Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "IV. Discours", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\004 (1758), pp. 73-118, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2033 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours IV.

Niveau 2► Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,

Dans votre premier cahier, vous nous avez fait connoître un homme convaincu qu’il n’y a point de remords, & (s’il m’est permis de vous dire charitablement ce que je pense de votre conversation avec ce Philosophe) on n’y trouve pas cette force de raisonnement que vous faites admirer dans le reste de votre ouvrage. J’ai vu bien des gens persuadés que, si dans cette dispute vous aviez paru inférieur à vous-même, c’est que vous n’aviez pas combattu de bonne foi ; c’est-à-dire, que vous étiez persuadé, ainsi que votre ami, que les remords pour être vrais, & pour être plus communs, demanderoit une natu-[74]re originairement plus parfaite. Je ne raisonnerai point avec vous sur le principe de votre hypothese ; il ne m’appartient point de juger l’ouvrage d’un Dieu bienfaisant, & je crois que la nature est assez justifiée par l’idée que nous nous faisons de son Auteur. Mais je me propose de vous donner une preuve sensible de la possibilité, de la réalité, de la vérité des remords, & cette preuve est renfermée dans le manuscrit que je vous envoie ci-joint. Il contient ma confession. C’est le remords qui me l’arrache, Monsieur ; je la dois au public que j’ai scandalisé ; à ceux qui ont lu les raisonnemens de votre ami, & pourroient les regarder comme des maximes, & en abuser un jour ; à vous-même, que je ne crois pas assez convaincu de la vérité des remords, & que je veux convaincre pour l’avantage des autres ; à mon cœur qui [75] est déchiré, tourmenté par des sentimens terribles, & qui ne peut plus trouver de repos que dans le calme qui doit suivre le repentir.

Niveau 4► Hétéroportrait► Confession generale.

En entrant dans le monde, les sottises que je vis me donnerent envie d’en faire ; j’avois le malheureux avantage de pouvoir ne m’en refuser aucune : j’étois né avec une fortune considérable, & mes idolâtres parens n’avoient pas la force de me faire une seule représentation. Je me livrai à tous les goûts, à tous les amis, à toutes les femmes, à tous les Marchands : mais j’étois né avec de l’esprit, je raisonnai bientôt ; je vis que faire toujours des sottises, c’est être toujours dupe ; & je résolus de les laisser à ceux dont le génie ne peut pas s’élever. Malheureusement le mien ne commençoit à prendre l’essor que pour [76] voler vers la région des vices. J’avois été frappé, dans le monde, de quelques crimes heureux ; mon imagination trouva dans la gloire de leurs Auteurs la chimere qu’elle cherchoit ; je la contemplai avec ce goût qui fait s’appuie ensuite dans l’ivresse ; je m’y livrai, & je devins criminel avant que d’avoir fait des crimes. Quand je vous parle ainsi, vous n’imaginez pas, sans doute, que je me sois fouillé de ces noires horreurs qui doivent conduire à l’échafaud. Non, Monsieur, l’homme d’esprit ne se fait point pendre, & d’ailleurs l’homme d’esprit, souvent criminel pour acquérir de la renommée, évite la honte d’une fin qui lui feroit perdre toute la gloire de sa vie. Mes forfaits ont désolé la société, sans donner aux hommes le droit de m’en exclure. J’ai été un de ces perturbateurs contre lesquels les [77] législateurs n’ont laissé aucun glaive, parce qu’ils ont prévu que leur génie les sauveroit toujours du châtiment de leurs crimes.

Récit général► A l’âge de vingt-deux ans, me trouvant à la campagne, dans le voisinage d’une Demoiselle que ses parens retiroient du Couvent, pour lui faire épouser un Gentilhomme que j’avois toujours haï, je la séduisis dans l’espoir de corrompre le bonheur de mon antagoniste, & de donner à ce dernier un ennemi, dans l’enfant qui lui naîtroit de moi.

Quelque temps après, ayant été convaincu que la jeune personne aimoit son mari, j’écrivis à ce dernier, sous un nom emprunté, pour l’informer de ce qui s’étoit passé entre elle & moi ; mais voyant que ma lettre étoit méprisée, je m’adressai à elle-même ; lui reprochai, avec une fureur si bien feinte, l’oubli qu’elle [78] avoit fait de ses premiers engagemens, & la menaçai de tant d’emportement, si elle ne désespéroit son mari par des refus constans, qu’elle obéit aux loix que je lui imposois ; & ce dernier accablé du chagrin d’une inconstance aussi probable, crut alors que ma lettre étoit sincere ; quitta sa femme pour prendre une maîtresse que je lui fis également enlever par un de mes amis, se battit avec ce dernier, eut le sort que j’aurois dû avoir, & périt ainsi, victime constante de mes coups, sans pouvoir jamais se venger de ma cruauté. ◀Récit général

Récit général► Dans la même année ayant été obligé de faire un voyage en Italie, la femme d’un Bourgeois s’y prit de goût pour moi, & ne me trouva pas insensible à ses avances ; mais dès les premiers jours, le mari étant devenu jaloux, & m’ayant prié de ne plus remettre le pied chez lui, loin de res-[79]pecter la gloire & le repos de ma maîtresse, en prenant des mesures avec elle, je fis donner des coups de bâton à son jaloux, & fus cause qu’en rentrant dans sa maison, il la poignarda. ◀Récit général

Récit général► La même année vit naître un crime peut-être nouveau dans la nature. Je sollicitois un régiment, & l’on m’avoit donné parole pour le premier qui vaqueroit : mais je ne comptois pas sur cette parole. J’avois un concurrent dont les parens étoient puissans : c’étoit un jeune homme qui sortoit de l’académie. Je ne vis pas de meilleur expédient, que de deshonorer mon rival. Je lui fis des caresses, le fis tomber dans le piege de l’amitié, & après m’être emparé absolument de sa confiance, lui fis faire les liaisons & les démarches les plus extravagantes. Je le menois tous les jours à la comédie, dans les loges des actrices, dans les [80] petites maisons les plus voluptueuses. Je ne faisois pas un souper qu’il n’en fût prié. Eh, quels soupers ! Les graces y disputoient aux plaisirs le don fatal d’enchainer les armes. Je le menois quelquefois aucabaret, & là, maître de lui, maître de son génie, je lui faisois boire à longs traits la mollesse avec le nectar ; mes discours lui peignoient une vie toujours remplie, toujours délicieuse. C’étoient des confidence où il puisoit l’espoir de plaire à mille femmes par la facilité que j’y prêtois à toutes ; des détails où il apprenoit à connoître leurs charmes ; des tableaux où il voyoit confondus les plaisirs de la table, les plaisirs de l’amour, les charmes de la bonne fortune, & tout ce que les hommes adorent avant que de connoitre la gloire. Du cabaret nous passions chez Eglé, chez Silvie, & toute ma doctrine, s’y trouvoit justifiée. Je [81] l’accoutumois ainsi à l’esclavage des plaisirs, & je me préparois une victoire complete sur sa raison. Le moment de me l’assurer arriva. Le régiment de * * vint à vaquer. Je renouvellai mes démarches ; mais elles alloient être inutiles, & ce fut par le jeune homme que je l’appris. Il vint me trouver, & me dit que ses parens avoient obtenu pour lui ce régiment, & lui avoient signifié de se préparer à partir pour l’Alsace, où il étoit en garnison. Je remarquai qu’en me parlant il avoit l’air consterné. Je pris de là mon texte. Dialogue► Adieu donc nos plaisirs, lui dis-je tristement ; j’en suis fâché ; je vous regretterai beaucoup. Ah ! je vous regretterai bien davantage, répondit-il ; je vous laisse au milieu des consoltation : mais moi, qui me consolera ? . . . Silvie ne s’attendoit pas à ce terrible coup. . . . Que deviendra-t’elle ? . . . Oh ! il ne faut [82] plus que vous pensiez à elle, lui dis-je méchamment. ce n’est pas que je sois persuadé qu’elle vous oubliera : mais il ne lui sera plus permis de s’occuper de vous. Elle appartient par état à tous les hommes ; & le premier qui. . . . Non, reprit-il, avec douleur, personne ne me succédera ; je ne l’oublierai point ; je ne veux pas qu’elle m’oublie ; je sens que je l’adore, & mon cœur. . . . Votre cœur, tant que vous voudrez, poursuivis-je : mais vous êtes obligé de la quitter ; il faut que vous partiez : je sens que cela est fâcheux ; car enfin, si nous examinons l’objet & les suites de ce sacrifice, nous trouverons qu’il est bien triste de s’y voir condamné. Quitter tous les plaisirs, tout ce qu’on aime, pour aller tuer des hommes, & peut-être se faire tuer, il n’y a là que de quoi gémir. Eh bien, dit-il, en si jettant sur moi, les bras ouverts, j’ai autant [83] de courage & d’honneur qu’un autre : mais la perte de ma maîtresse, & des intérêts o ?u les miens ne sont nullement confondus, font pour moi deux objets si disproportionnés, que je ne balance plus. Je ne partirai point ? mais comment refuser ce régiment ? . . . Je n’y vois qu’un moyen, lui dis-je : c’est d’écrire au Ministre, de lui apprendre que vous n’êtes nullement porté à servir, qu’on a forcé vos inclinations, que, quoique né avec toute la bravoure & tous les sentimens que votre naissance exige, votre goût est pour les occupations utiles de la Magistrature, & qu’en un mot vous vous sentez aussi peu porté à conduire un régiment, que capable d’éclaircir toutes les obscurités d’un procès. ◀Dialogue

Il trouva cet expédient admirable (l’amour est un sophiste si éloquent !) Il écrivit cette lettre deshonorante. [84] Ses parens eurent beau tonner. Silvie excitée par mes conseils, acheva d’affermir l’esprit, en amollissant le cœur. Le Ministre profita de cette circonstance pour remplir les engagemens qu’il avoit pris avec moi. ◀Récit général

Voici deux traits de ma vie, qui ne doivent pas précisément être mis au rang des crimes, mais où tout homme corrigé, doit trouver des sujets de remords. Metatextualité► Ces deux anecdotes ont été imprimées ailleurs, mais défigurées par l’ignorance de ceux qui ont voulu, sur de simples rapports, en faire part au public. Puisque le fonds en est connu, & que je me suis engagé à dire exactement la vérité, il faut que je répare l’infidélité des Romanciers qui m’ont prévenu, & que je les instruise eux-mêmes pour m’accuser. Ils ont fondu ces aventures trop vraies dans d’autres que je crois purement roma-[85]nesques : les voici telles qu’elles me sont arrivées.1 ◀Metatextualité

Niveau 5► Récit général► 2 J’avois un jour dîné chez le Comte de * *, mon ami. Après avoir épuisé tout ce que la médisance & la fatuité inspirent à des petits maîtres [86] aussi courus que méchans, ou pour mieux dire, courus, parce qu’ils sont méchans, nous nous demandâmes comment nous acheverions la journée. La saison invitoit à la promenade, & il n’y avoit point ce jour-là de spectacle. Portés tous deux à lier une partie folle, nous y étions embarrassés, & nous n’imaginions rien ; car dans le monde on a un fonds de desirs, & très peu d’idées. Le Comte enfin ouvrit un avis. Dialogue► J’ai envie, me dit-il, de te mener chez la petite de Termigni, que tu ne connois pas ; elle est à la campagne, à deux lieus de Paris, & nous nous y amuserons d’autant plus que nous ferons mal reçus. . . . Il me semble avoir entendu dire que tu avois eu Madame de Termigni, & qae <sic> tu l’avois mal quittée ? lui dis-je. Oh ! très-mal, répondit-il : c’est une folle avec laquelle il n’est pas possible de finir autrement. Elle fait un [87] métier pour lequel elle n’est pas née ; elle veut être coquette, & elle est de complexion très-amoureuse : cela excede, & on est obligé de la brusquer, sans quoi il ne seroit pas possible de s’en débarasser. Je conçois ce que tu dis là, répondis-je : mais si c’est sa constance qui vous a brouillés, crois-tu qu’il n’y ait pas quelque inhumanité à aller troubler son repos ? Cette réflexion seroit merveilleuse, si nous étions nés pour penser, me dit-il : mais je raisonne autrement que toi. Toute femme est née pour l’amusement d’un homme qui ne les envisage jamais que d’après leur défaite. Inutiles alors ou perfides, elles seroient perdues pour nous ou redoutables, si nous ne les tournions à notre usage par des coups de génie : voilà tout ce que j’examine. D’ailleurs la Termigni est jolie, & son petit désordre, en me revoyant, le courroux que je trouve-[88]rai dans ses yeux, ces mines qu’on fait parce qu’il en faut faire, tout cela m’amusera beaucoup. Au surplus, poursuivit-il, si tu t’intéresses vivement à elle, nous n’entrerons point ensemble ; tu resteras dans l’allée qui conduit à sa maison, & je te ferai avertir, lorsque je l’aurai préparée aux petites hostilités que je lui destine. ◀Dialogue

Je n’étois pas au fonds plus honnête home que mon ami ; j’adoptai l’expédient qu’il venoit de proposer, & nous partîmes. Arrivés à la porte, nous envoyâmes un laquais s’informer si Madame de Termigni étoit visible. Sa réponse fut qu’elle ne l’étoit pas. Nous renvoyâmes avec ordre de dire que c’étoit le Comte de * * qui demandoit à la voir. Il revint accompagné d’une femme de chambre.

Dialogue► Bon jour, Mademoiselle, lui dit le Comte : comment vous portez-vous ? Assez bien, Monsieur, à vous rendre [89] mes devoirs. Eh bien ? continua-t’il, puis-je entrer ? Madame sert-t-elle plus honnête que le sot à qui on a parlé `Madame ne voit personne, Monsieur, & j’ai ordre de l’excuser auprès de vous. Comment `de l’excuser, reprit le Comte : vous voulez rire ; s’excuse-t’on quand on est jolie ? Dites-lui, Mademoiselle, que c’est à moi que les excuses conviennent, & que je lui demande pardon de la petite incivilité que je lui donne la peine de me faire. Je vais le lui dire, Monsieur, répondit cette fille, & je crois que Madame sera fâchée de ne pouvoir recevoir quelqu’un qui a autant d’indulgence que vous.

Elle partoit. A propos, Monsieur, dit-elle, en revenant sur ses pas, Madame vous prie de lui renvoyer les lettres que vous avez encore à elle. Des lettres, s’écria-t’il, des lettres ! Ah ! oui : eh bien. Mademoiselle, [90] dites lui que je les lui renverrai dans le premier Mercure. Elle ne vous les a pas envoyées de même, reprit-elle assez séchement. Oh ! répondit-il, c’est qu’elle aime à faire courir ses gens, & qu’ils lui obéissent. Pour moi, qui obéis aux miens, & qui ai d’assez grandes raisons pour les ménager, je ne puis me servir que d’une commodité publique. En ce cas, Monsieur, poursuivit elle avec mépris, je vous conseille de les garder ; je dirai à Madame que j’ai oublié de vous les demander : il vaut mieux que je passe pour une étourdie, que vous pour un malhonnête homme. Doucement, Mademoiselle, lui dit-il insolemment ; vos fonctions se bornent à servir nos caprices, & vous rentrez dans votre état quand nous rentrons dans le nôtre. Elle voulut répondre. Allez, Mademoiselle, ajouta-t’il, souvenez-vous de la petite leçon que je vous fais, [91] & apprenez à votre maîtresse qu’on ne doit point faire de confidence à des domestiques aussi zélés que vous. ◀Dialogue

Cette singuliere conversation finit par le départ de la femme de chambre, & nous remontâmes en carrosse. Le Comte me proposa en chemin de lire les lettres dont il venoit d’être question (soit qu’il voulût me prouver qu’il ne venoit d’être refusé parce qu’il ne venoit d’être refusé que parce qu’il avoit été trop aimé, soit qu’il fût piqué de ce refus, & que pour s’en venger, il voulût confirmer à mes yeux l’offense qu’il avoit faite à Madame de Termigni, en la quittant). Il les avoit sur lui, & me les présenta. Je les lus, & j’avoue qu’elles firent de l’impression sur moi. Une entr’autres me toucha jusqu’à la compassion. Madame de Termigni s’y plaignoit d’une refroidissement qui ne lui annonçoit que trop qu’elle alloit être quitée. [92]

Niveau 6► Lettre/Lettre au directeur► « Votre mérite, lui disoit-elle, votre enjouement, vos qualités superieures, ont totalement derangé l’ordre de mes idées. Je ne voulois que ‘amuser avec vous, & il se trouve que je vous aime & que je raisonne sérieusement sur l’amour. La tête ne vous a pas tourné comme à moi ; un engagement vous paroît trop sérieux, &vous m’allez quitter, de peur de vous laisser surprendre ! Oui, je sens que vous me quittez ; je me trouve sans courage pour m’y résoudre, & sans esprit pour m’en consoler. . . . S’il est vrai, continuoit-elle, que vous goûtiez auprès de moi ce charme, cette séduction dont vous avez tant de fois voulu me flatter, pourquoi songer à rompre un attachement dont vous êtes satisfait ? Je sçais que vous vous devez à vos admirateurs, aux gens qui comptent vos triomphes, & [93] aux femmes qui voudroient les augmenter : mais ne peut-on avoir des goûts à soi ? Faut-il toujours vivre pour les autres ? Votre réputation est étable, & votre bonheur ne l’est pas. Ah ! Comte, je crois que les autres nous trompent. Leurs louanges sont es malheurs ; ils applaudissent à nos sottises pour en perpétuer la chaîne qui les amuse. Je crois plus, je pense que nous ne sommes qu’à demi-dupes de ces louanges, & que si nous nous écoutions au milieu du concert flatteur qu’elles portent à nos oreilles, nous entendrions notre cœur en gémir, & nous demander un autre bonheur. Interrogez-vous, & ne me sacrifiez pas à une illusion qui, en vous trompant le premier, vous laisseroit un jour des regrets. » ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 6

Je fus persuadé qu’une femme qui étoit coquette par état, n’auroit pas [94] écrit une pareille lettre, si elle n’avoit eu le cœur naturellement sensible. Je compris qu’un commerce avec Madame de Termigni devoit avoir quelque chose de très piquant, si on parvenoit à lui inspirer un goût véritable, & sur cette idée je conçus le dessein de m’en faire aimer. Je pensai d’abord à me rendre chez elle, & à lui parler de bonne soi de ma passion subite : mais j’étois l’ami de l’homme qu’elle devoit mépriser ; sa femme de chambre m’avoit vu, & pourvoit me reconnoître ; je sentis que je devois employer l’artifice.

Je montai à cheval le lendemain, mis très-simplement, & lorsque je fus arrivé à la porte, je me fis annoncer sous le nom d’un valet de chambre de son pere. Madame de Termigni sortoit du bain, & étoit dans cet état de négligence où l’embarras d’une surprise ajoute tant à la beauté. Peu [95] de femmes étoient faites comme elle : il n’y avoit rien qu’elle ne pût laisser voir, & qui n’eût son attrait particulier.

Dialogue► Madame, lui dis-je, j’ai des choses à vous apprendre, qui méritent toute votre attention, & ne permettent pas que je sois écouté. . . . Elle fit signe à ses femmes de se retirer, & elle leva sur moi des yeux où l’étonnement & la crainte étoient peints. Ne vous allarmez pas, Madame, poursuivis-je ; ce que j’ai à vous apprendre n’est nullement d’espece à vous causer du chagrin ; je ne serois pas venu pour vous faire de la peine, quelqu’ordre qui eût pu m’y contraindre. Hélas ! ce n’est qu’à moi qu’il convient d’avoir des craintes : vous pouvez d’un seul mot me rendre malheureux à jamais. . . . Je me suis servi d’un nom respectable, Madame, pour m’introduire plus sûrement chez vous ; je [96] n’appartiens point à Monsieur votre pere ; le maître que je sers est plus cher à mon cœur. . . . Un si tendre attachement annonce un maître respectable, me dit-elle, en me regardant toujours avec embarras ; quel qu’il soit, vous pouvez parler ; je souhaite remplir les vues qui vous amenent chez moi. Hélas ! repris-je, je crains bien que vous ne le souhaitiez moins quand je vous les aurai apprises : il est des secrets qu’on ne devroit apprendre qu’après avoir mérité toute l’estime de ceux à qui on ose les dire. J’aime à voir des sentimens si nobles dans un homme de votre état, me dit-elle, en fixant enfin les yeux sur moi. Dans un homme de mon êtat ! . . . . Madame, il n’y a point d’état qu’on ne puisse ennoblir ; l’amour peut nous donner ce que le sort nous refuse. . . . Je vois à présent le dessein qui vous amene, répondit-elle : vous aimez [97] une de mes femmes, & vous venez me la demander ! Une de vos femmes. . . . Ah ! mon cœur est digne d’un objet plus noble. . . . Mais, Madame, je m’égare, je ne sçais plus ce que je dis, excusez un trouble extrême, qui n’est que trop naturel ; je n’ai plus la force de continuer, & je suis autant agité par la douleur, que troublé par la honte. Il est vrai que je suis fort surprise de propos que vous osez me tenir, me dit-elle, en se troublant elle-même. . . . Soyez-le, Madame, m’écriai-je en tombant à ses genoux : mais daignez m’écouter, daignez voir ma passion, mon désespoir & mon excuse. . . . ◀Dialogue Je lui dis mon nom, & cela la calma un peu. Je lui peignis ma séduction, & quoique ce mot si prodigué soit toujours une excuse & un titre auprès des femmes, [98] j’appuyai les droits qu’il me donnoit, par les détails les plus flatteurs pour elle. Toutes les confidences que le Comte m’avoit faites, je les lui fis à elle-même, & je les fis valoir. Toujours je parus n’y voir qu’une femme tendre & charmante. Ses lettres lui furent répétées avec la passion qu’elles auroient dû inspirer : le Comte fut peint comme un malheureux, indigne de voir le jour. Que vous dirai-je enfin, je parlois à l’amour-propre, j’avois compté sur lui, & il ne me trompa pas. Elle avoir pourtant bien des choses à me répondre : mais ce même amour-propre, qui avoit entrepris mon bonheur, n’avoit-il que mes louanges à lui faire valoir ? Elle venoit d’être quittée, d’être humiliée ; & elle s’ennuyoit dans la solitude, & oubli des hommes alloit l’y deshonorer. L’amour-propre lui dit tout cela. Il me peignit surtout comme un [99] vengeur. Son ingrat, qui l’avoit méprisée, verroit retomber sur lui l’opprobre qu’il répandoit sur elle, si elle pouvoit m’afficher. J’étois aimable & couru ; en me voyant amoureux, on jugeroit que le Comte avoit été lui-même quitté. Je viens de dire d’ailleurs qu’elle commençoit à s’ennuyer : l’ennui fait naître tous les besoins, & mon amour lui offroit tous les plaisirs. Quel moment pour se défendre ? . . . . .  Elle ne résista que pour m’enflammer, & nous y gagnâmes tous deux de sentir ce goût vrai que la facilité exclut ou qu’elle étouffe.

Ce commerce étable si singuliérement, me fit un bonheur singulier. Je m’imagine que j’eusse été constant, je fus du moins amoureux. Malheureusement je me laissai deviner par le Comte. Il me plaisanta, & il devint jaloux ; l’un est dans la vanité, l’autre dans la nature. Je n’y fis pas [100] assez d’attention : mon aveuglement lui laissa toute liberté auprès de Madame de Termigni : il la vit, pleura à ses genoux (car nous pleurons après avoir méprisé, quand nos outrages ne sont plus sentis), elle étoit née pour l’aimer, & elle se rendit à lui. Elle le pouvoit, sans doute, elle le devoit ; & si, en me quittant, elle sçut mériter mon estime par sa sincérité, j’étois obligé de lui épargner jusqu’aux craintes qu’une rupture peut laisser. Mais je vois aujourd’hui mes devoirs, & alors j’étois incapable de soupçonner même les siens. Je me sâchai, je parlai en maître, & enfin j’exigeai que la porte fut désormais refusée au Comte. Elle le fut à moi, mais avant ce coup d’autorité, elle mécrivit la lettre la plus raisonnable. Je devins furieux. Malheureusement elle m’avoit écrit, & les lettres adressées autrefois au Comte étoient restées [101] dans mes mains. Je les portai à son mari, que je connoissois pour l’homme de France le plus jaloux & le plus violent. J’ignore l’usage qu’il fit de mon horrible confidence, mais un mois après Madame de Termigni ne vivoit plus. ◀Récit général ◀Niveau 5

Niveau 5► Récit général► 3 Quelque temps après cette aventure, j’eus une affaire avec un de mes amis, & l’on m’ordonna de m’absenter de la Cour pendant quelque temps. Je me retirai chez le Comte de * * *, qui vivoit pour lors dans ses terres. Je trouvai chez lui la Marquise de * * *, que je connoissois peu, mais dont j’avois beaucoup entendu parler. Depuis ma derniere galanterie, qui avoit tourné au sérieux, j’étois résolu à me tenir sur mes gardes avec les femmes, & à ne laisser à pas une le pouvoir de m’enflammer. Cette ré-[102]solution me donnoit auprès de toutes l’air indiscret & impertinent. La Marquise, qui étoit estimable, me jugea au poids de ses principes, & je m’apperçus aisément qu’elle me méprisoit. ( Après l’amour les femmes n’ont point de sentiment moins caché que le mépris. ) Son amour m’eût rebuté, son mépris me piqua. Elle avoit de lesprit & des charmes, de l’enjouement & de la décence, des talens, de la modestie & de la raison ; je vis tout cela, que je n’aurois point vu sans son dédain. Je souhaiterai de pouvoir tourner toutes ces qualités au profit du goût que je prenois pour elle, & je fus fâché que la difficulté d’y réussir, vint principalement de la mauvaise opinion que je lui avois donné de moi.

Le Comte étoit autant mon ami que le sien. Je ne craignis pas de lui ouvrir mon cœur, & de le consulter [103] Je suis charmé que vous m’interrogiez, me dit-il, je voyois avec chagrin l’engagement où vous vous embarquiez ; je vais répondre à votre confiance par la plus grande sincérité, La Marquise ne vous convient point ; elle est une de ces femmes qui jugent sevérement les hommes ; pour qui les agrémens ne sont quelque chose, que lorsque le tout leur paroît digne d’estime ; & sur l’esprit desquelles les défauts ont tout le pouvoir des plus tristes circonstances. Vous sçavez que son mari lui manqua dès qu’il l’eut épousée. Ses mauvais procédés lui donnerent un esprit de retraite & de philosophie qui dégénéra bientôt en dégout pour toutes les hommes. Leur empressement à la rendre sensible acheva de la rendre sage ; le peu de précaution qu’ils y apporterent, blessa son amour propre, & l’irrita contre eux. Jugez, d’après cela, s’il vous sera aisé de la toucher.

[104] Je remerciai le Comte, & lui promis de renoncer à cette fantaisie. Mais nous sommes nés pour nous entêter, & je ne lui tins point parole. J’étois depuis deux mois dans un état aussi nouveau pour moi que plaisant pour les autres ( car l’amour me rendoit sot ), lorsqu’une étourderie heureuse changea tout à coup ma situation.

Lorsque j’avois été obligé de quitter la Cour, je venois de me lier avec Madame de Galeas, femme à la mode, qu’on subjuguoit par un soupir, & qu’on fixoit par une perifidie. Depuis que je m’oubliois auprès de la Marquise, je n’avois plus écrit à Madame de Galeas que des lettres froides, & qui étoient plutôt des preuves d’indifférence, que des témoignages de fidélité. Madame de Galeas, persuadée que je ne l’aimois plus, s’étoit mise à m’aimer tout de bon ; les let-[105]tres que j’en recevois étoient on ne peut pas plus tendres : c’étoit de la passion, des reproches, du désespoir. Une, entr’autres, me parut si fort à la gloire de Madame de T * *, & j’en trouvai les tendres invectives si propres à lui persuader la vérité de mon attachement, que je m’avisai de croire que, si je pouvois parvenir à la lui faire lire, elle en seroit sûrement touchée. Plein de cette idée, mon parti fut bientôt pris, & la premiere fois que je me trouvai seul avec elle, je fis tomber cette lettre de ma poche, en tirant mon mouchoir, & je pris congé d’elle un instant après. Metatextualité► Voici cette lettre. ◀Metatextualité

Niveau 6► Lettre/Lettre au directeur► « J’ai cru jusqu’à présent que votre infidélité n’étoit que l’ouvrage de votre inconstance, & l’espoir de vous rendre tôt ou tard équitable, m’a toujours soutenue ; mais les nouvelles que je reçois, m’ôtent jus-[106]qu’à cette foible consulation. Vous aimez Madame de * * *, & pour comble de maux, votre perfidie est l’ouvrage de ses vertus. Vous avez pris un nouveau cœur auprès d’elle. Ses rigueurs, que vous eussiez trouvé autrefois ridicules autant qu’avilissantes, sont l’ame de votre passion ; vous l’aimez, parce qu’elle est cruelle. Hélas ! qu’est devenu ce temps où, plus raisonnable, plus juste & plus heureux, un nouveau sentiment, une conquête nouvelle, ne nuisoient jamais à vos anciens engagemens ? Aimé & pris sur le pied d’inconstant, vos infidélités ne rendoient point malheureuses les femmes que vous quittiez, parce que vous conserviez pour elles une sorte de reconnoissance qui leur faisoit oublier que vous n’étiez plus que reconnoissant. Que ce temps est déja loin de moi ! [107] Madame de * * * a effacé de votre cœur, & vos défauts, & vos vertus. Vous ne sentez, vous ne pensez plus que par elle. . . . . Je promene actuellement mes yeux sur ce verger où vos sermens me soumirent à vos desirs : hélas ! je n’y trouve plus que le tombeau de mon bonheur. Que ne pus je du moins, loin du monde, loin des Juges inexorables de la réforme, substituer à mes principes ceux de l’objet qui m’a ravi votre cœur ? La conformité qu’il y auroit entre lui & moi, vous rendroit peut-être. . . . . . . Mais, que dis-je, à quel espoir me laisse-je entraîner ? Eh ! ne préféreriez-vous pas toujours une femme qui a encore tous les dons à vous faire, à celle qui malheureusement vous les a tous faits ? Il faut donc que je me dies que je vous ai perdu pour jamais ? Je me le dis tous [108] les jours, mais je sens que je vous condamne moins que je ne voudrois vous condamner. Ainsi je n’ai pas même contre vous la ressource du dépit. Quelle situation ! Vous ne la sentirez pas, & mon malheur est complet. Adieu. » ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 6

Mon stratagême réussit au gré de mes vœux. Madame de T * * lut cette lettre, & y fit cette attention qu’une femme doit toujours éviter, lorsqu’elle veut fuir l’amour. Je m’apperçus bientôt qu’elle y avoit trouvé un écueil à son indifférence. Elle n’avoit jamais voulu prêter l’oreille à mes discours ; elle commença à les écouter, & ?a m’apprendre le peu de soi qu’elle y ajoutoit. Je sçavois qu’une femme d’esprit, qui ne veut point se rendre, évite constamment d’être persuadée, & ne fait pas même connoître sa défiance. Je profitai de la surprise que l’amour lui faisoit, & in-[109]sensiblement je l’amenai au point de n’avoir plus de ressource que dans la vertu. Je reportois tous les jours de nouveaux avantages, mais ma victoire me rendit ma fatuité. Je rougis de n’en être encore qu’aux aveux, & je sollicitai vivement une conclusion. Elle vit le cie de mon empressement, & au lieu de se rendre, elle devint triste, rêveuse, pus dissimulée & plus tendre. Je lui disois quelquefois que je sollicitois mon rappel pour lui en faire le sacrifice : elle ne répondoit rien aux sermens que le lui faisois ; mais ses yeux me disoient qu’elle étoit persuadée que le jour que j’en recevrois la nouvelle, seroit le plus doux pour moi, & le plus affreux pour elle.

Avec de pareilles idées, vous concevez aisément qu’elle n’étoit pas disposée à seconder mes perfides desseins ? Ce jour enfin qu’elle redouroit tant [110] arriva : je lui demandai un quart-d’heure, & j’étois persuadé que j’allois triompher. Enfin, lui dis-je, mon exil est fini, mais que l’usage que vous me forcez à faire de ma liberté va peu ressembler aux douceurs que je m’en étois promises ! Heureux de vivre auprès de vous le plus tendre des hommes, si vous l’aviez voulu, j’eusse mis la grace que l’on m’accorde au rang des triomphes que vous avez remportés dur moi ; je n’y eusse trouvé rien de plus précieux que le moyen qu’elle m’offroit de vous donner une nouvelle preuve de mon amour, en vous la sacrifiant. Vous n’ignoriez point que j’y étois résolu ? Hélas ! de quel prix avez-vous payé les sermens que je vous en ai faits ? Il faut donc que je me sépare de vous convaincu que vous ne m’avez pas même assez aimé pour craindre de me perdre ? . . . Quel tourment ! . . . [111] Je ne vous aurai donc adorée que pour me faire une loi de m’éloigner de vous ? Ah ! Madame, que dois-je penser des femmes qui nous trompent, si celle qui nous aiment sont si capables de nous désespérer ?

Que l’état ou je la voyois exprimoit bien le tourment de son cœur ! Elle me regardoit tendrement, & ne répondoit point. Elle étouffoit des soupirs qui exprimoient plus que les pleurs. Je commençai à me flatter : mais quel fut mon étonnement, lorsque, loin de répondre à mon attente, je la vis se lever & se disposer à me quitter, sans me dire un seul mot ? Quoi ! lui dis-je, en l’arrêtant, est-ce là tout ce que je vous inspire ? Un mot, un soupir seroit trop ! Vous m’en jugez indigne. . . . Que voulez-vous que je réponde ? me dit-elle : Ah ! . . . Elle s’arrêta à ce mot, & un moment après, partez, reprit-elle, [112] ma résolution est prise, éloignez-vous de moi, je vous écrirai quand vous serez à Paris. Je ne puis m’expliquer ici : non, je sens trop que vous abuseriez. . . . . Allez, partez, laissez-moi. . . A ces mots, elle m’échappa, & come je n’aimois plus assez, depuis que j’avois plu, pour vouloir perdre mon temps auprès d’une femme à qui on ne pouvoit même arracher le mot d’amour ( car elle ne l’avoit jamais prononcé ), je montai une heure après dans ma chaise, & je partis sans la revoir.

Metatextualité► Elle me tint exactement parole, & je reçus le surlendemain de mon retour, la lettre qui suit. ◀Metatextualité

Niveau 6► Lettre/Lettre au directeur► « Qu’ai-je fait en vous promettant de vous écrire ? Quelle foiblesse m’a assez déduite pour m’engager à perdre ainsi de vue de soin de mon repos & le respect de ma réputation ? N’étoit-ce pas assez des avan-[113]tages que vous aviez remportés sur ma raison ? Faut-il que j’acheve de me perdre en vous les confirmant. Hélas ! à quelle extrêmité me trouvai-je réduite ? Que suis-je devenue, & que vais-je devenir ? L’amour. . . . Ah Ciel ! puis-je me résoudre à prononcer ce nom fatal ! Puis-je consentir à vous faire l’aveu d’une foiblesse que rien ne justifie que l’excès de mon désespoir ! . . . . Vous voilà donc instruit de mon amour ? Quel usage allez-vous faire de l’égarement où il me plonge ? Aurez- vous, du moins, assez de probité pour y voir votre ouvrage, & pour le respecter ? . . . Le désordre de ma lettre vous prouve assez le trouble de mon cœur. Ce cœur n’étoit pas fait pour éprouver d’aussi cruels tourmens. Je vivoir heureuse & tranquille ; un peu de vertu & beaucoup de raison, m’assuroient [114] l’empire de moi-même : la tranquillité de mon ame, mes réflexions, & mes innocens plaisirs, avoient fait prendre à mes devoirs l’air des amusemens. Vous m’avez fait perdre tout cela ; tout a changé pour moi. Cette solitude n’offroit à mes yeux que les plaisirs qu’on cherche, quand on veut être raisonnable ; & à present ma raison m’y importune. Je me promene dans ces allées où vous m’avez trompée, je crois n’y chercher que mon ancienne tranquillité, & je sens toujours, malgré moi, que je n’y cherche que votre idée, & que je n’y trouve qu’elle. Voilà, Monsieur, mon état & vos forfaits. Vous avez voulu jouir du désespoir d’une ame tendre, & vous êtes satisfait ; mais cette ame vous accuse, & ne méritoit pas de n’avoir à s’ouvrir à vous que pour vous reprocher des crimes. » ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 6

[115] Des crimes ! m’écriai je. . . . Oui, je suis un malheureux ; j’ai troublé le repos d’une femme respectable ; j’ai joué la beauté, la raison, la vertu ; j’ai feint un amour que je ne sentois pas. . . . Malgré les noms qu’elle me donne, je vois qu’elle en murmure moins qu’elle n’en souffre. . . . Je lui dois une vengeance ; il n’en est qu’une pour une femme qui aime : partons, elle meurt tant que je differe.

Je partis, & je crus l’aimer. Je voulus arriver par la porte du parc. L’amour me conduisoit. Je mis pied à terre, & j’allai droit à un petit cabinet où nous avions toujours fait nos conservations. Je l’y trouvai. (Il y a des circonstances où il semble que l’amour ait tout arrangé pour la chûte de la vertu). Elle fit un cri en me voyant, & ce cri expira sur ses levres. Je tombai à ses genoux, & j’y restai pendant un demi quart-d’heure, [116] aussi muet qu’elle, ne songeant pas même à mes remords, ne pensant rien. Elle soupira, & je reçus ce soupir par un transport que l’amant innocent n’éprouva jamais. Je lui parlai, & je la vis séduire, mais il restoit à la persuader. Ce moment ne fut donc pas celui de mon bonheur. Le retardement qu’elle voulut y mettre, fut plus proposé qu’exigé, & ce procédé plein d’amour, irrita mes desirs, en me faisant sentir le respect. C’étoit un sentiment nouveau pour moi. Mon cœur devoit en tirer plus d’avantages. Je cédai sans combattre. Ma docilité fit sa séduction. Elle céda à son tour, & elle me perdit. Deux jours suffirent pour me rendre indigne d’elle ; je m’ennuyai : elle le vit, & ses larmes ne me rendirent pas mes desirs. Je sentis qu’il falloit la quitter pour lui épargner les derniers outrages.

[117] Je partis peu de jours après ; j’appris qu’elle étoit tombée malade ; je voulus revenir auprès d’elle, je m’y rus résolu ; mais pendant qu’on mettoit des chevaux à ma chaise, un ami vint me proposer une partie, & le plaisir emporta les remords. Madame de T * * continua à être malade ; elle avoit peut-être espéré mon retour. Ma dureté combla sa douleur & ses maux ; elle expira six mois après, en prononçant mon nom peut-être avec horreur. ◀Récit général ◀Niveau 5 ◀Hétéroportrait ◀Niveau 4

Voilà, Monsieur, quelques traits d’une vie dont les instans ont été suivis des jours les plus longs & les plus tristes. Quand j’ai ouvert les yeux sur mon indignité, je me suis éloigné d’un monde que j’avois désolé. La solitude, que je détestois, a été l’arrêt que j’ai prononcé contre moi. J’y vis depuis six ans, & je m’imagine bien que je n’en sortirai plus. Ma [118] vie y est triste, & c’est ce qui m’y retient. Je ne dois plus avoir de plaisirs après ce que j’ai fait. J’ai honneur d’être, &c. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Il se trouve justement que c’est à mois que l’Auteur fait ici ce reproche. Les deux anecdotes dont il parle, & qu’on va lire, ont été insérées dans deux Ouvrages de fiction, que je publiai il y a quelques années, l’un sous le titre des Confessions d’un Fat, l’autre sous le titre de Mémoires de la Baronne de Saint-Clair, Ouvrages vivement écrits, mais remplis de défauts, & qui ne méritoient en aucune façon l’honneur qu’on leur a fait de les lire avec une sorte d’ardeur. Le premier ne se trouve plus chez aucun Libraire de Paris, depuis plus de cinq ans, quoiqu’il ait été contrefait plusieurs fois. J’ignore s’il reste encore quelques exemplaires du second. L’un & l’autre ne seront jamais autant oubliés que je souhaite qu’ils le soient. Malgré le mépris qu’ils m’inspirent aujourd’hui, je ne puis m’empêcher de ressusciter les deux aventures que j’y ai fait entrer légérement. Je dois ce sacrifice à l’inconnu qui m’écrit, en faveur de ses respectables intentions.

2Baronne de Saint-Clair.

3Confessions d’un Fat.