aveu est deja oublié. Cependant, continuai-je, j’exigerai de vous, que vous m’avouiez sincérement le motif de votre procédé envers * * *, s’il n’est pas pure générosité. Mon motif est tout simple, me dit-il, j’adore mon art ; j’ai tout fait pour le porter à la perfection dont il est susceptible, & je vois encore bien des obstacles au succès de mes vœux. Le plus grand de tous est cet amour aveugle & jaloux que l’on a pour tout ce qui est sorti des mains de l’antiquité. Vous sçavez qu’on n’arrive au mieux qu’en frondant ce qui n’est pas bien. Ce mieux frappe de loin l’homme de goût ; mais osez l’exécuter avant que d’avoir démontré aux hommes le vice d’une idole protégée successivement depuis des siecles, vous serez regardé [144] comme un téméraire, comme un esprit inquiet, qui prend la jalousie & l’audace pour le génie. Il y a pourtant un moyen de faire triompher la vérité ; c’est de publier, à haute voix, qu’on l’a découverte, qu’on la tient, & qu’il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour la voir. Vous réussirez par là. Si la vérité d’abord ne fait que du bruit, ne paroit qu’imposture, qu’impertinence, elle est faite pour subjuguer du moins les bons esprits. . . . Mais pour se livrer au zele de son art, il ne suffit pas de sentir le tort que l’erreur lui fiat. Il faut avoir d’ailleurs beaucoup d’ambition, beaucoup de temps à soi, & beaucoup d’intrigue ; je n’ai rien de tout cela. Je finis ma carriere en Philosophe, content de ma gloire, plus porté à me contenter de l’estime des hommes, qu’à leur arracher un jour leur admiration, au risque de perdre cette même estime, si je n’ai [145] pas le temps de les persuader ; & je me suis servi de * * *, pour acquitter du moins sans danger une partie de mes dettes envers ma patrie ; car je n’ignore point qu’un homme de génie, que les arts ont couronné, n’est pas sans obligations envers ces mêmes arts, & qu’il meurt ingrat, s’il emporte ses découvertes dans le tombeau. ◀Dialogue

Je le remerciai de son aveu, & nous raisonnâmes beaucoup sur ce qu’il contenoit. ◀Récit général On me demandera à présent pourquoi je le forçai à trahir un secret qu’il regardoit d’autant plus comme sacré, qu’il étoit né plus modeste. Je répondrai exactement la vérité, & elle me justifiera. Deux motifs me porterent à cette espece de larcin ; 1°. l’inquiétude où me jettoit la réputation brillante dont commence à jouir un homme qui n’est pas capable d’user modestement de sa [146] fausse victoire. Je voyois mon ami en danger d’être éclipsé, & je voulois sçavoir du moins s’il étoit vrai que son rival méritât l’honneur d’éblouir par un éclat vrai. On sent que l’amitie peut aller jusques-là, & elle iroit plus loin encore, qu’elle ne seroit pas responsable des offres que peut produire son innocente jalousie. 2°. La répugnance que les honnêtes gens ont d’accorder leur admiration à des prodiges qui peuvent souffrir quelque doute. Je laisse penser à cet égard les hommes comme ils veulent, mais pour moi, je déclare que je n’estimerai jamais que sur des preuves positives. La noblesse de mon ame s’oppose au sacrifice de la plus belle portion de moi-même, qui est la liberté. On la perd quand on engage son estime sans discernement & sans conviction, & surtout quand on l’accorde à des imposteurs qui ne cher-[147]chent à la surprendre que pour en abuser. J’ajouterai cependant pour la tranquillité de mon illustre ami, s’il vient à lire cet endroit de mes feuilles, que ma délicatesse en cela est toujours subordonnée à la politesse & à la probité. Je respecterai éternellement le secret qu’il m’a confié ; le triomphe de son prétendu rival y tient, & il ne m’échappera jamais rien qui puisse l’altérer. Mais j’oserai lui dire à lui-même, & à tous ceux qui, comme lui, risquent de se faire des rivaux par des complaisances ou des vues toujours dangereuses, que si d’un côté ils rendent des services réels à leur art, en communiquant leurs idées qui resteroient ensevelies sans cela, de l’autre, ils rendent de mauvais services, non moins réels, au public & à eux-mêmes. En multipliant les objets de notre estime, ils nous font perdre le vrai plaisir atta-[148]ché au sentiment de l’admiration, & eux-mêmes insensiblement ne sont plus que dans la soule. C’est même une foiblesse qui dégénere en abus. L’Etat y perd de son lustre & de son avantage ; car les arts y déclinent quand les disciples enorgueillis par l’éclat d’une gloire usurpée, peuvent s’ériger impunément en maîtres.

Metatextualité► Je ne pousserai pas plus loin ces réflexions, parce qu’il faut toujours laisser à ceux qui nous lisent le plaisir de réfléchir à leur tour, & d’ajouter leurs pensées aux nôtres. Mais ne voulant pas m’arrêter en si beau chemin, je continuerai sur le même ton, me contentant seulement de changer de matiere, pour ne pas ennuyer ou paroître m’appesantir. Je viens de parler des fausses réputations ; il n’y a rien de plus commun. ◀Metatextualité Il ne faut pas croire cependant que, quoique le nombre des fausses soit très-grand, le [149] nombre des vraies soit très-petit. Non ; ce seroit juger avec humeur, & certainement on y perdroit beaucoup ; car on ne pourroit plus jouir du mérite ; on ne l’appercevroit plus qu’à travers d’épaisses ténebres ; & c’est, à mon gré, un plaisir bien délicieux que de pouvoir contempler sans obstacle & sans prévention, une vertu ou un mérite véritable, & se pénétrer de ce plaisir comme d’une chose qui nous honore à nos propres yeux. Mais de toutes les réputations, celles qui me touchent le plus, & m’inspirent un respect auquel mon amour-propre est plus flatté de consentir, ce sont celles dont jouissent des corps entiers. Je m’explique : Récit général► on vit arriver à Marseille, il y a une trentaine d’années, un Régiment d’infanterie, qui 1 rassembloit tout ce [150] que la vertu, la politesse, la probite & l’héroisme peuvent offrir de plus touchant & de plus sublime. Officier & soldat, tout y offroit un modele particulier dans un tableau général. Les gens de la ville m’ont dit que si ce Régiment avoit eu besoin de dix millions, il les auroit trouvé dans la bourse des citoyens. En effet, lorsqu’il partit, il ne laissa pas un écu de dettes. Le Colonel entendoit la Messe tous les jours, & tous les Officiers le suivoient à l’Eglise, où un silence respectueux, un serveur noble prouvoient assez qu’aucun motif humain ne les attiroit. Le soir ils se rendoient aux assemblées. Les femmes les attendoient pour jouir d’un hommage flatteur, d’un hommage dont elles n’avoient point eu d’idée jusqu’alors. J’ignore si la foiblesse & le plaisir prévalurent dans quelques-uns sur la vertu, mais je sçais certainement que ja-[151]mais on ne donna à aucun, ni la femme qu’il n’avoit pas, ni celle même qu’il pouvoit avoir. C’étoit la premiere fois que la médisance n’avoit rien à dire, & qu’elle auroit été mal reçue à parler : c’étoit une preuve de discrétion extraordinaire, & cette discrétion honore autant que la vertu la plus austere. Lorsque ce Régiment fut envoyé dans une autre garnison ; cette ville, si dévouée à la nouveauté par l’abondance des plaisirs, pleura des hommes qui étoient pour elle des Dieux ; les femmes furent long-temps à rentrer dans ce tourbillon de galanterie, qui est l’esprit d’une ville que le climat porte nécessairement au plaisir. Je dis donc qu’un corps ainsi composé, offre un spectacle admirable, & qu’il n’y a pas d’homme qui n’en prenne des maximes, ou qui n’en imite du moins le procédé, quand il a le bonheur d’en être témoin. ◀Récit général

[152] Récit général► Voici quelque chose d’aussi beau & d’aussi surprenant. Etant encore fort jeune, j’avois été chasser à quelques lieus d’Aix en Provence. Ne connoissant point les chemins, & la passion m’emportant, je m’étois égaré. Après avoir marché plusieurs heures de suite sans me retrouver, j’arrivai à un petit village dont le nom m’est échappé. J’entrai dans la premiere cabane que je trouvai ouverte, mourant de faim & de soif. La personne qui me reçut me renouvella exactement, par son bon cœur, ce temps où les besoins dans un voyageur étoient des titres chers & sacrés. Elle me présenta tout ce qu’elle avoit ; j’épuisai sa provision, & lorsque je voulus la satisfaire ; elle me dit dans son jargon, mais bien plus expressivement par ses signes, qu’elle ne vouloit recevoir aucun argent. Il me fut impossible de lui en faire accepter; j’aurois voulu [153] qu’elle eût pris toute ma bourse, mais je fus obligé, par respect pour sa générosité, de ne pas insister à lui en offrir. J’allai trouver le Curé, en la quittant, à qui je dis ce qui venoit de m’arriver, qui n’en fut point surpris, & à qui j’eus également de la peine à faire accepter six francs pour les remettre à cette divinité tutélaire. Je n’étois pas au bout de mon étonnement. Le respect, & je dirai même la tendresse que m’avoit inspiré cette femme, me firent prendre la résolution de ne pas sortir de ce village béni que je n’en eusse vu tous les habitans. Ils étoient aux champs ; j’allai m’y promener tout fatigué que j’étois. Le premier que je trouvai, étoit occupé à vaner son blé. Ce blé étoit par tas dans la campagne, & ces tas multipliés me firent juger que la moisson de tout le village y étoit comme la sienne. Je lui demandai si je [154] ne me trompois point. Il me dit que je ne me trompois pas. Dialogue► Mais, lui dis-je, ne craignez-vous pas d’être volé ? Volé, me répondit-il, d’un air très-surpris, est-ce que cela n’est pas défendu, de voler ? ◀Dialogue Je ne voulus pas altérer sa délicieuse sécurité. Je lui répondis qu’il avoit raison, & que celui qui viendroit leur prendre leur bien & leur nourriture, seroit un homme bien abhorré de Dieu. Tout ce que je vis ou entendis pendant le reste de la journée, ne renfermoit pas un moindre prodige ; j’aurois de quoi remplir bien des pages, si je voulois rapporter tous les traits qui me frapperent. Je n’en ai oublié aucun, & le souvenir m’en restera tout entier jusqu’à mon dernier soupir. Je ne voulus point partir ce même jour. Mon cœur s’attachoit aux pierres même de ce lieu sacré. J’allai demander un lit au Curé, qui me le donna, & [155] me reçut en totalité avec une effusion de sentimens, qui, la veille, m’auroit attaché des larmes ; mais j’étois déjà si touché, si attendri, que je ne pouvois plus recevoir aucun nouveau sentiment. Lorsque la nuit fut venue, je le conjurai de m’accompagner chez tous ces honnêtes gens. Il le fit, & le respect que je leur vis pour lui, la tendre vénération qu’ils lui marquerent, mirent le comble au doux enchantement dont j’étois déjà si rempli. Je dormis peu pendant la nuit, je ne pus m’empêcher de rêver à ce que j’avois vu, & je me souviens qu’en partant le lendemain, je me retournai plusieurs fois, comme font les Pélerins de la Mecque, & je m’écriai : O vertu, que tes charmes sont séduisans ! Qu’il t’est aisé de réformer nos mœurs, quand tu nous offres des exemples si chers. ◀Récit général

Metatextualité► Je finirai par un trait digne d’en-[156]trer dans nos fastes, & qui suffiroit seul pour prouver que le plus grand spectacle qu’on puisse voir dans l’univers, est celui qu’offre à notre ame un Corps auguste dévoué au bien de l’Etat, dans le moment que l’exercice de ses fonctions fait éclater toute sa vertu. ◀Metatextualité C’est-là, surtout, c’est dans ces momens que je sens combien l’homme est réellement formé du souffle de la divinité. Récit général► Un de mes amis avoit, l’été passé, un procès considérable, qu’un Parlement auguste devoit juger. Il vint me parler de son affaire, & je lui vis une sécurité profonde, une confiance entiere en ses Juges, quoiqu’il sçût que sa partie avoit des parens très-proches, très-aimables, & très-considéres dans la Chambre qui devoit prononcer. Je n’eus pas la même sécurité que lui, & mon inquiétude perça sans que je m’expliquasse. Dialogue► Je vous entends, sans que vous par-[157]liez, me dit-il ; vous craignez l’intrigue ? Soyez tranquille ; je ne crains pas même la nature, je vous réponds de mes Juges. ◀Dialogue Ces mots me firent tressaillir. Son air convaincu s’imprima dans le fonds de mon cœur, & je sentis tout le plaisir qu’il y a à rendre hommage à la vertu. Je fus tout-à-fait tranquille, & je me représentai cette Chambre, comme on se représente l’assemblée des Dieux. Il vint il y a quelques jours m’annoncer le gain absolu de son procès. O vous ! qui réunissez l’esprit des Sages & le pouvoir des Rois ; vous, à qui l’humanité explique nos vœux, en même temps que l’étude vous apprend nos droits ; vous, que la foiblesse ne peut point égarer, que l’intrigue ne peut point séduire, que le vice ne peut point corrompre ; qui prononcez sur notre sort sans passion, & sans erreur, malgré même les vœux secrets d’un [158] sœur que des intérêts, & des sentimens particuliers peuvent toucher ; que vous êtes grands, que vous êtes respectables, que vous êtes dignes de prononcer dans le sanctuaire des loix prononcer dans le sanctuaire des loix & des Dieux ! Mais combien des rayons de votre gloire répandent d’horreur sur ces Juges ! . . . Interprêtes des loix, Ministres de nos Maîtres, instruisez-vous, & soyez justes. Respectez votre état, qui vous honore tant à nos yeux ; & songez que vous répondez de nos jours & de nos biens au Souverain, à la patrie & à Dieu.

Je viens d’élever la voix ; je me suis livré aux sentimens de mon cœur, & ceux qui ne sont pas capables de se pénétrer, comme moi, de la grandeur & de l’utilité du sujet que je traite, exigent en secret que je reprenne mon tout ordinaire. Je vais pour eux raconter une histoire qui est écrite dans un style simple, mais qui [159] renferme une vérité terrible. C’est que les mauvais Juges, les Juges que la passion anime, ne trouvent pas toujours un asyle sûr contre les fureurs de la révolte, dans ce respect que les loix divines & humaines nous ont imposé à tous pour leur personne auguste. Metatextualité► Cette histoire a deux fins ; ◀Metatextualité l’une de faire souvenir, à qui peut l’oublier, qu’un homme qui se venge d’un Juge comme d’un particulier, dans quelque cas que ce puisse être, est punissable de mort ; l’autre de faire comprendre aux Juges, qu’un homme injustement jugé peut perdre l’esprit, & mépriser la mort. ◀Récit général

Récit général► Récit général► « Le Licencié Esquivel2 , Gouverneur de la ville de Potosi, commanda un jour à deux cens hommes de cette garnison de marcher vers le Tucuman, avec ordre exprès de [160] ne se point servir d’Indiens pour porter leur bagage. Il se mit dans un lieu convenable pour observer de quelle maniere il seroit obéi ; & il vit bientôt un grand nombre d’Américains chargés du bagage des Espagnols. Il trouva pourtant à propos de laisser passer tous les rangs, & il se contenta de saisir dans le dernier un soldat appellé Aguire, dont les hardes étoient portées par deux Indiens. Il le fit mettre aux arrêts, & peu de jours après il le condamna à recevoir deux cens coups de fouet. Aguire fit représenter au Gouverneur par ses amis, qu’ètant Gentilhomme, & ayant un frere dans le pays, qui possédoit des terres considérables, il espéroit que la naissance l’exempreroit d’une punition si infame. Cette représentation ne fit rien sur la dureté du Gouverneur, qui s’obstina à vouloir faire [161] faire exécuter la sentence ; ce qui jetta Aguire dans un tel désespoir, qu’il conjura Esquivel de le condamner plutôt à un supplice, auquel il ne seroit pas forcé de survivre, & de le faire pendre, quoique sa noblesse semblât le mettre à l’abri d’une mort si honteuse. Quoique notre Licencié, avant que de parvenir à une charge si considérable, eût fait parade pendant toute sa vie d’un caractere de douceur & humanité, sa fortune l’avoit tellement changé, que les soumissions du pauvre soldat ne faisoient que nourrir & enfler son insolence. Dans le temps même que les amis d’Aguire lui adressoient de la part de ce malheureux une priere si attendrissante, il ordonna d’un ton argueilleux que la sentence fût mise en exécution dans le moment même. Là-dessus, comme il arrive [162] d’ordinaire dans ces sortes d’occasions, tout le peuple accourut pour voir ce triste spectacle, mais les principaux habitans de la ville, touchés de compassion pour ce jeune Gentilhomme, allerent en corps, prier le Gouverneur de suspendre du moins la punition du coupable, s’il ne vouloit pas l’adoucir. Tout ce qu’ils purent obtenir par leurs instances, fut un délai de huit jours. Malheureusement, lorsqu’ils coururent vers le cachot pour porter cette nouvelle au prisonnier, ils le virent déjà dépouillé de ses habits, & monté sur un âne, posture dans laquelle les criminels les plus vils font foutrés en Espagne. Ils se mirent <sic> à crier : ôtez-le, ôtez-le, & firent voir l’ordre du Gouverneur pour différer son supplice ; mais le jeune homme, peut content d’une grace si cruelle, la méprisa. Tous [163] les efforts que j’ai faits auprès du Gouverneur, dit-il, n’ont eu pour but que de m’épargner la honte de monter sur cette bête, & d’être exposé nud <sic> aux yeux du peuple ; mais puisque j’en suis là, on n’a qu’à passer outre ; la douleur que je vais souffrir, n’est rien en comparaison des craintes & des inquiétudes qui me déchireroient pendant les huit jours dont on veut me gratifier. Qu’on exécute seulement la sentence ; je veux épargner à mes amis la peine de nouvelles intercessions, & la honte de nouveaux refus. Dès qu’il eut prononcé ces paroles d’un ton ferme, on fit avancer l’âne, & Aguire reçut les coups de fouet, auxquels il avoit été condamné : la maniere calme dont il reçut ce cruel affront, & le mépris qu’il avoit marqué pour le délai qu’on lui avoit obtenu, persuaderent aux spectateurs qu’il trou-[164]vot une source de consolation ; dans quelque résolution secrette de venger son honneur d’une maniere éclatante. » ◀Récit général

Depuis ce temps là les habitans de Potosi, qui connoissoient la valeur de ce jeune homme, eurent beau l’exhorter à marcher avec ses compagnons à quelque expédition militaire ; il leur répondoit toujours d’un air noblement mortifie, qu’après l’infamie sous laquelle il avoit été obligé de se courber, le métier de la guerre étoit trop noble pour lui, & qu’il ne lui restoit d’autre source de consolation que la mort.

Il demeura dans le Pérou enseveli dans cette profonde mélancolie, jusqu’à ce que le temps du gouvernement d’Esquivel fût expiré ; & dès qu’il sçut que ce Licencié eut quitté Potosi, il le suivit partout comme un désespéré, & lui donna la chasse de [165] lieu en lieu, ne cherchant que l’occasion de laver son affront dans le sang de son barbare Juge. Esquivel informé par ses amis de cette cruelle résolution, fit, pour s’y dérober, un voyage de trois ou quatre cens lieues, dans la supposition que l’esprit de vengeance, qui animoit Aguire, ne seroit pas assez fort pour lui faire faire un si grand chemin. Il se trompa : sa fuite ne fit que donner de nouvelles forces à la haine d’Aguire. Dès qu’il fut qu’Esquivel s’en étoit allé à Los-Reges, qui est à trois cens vingt lieues de Potosi, il le suivit d’un pas hâté, & dans quinze jours de temps son ennemi l’y vit arriver. Là-dessus, le Licencié prit de nouveau l’essor, & crut trouver un asyle dans la ville de Quito, éloignée de Los-Reges de quatre cens lieues ; mais à peine cent jours se passerent, qu’Aguire y fut : aussi-tôt qu’Esquivel fut instruit de son [166] arrivée, il s’enfuit encore jusqu’à Cozco, qui est à 300 lieues de Quito. Mais son opiniâtre ennemi le suivant à la trace, y vint presqu’aussi-tôt que lui, ayant parcouru un si grand espace de terrein, sans souliers & sans bas. Il disoit à tous ceux qui étoient surpris de le voir voyager dans un si triste état, qu’il n’appartenoit pas à un faquin fouetté par la main du bourreau d’aller à cheval, & de trancher du Gentilhomme.

C’est de cette maniere qu’Aguire poursuivit son tiran pendant trois ans & quatre mois : à la fin, Esquivel lassé de cette fuite continuelle, résolut de fixer son séjour à Cozco, persuadé que son ennemi n’oseroit rien entreprendre contre sa vie, par la crainte du Gouverneur de cette ville, homme sévere, inflexible & eu accoutumé à adoucir la rigueur des loix. Il prit une maison au milieu de la [167] ville, tout près de la grande Eglise, ne négligeant rien toutefois pour se précautionner contre l’esprit vindicatif du jeune soldat. Il portoit toujours une cotte de mailles sous ses habits, & ne marchoit jamais sans être armé d’une épée & d’un poignard, quoique cet équipage fût très-incompatible avec sa profession. Toutes ces mesures ne furent pas capables de ralentir l’animosité d’Aguire, qui le suivoit toujours, & qui paroissoit attaché à ses pas. Las, à la fin, de le voir trop bien accompagné pour espérer de faire son coup dans la rue, Aguire résolut de l’attaquer dans sa propre maison, où il se croyoit le plus en sûreté ; il y entre un jour hardiment, le cherche de chambre en chambre, & le trouve dans son cabinet, qui sommeilloit sur un lit de repos. Il lui perce d’abord le cœur d’un coup de poignard, d’un air fort [168] tranquille, & il cherche à loisir les endroits qui n’étoient pas couverts de la cotte de maille, pour assouvir sa vengeance par mille blessures superflues. ◀Récit général ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Le Régiment de B * * *, dont feu M. le Marquis de B * * * étoit Colonel.

2Cette histoire est tirée des Commentaires Royaux de Pérou.