Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours Premier
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Niveau 1
Discours Premier.
Citation/Devise
Detrahere alteri aliquid et hominem
hominis incommodo suum commodum augere magis est contra naturam
quam mors, quam paupertas, quam dolor, quam cetera, quae possunt
aut corpori accidere aut rebus externis.
Ravir le bien de quelqu’un, & se mettre plus à son aise par l'incommodité d'un autre, est plus opposé à la nature, que la mort, que la pauvreté, que la douleur, & que tous les autres accidents qui peuvent survenir au corps, ou a ce qui est hors de nous. Cic. b. III, Ofic.c.5.
Niveau 2
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Metatextualité
Monsieur, il y a des
hommes très-foibles & très-crédules ; il y a des
femmes très-fausses & très – dangereuses ; ces deux caracteres sont même
très-communs, & c'est un malheur pour l'humanité
qu'ils le soient. Je me crois, en conséquence,
obligé de vous faire part de l'histoire qui suit,
persuadé que les exemples sont les leçons les plus
utiles qu'on puisse offrir aux hommes.
Récit général
Hétéroportrait
Le Comte de Terval est
un de ces hommes foibles, sensibles sans passion,
inconstans sans motif, crédules sans confiance,
toujours prêts à faire tout ce qu'on leur
conseille, incapables de réfléchir par eux-mêmes,
& d'avoir des opinions à eux. Il alloit être
marié avec Emilie, dont il étoit adoré, &
qu'il avoit cru aimer. Emilie étoit une fille de
qualité, dont les sentimens, les talens, & les
charmes pris & examinés séparément, eussent
suffi pour faire un objet adorable. Terval&
Emilie avoient perdu leurs parens dans la plus
tendre enfance. Dorsimond, ami des
deux maisons, & digne de l'être par ses
sentimens pleins d'honneur, étoit devenu, par le
droit de l’estime, leur tuteur & leur ami. Il
avoit souhaité ce mariage, parce qu'il y avoit
entré les deux maisons un procès, & qu'il ne
croyoit pas que la décision en pût être favorable
à Terval. L'affaire étoit arrêtée, & l'on
étoit allé à la campagne, où le mariage devoit
être célébré. Un contre-temps qu'on n'avoit pu
prévoir, en recula la cérémonie. Terval, que
l'uniformité des amusemens excédoit, s'ennuya
bientôt d'une solitude qui l'avoit d'abord charmé,
& se répandit dans le voisinage, où il fit la
connoissance d'Hortense & du Marquis de
Barbanti, neveu de Dorsimond. Hortense étoit une
veuve de trente ans, dont les affaires étoient
extrêment dérangées. Sans connoître Terval, elle avoit souhaité de l’épouser, ne
s'imaginant pas que sa fortune, qu'on disoit
considérable, fût absolument dépendante de la
décision de son procès. Un autre motif plus
puissant sur son esprit lui en avoit fait former
le dessein, c’étoit le desir d'humilier Emilie,
dont elle ne voyoit les talens & les charmes
qu'avec la plus grande jalousie. Le Marquis de
Barbanti étoit un de ces hommes redoutés partout,
qui adorent les tracasseries. Il avoit été promis
à Emilie, & il l'aimoit en secret ; mais
Dorsimond, dont il étoit neveu, méprisant son
caractère, avoit fait rompre ce mariage. Il avoit
appris avec douleur que Terval alloit profiter de
la sévérité de son oncle à son égard : il
connoissoit l'esprit foible de son rival ; il
songea à s'en saisir, & lorsqu'il s'en vit le
maître, il ne perdit pas un moment pour l'égarer. Son premier soin fut de s'entendre
avec Hortense, & de concerter avec elle la
séduction de Terval. Hortense joua si bien son
rôle, que Terval commença à souhaiter que les
obstacles qui avoient éloigné son mariage, pussent
être éternels. Il falloit qu'il revînt auprès
d'Emilie ; il proposa à ces deux estimables
personnes de l'accompagner. La proposition fut
acceptée avec ardeur. Emilie fut bientôt instruite
du triomphe d'Hortense. Le Marquis, dont elle
ignoroit l'amour, vit qu'elle étoit désespérée de
ce triomphe, & songea à profiter de son
premier ressentiment ; il lui montra une amitié si
vive & si désintéressée, qu'au bout de
quelques jours, pressée par sa douleur, &
persuadée qu'il aimoit Terval, & qu'il en
étoit écouté, elle se vit contrainte à se plaindre
à lui des torts de son ami. Le
Marquis, qui vouloit les animer l'un contre
l'autre, lui peignit Terval comme un homme foible
& léger, dont elle n’avoit nulle véritable
tendresse à attendre, si, pour le ramener à la
fidélité, elle se reposoit entiérement sur ses
droits. Il ne s'expliqua pas mieux dans cette
premiere conversation, mais la douleur d'Emilie
augmentant à mesure que le triomphe d'Hortense
devenoit plus certain, les confidences & les
plaintes lui devinrent plus nécessaires.
Emilie ébranlée par ses maximes, goûta
insensiblement le conseil qu'il lui donnoit, &
sans consentir absoment <sic> à la trahison
qui en devoit être la suite, elle eut la foiblesse
de lui promettre qu'elle exigeroit de Dorsimond
qu'il fît juger le procès. Le perfide
Conseiller n'oublia pas de l’y déterminer encore
par des raisonnemens plus captieux que les
premiers.
Le Marquis sçavoit trop qu'il ne
l'engageroit jamais à cette démarche ; aussi
n'étoit-ce pas son dessein de l'y engager. Il
avoit d'autres vues ; il demandoit le plus pour
obtenir le moins. Une proposition aussi choquante,
ne l'ayant pas révoltée, il conclut qu'en la
pressant elle ne rejetteroit pas un expédient plus
honnête. Il osa le lui proposer quelques jours
après.
Emilie ne soupçonnoit le Marquis d'aucun
détour. Elle étoit humiliée & jalouse : le mal
étoit pressant ; le choix des remedes, incertain ;
le plus honnête pouvoit être le moins
sur ; elle n'en imaginoit aucun : elle ne rejetta
point celui qui lui étoit offert. Terval se
frappoit d'autant plus, qu'il approfondissoit
moins. Il n'ignora pas long-temps la feinte
vengeance qu'Emilie riroit de son infidélité. Il
s'en fût plaint au Marquis, si ce faux ami, qui
trompoit & Emilie & lui, ne se fût conduit
de façon à ne pouvoir être accusé d'aucune
intelligence avec elle. Plus Emilie se montroit
infidelle, moins il paroissoit sensible. Cette
politique entroit nécesairement dans son plan. Il
vouloit que Terval trompé, pût attribuer son
indifférence pour elle, à une extrême amitié pour
lui. Hortense, qu'il avoit instruite, commençant à
redouter une jalousie qui pouvoit lui devenir
funeste, eut si bien l'art d'en prévenir les
effets, que toute la douleur de Terval se changea
bientôt en tendresse pour elle.
Dorsimond, qui aimoit Emilie comme sa fille, ne
put s'empêcher de reprocher à Hortense la
mésintelligence & le trouble qu'elle se
plaisoit à répondre dans une maison où elle avoit
été reçue avec une distinction marquée. Ce
généreux ami étoit d'autant plus fondé a n'écouter
que la voix de l'amitié désespérée, dans la
démarche qu'il alloit faire, qu'Hortense n'étoit
pas à ses yeux la femme la plus estimable. Il
avoit eu un commerce avec elle, le seul qu'il se
fût jamais permis avec une femme de ce caractere,
& la façon dont ils s'étoient séparés devoit
être pour elle une forte raison de suivre ses
conseils ou de redouter sa juste indignation. Il
profita d'un moment où elle étoit seule avec
Terval. Soit pressentiment des discours qu’elle
alloit entendre, soit déplaisir de se voir
interrompue ; elle voulut fuir sa présence.
Dorsimond l'arrêta.
Terval, que cette dispute ennuyoit,
interrompit Dorsimond.
Hortense étoit partie. Terval humilié
jusqu'au fonds du cœur, ne sçachant comment finir
une conversation odieuse, voulut la terminer par
une incartade.
Terval n'étoit pas d'un caractere à
résister à l'impression que, malgré lui-même, les
reproches de Dorsimond avoient faite sur lui.
Quoiqu'infidele, il n’avoit pas cessé d'aimer
intérieusement Emilie ; il commença à se repentir
des torts qu'il avoit avec elle, & il fut aisé
au Marquis, qui le suivoit de près, de
s'appercevoir qu'il n'y avoit pas un moment à
perdre. Il eut une conversation avec lui qui
mérite d'être rapportée. Terval sembloit vouloir
lui parler. Il le prévint, en lui demandant le
sujet du chagrin qui paroissoit sur son visage.
Terval se tut. Le Marquis, qui lisoit mieux
dans son cœur que lui même, convaincu qu'il ne
balançoit en faveur des sentimens, que parce qu'il
étoit vaincu par les regrets, se hâta de lui
porter le dernier coup. J'avois deviné, lui
dit-il, tout ce que vous avez cru m'apprendre ;
& touché de votre embarras, je vous aurois
prévenu moi-même, si je n'avois craint que mes
conseils ne heurtassent vos sentimens sans pouvoir
fixer vos idées. La même crainte ne me retient
plus, puisque vous m'interrogez. Connoissez-vous
Hortense ? Si vous m'aviez consulté lorsque vous
commençâtes à prendre du goût pour elle, je vous
aurois conseillé de fuir au plus vite un objet
trop aimable, qui ne pouvoit jamais convenir à un
homme de votre caractere. Toutes les passions d'Hortense naissent directement du fonds
de son humeur ; il semble que ses sentimens
portent à son cerveau des vapeurs enflammées. Elle
vous aime, elle veut être adorée ; elle croit que
vous l'aimez ? Si malheureusement elle venoit à
pressentir vos desseins, j'ose vous le dire
hardiment, je vous regarderois d'avance comme le
plus malheureux homme de la terre. Terval
n'entendit pas indifféremment les prédictions du
Marquis, il vit avec la plus grande douleur qu'il
alloit faire le malheur d'une femme qu’il aimoit
encore, & cette idée le fit balancer quelque
temps entre ce qu'il avoit à faire, & ce qu'il
avoit à craindre. . . . La réponse qu'il avoit
faite au Marquis n'annonçoit aucune détermination,
& celui-ci redoutant plus que jamais sa
foiblesse, se pressa d’avertir Hortense de la
conversation qu'il avoit eue avec lui.
Hortense ainsi prévenue, se hâta d'avoir une
explication avec Terval. Ce malheureux combattu
par des sentimens si opposés, fuyoit celle qui
alloit devenir son juge. Cet embarras fut le texte
qu'elle prit.
Le Marquis fut consulté. Il se fit beaucoup
presser ; il céda enfin, il avoua qu'il étoit
adoré d'Emilie : mais ce n'étoit encore que la
moitié de la trahison. Dans ses perfides aveux, il
prêta à Emilie mille sentiments qui humilloient
Terval. Il la représenta surtout comme une femme
qui change, parce que l'amant qu'on lui a donné ne lui convient point, & n’est
ni aimable ni estimable à ses yeux. Terval piqué,
prie sa fureur pour de l'amour, & se précipita
aux pieds d'Hortense ; il lui jura de l'épouser,
& en prit à témoin le Ciel même. Mais Hortense
qui sçavoit qu'on peut être sincere sans être
moins léger, crut devoir employer pour le fixer,
cette ressource, ces plaisirs trompeurs, dont la
coquetterie abuse contre nous, & qui ne
devroient être, hélas ! que le sceau du plus
tendre amour. Rien ne rend si reconnoissant que
les faveurs quand on a l’ame foible. Terval,
heureux, crut avoir contracté les devoirs les plus
inviolables ; il vola des bras d'Hortense dans
l’appartement de Dorsimond. Dorsimond sçavoit se
posséder. Quoi qu'indigné contre Terval, &
furieux contre Hortense qui le jouoit, il songea à
attendrir un ingrat, avant que d'éclairer une dupe.
Terval voulut élever la voix. Fâchez-vous
tant qu'il vous plaira, mais venez à l'instant
chez elle ; puisque vous la connoissez déja si
bien, je veux que vous la connoissez encore mieux.
Il ne fut pas possible à Terval de s'en défendre,
le vieillard le tenoit par le bras, &
d'ailleurs, le remords, la terreur, la voix de la
probité, la foiblesse l'entraînoient plus que la
force. Hortense pâlit en les voyant entrer, &
fit un mouvement pour sortir. Il l'arrêta avec
colere. Vos mépris, lui dit-il, ne m’offensent
point ; un homme comme moi sçait oser braver qui
ne sçait pas le craindre. Je viens, Madame,
convaincre Terval de la fausseté de vos sentimens.
J'avois espéré que me connoissant, de sçachant
l'intérêt sacré que je prends à sa gloire & à
son bonheur, vous ne me forceriez pas à vous demasquer à ses yeux. Puisque vous m'y
réduisez, je vais parler. Apprenez donc, Monsieur,
que Madame vous tromp, qu’elle a trompé tous ceux
qui ont eu le malheur de l'aimer, moi, tout le
premier : j'étois, il y a dix ans, la dixieme
victime qu’elle sacrifioit à sa vaste
ambition. . . . Hortense ne répondit rien, &
personne ne parla plus. . . . Vous devinez
aisément, Monsieur, quelle fut la fin de cette
singuliere aventure. Terval éclairé par la louable
vivacité de Dorsimond, n'eut rien de plus pressé
que de rendre à Emilie son cœur & son estime.
Il connut pour la premiere fois le bonheur .Le
plus grand de tous est celui que l'on trouve
auprès de ce qu'on aime.
Niveau 4
Dialogue
Ah ! Marquis, lui
dit-elle un jour, pouvez-vous voir avec
indifférence les injustices de votre ami ?
Hortense répand partout qu'il est dans le dessein
de l'épouser ; qu'il le lui a promis : mon affront
est public ; vous ignorez apparemment toutes ces
choses ?. . . . Je devrois, pour vous consoler en
partie, vous en paroître surpris, lui dit le
Marquis, mais je ne le suis pas ;
& je ne puis vous tromper. Terval est un de
ces hommes qu'on commence à connoître en cessant
de les concevoir. Sensible par légéreté, injuste
par foiblesse, capable pourtant de bons procédés,
si l’on sçait se soumettre son esprit incertain,
il est séduit par l'artifice, mais il cede au
courage. . . . Eh, que n'ai-je point fait, reprit
Emilie, pour lui inspirer des sentimens dignes de
moi ? Ai-je souffert tranquillement sa trahison ?
Me suis-je contentée d'en rougir pour lui ? Vous
sçavez combien je lui en ai fait de
reproches ?. . . . Des reproches ? Mademoiselle.
Ah ! de simples reproches, toujours émoussés
d'ailleurs par la bonté du caractere,
ramenent-ils, subjuguent-ils un homme qui n'a que
de la foiblesse ? Vous êtes condamnée à des
ressources désespérées ; vous en avez une du
succès de laquelle vous ne doutiez pas hier :
aussi foible que mon ami, & moins
innocente que lui par cette même foiblesse qui le
livre à toute son erreur, voulez-vous y
renoncer ?. . . . . J'en crains les suites,
répondit-elle, & ma délicatesse. . . Le mal
est extrême, Mademoiselle ; vous ne devez plus
consulter que votre situation : voulez-vous par
des scrupules déplacés vous laisser avilir ?
Voulez-vous laisser Terval, votre ami, votre
amant, votre époux, se déshonorer par une lâche
séduction, qui n'est que le pur effet de l'abus
que vous souffrez qu'on fasse de votre
générosité ? J'en conviens, Monsieur ; mais enfin
de quel œil voulez-vous que j'envisage une
surprise qui blesse également l'amour & la
bonne foi. Puis-je consentir à faire juger un
procès suspendu d'un commun accord. . . . Ces
sentimens sont beaux, reprit le Marquis, mais vous
en êtes la victime : Terval en abuse ; il faut
l’arracher au penchant qui l'entraîne
à l'ingratitude. Les vertus changent de nom quand
elles deviennent dangereuses. . . Le danger n'est
que pour moi, reprit Emilie : hélas !
l'ingratitude en amour ne passe plus pour un
vice. . . . Fausse maxime, Mademoiselle,
tout-à-fait fausse. La mode n'a nul empire réel
sur les sentimens des hommes ; elle a pu
accréditer de certains ridicules, parce qu'ils
n'intéressoient que l'esprit ; mais la nature a
fixé le sort des vices, & la mauvaise foi
envers les femmes, sera toujours le plus
deshonorant de tous. Terval est mon ami, mais je
le perds si je l'excuse.
Niveau 4
Dialogue
Ce que je vous
conseille, lui dit-il, ne peut jamais être qu'un
sujet de tranquillité pour vous. Hortense seroit
le malheur de Terval, & votre prétendue
trahison est un bienfait. Les hommes seroient trop
heureux, lorsqu'un funeste penchant les porte à
quelque sottise, qu'on les en punît avec cette
sévérité. La douceur des caracteres généreux est
la source des malheurs de la société. Plus vous
aimez, Terval, moins vous devez l'épargner. Son
droit n'est pas à beaucoup près aussi certain que
le vôtre : il faut vous assurer un succès dont la
solidité de vos droits vous répond ; triompher de
la lâcheté d'Hortense ; renverser la fortune de
Terval ; lui offrir alors votre main ; le séduire
par l’attrait des bienfaits, & le fixer par
le charme de la reconnoissance. Voilà
vos ressources, Mademoiselle, & voilà vos
devoirs.
Niveau 4
Dialogue
On est toujours
embarrassé, lui dit-il, à conseiller une femme qui
a plus de vertu que de passion, & plus de
délicatesse, que de dépit. Je crois pourtant avoir
trouvé le moyen de concilier vos scrupules &
vos douleurs. . . . . Parlez, lui dit Emilie, en
l'interrompant : dans les circonstances où je me
trouve, il est permis, sans doute, d'accorder
quelque chose à la douleur de n’être
plus aimée. . . . Je m'imagine ; Mademoiselle,
qu'un moyen de ramener Terval au respect de ses
engagements, seroit de feindre il avoir pris de
l'amour pour moi : de mon côté, je lui manquerois
une amitié extrême. Il ne verroit point sans un
sensible déplaisir les nouveaux sentimens dont
vous seriez occupée, car il est impossible que son
goût pour Hortense ait entièrement éteint la
passion qu'il avoit pour vous ; il ne manqueroit
pas de m'interroger sur le sort dont il se
croiroit menacé, & je suis fort trompé si mes
réponses, en mettant le comble à sa jalousie, ne
le ramenoient à vos genoux, aussi confus de vous
avoir trahie que désesperé de vous avoir perdue.
Niveau 4
Dialogue
Un moment, Madame,
lui dit-il d'un ton sévere, j'ai quelques
représentations à vous faire : l’amitié. . . .
L'amitié blesse quelquefois la politesse,
Monsieur, lui dit-elle ; & de la façon dont
vous débutez, je devine que vos amis doivent être
plus satisfaits de vos sentimens, que de vos
procédés. Vous me pardonnerez, Madame, mes
procédés n'ont jamais rien d'offensant ; il est
vrai que ma sincérité ne répand pas sur eux le
charme d'une fausseté agréable ; mais si je n'ai
pas l'art de séduire mes amis, j'ai du moins le
secret plaisir de ne les point tromper. . . . .
Tant pis pour eux & pour vous, Monsieur ; il
faut quelquefois tromper, pour éviter de déplaire.
Je mépriserois cette maxime dans mes ennemis même,
continua Dorsimond ; la sincérité peut quelquefois
faire excuser une offense ; la flatterie en est
toujours une. . . . Cela pouvoit être
bon, il y a deux siècles, lui dit Hortense : on
est revenu de ces vieilles maximes, & il faut
penser comme tout le monde. . . . On pense comme
on pensoit autrefois, Madame ; il y a peut-être
aujourd'hui un peu plus de ridicules, mais on voit
les mêmes vertus. Il ne faut imiter d'ailleurs que
les gens qu'on estime ; cest une loi établie par
l’honneur.
Niveau 4
Dialogue
Monsieur, lui
dit-il, ne voyez-vous pas bien que vous ennuyez
Madame. . . . Les jeunes gens, répondit Dorsimond
vivement piqué, surtout ceux qui n'ont ni opinions
à eux, ni principes, ni véritables sentimens,
s'imaginent qu'à mon âge on ne peut être, dans
quelques circonstances que ce soit, qu'un mortel
ennuyeux. Vous serez peut-être un jour assez
malheureux pour connoître toute votre
erreur. . . . Monsieur, lui dit Terval, je vous
prie de cesser un discours choquant : votre
dessein est-il de m'offenser ? Non, répondit
séchement Dorsimond ; on n'offense point les
ingrats. . . .
Niveau 4
Dialogue
Je respecte vos
motifs, lui dit il, mais je méprise vos moyens ;
je ne daignerai donc pas m'offenser de vos
injurieux discours, mais comme je ne suis ni ne
veux être sous la tutelle d'un homme emporté, vous
permettrez que de ce moment je rompe tous les
engagemens que j'avois pris, & que j'aille
chercher ailleurs. . . . Arrêtez cruel, lui dit
Dorsimond en le prenant par le bras ; craignez
d'écouter trop un coupable ressentiment ; craignez
de me forcer. . . . Ah ! répondit-il,
je ne crains qu'un zele inhumain. . . .
Connoissez-vous le digne objet qui vous
deshonore ?. . . . Je ne connois que
l'indiscrétion d'une amitié farouche. . . . Vos
injustices ne m'étonnent plus, répondit
Dorsimond ; vous devenez fou. Mais, Monsieur,
reprit Terval, quels sont donc mes crimes ? On
diroit à vous entendre que j'ai trahi toutes les
loix de la nature. . . . . La question est digne
de vous, répondit Dorsimond en s'avançant vers la
porte. Allez, Monsieur, sacrifiez aveuglément à
l'objet de votre deshonneur ; portez le crime
jusqu’à l'ivresse: mais tremblez qu'aujourd'hui
même votre enchantement détruit ne se change en un
éternel supplice. Je vous livre à vos coupables
transports ; de ce moment je vous abandonne, je
vous méconnois. Ne me rappellez jamais le souvenir
d'une amitié funeste ; je rougis d'en
avoir eu poux vous.
Niveau 4
Dialogue
J'aurois dû plutôt
vous ouvrir mon cœur, lui répondit Terval ; vos
conseils auroient prévenu les tristes effets d'un
engouement dont je commence à me repentir. Vous
sçavez, continua-t'il, qua j'aimois Emilie, ayant
que l’impatience d'une cérémonie trop
longtemps différée, m'eût fait sentir le besoin de
la dissipation. Dorsimond voyoit avec la plus
tendre satisfaction le progrès d'un attachement
qui devoit faire le bonheur d'une pupille dont il
est idolâtre. Je m'applaudissois moi-même des
sentiments qui m'occupoient ; j'y trouvois mon
bonheur. Né foible & léger, & commençant à
m'ennuyer d'une légéreté qui ne m'offroit plus que
des plaisirs usés, j'établissois l'opinion de ma
constance sur la sincérité de ma passion, & je
me faisois un avenir heureux, à proportion que je
me trouvois sensible. Je vis Hortense ; je sentis
mon inconstance renaître. Hortense chercha à me
plaire ; accoutumé jusqu'alors à faire les frais
de mes triomphes, je ne résistai pas à une
séduction contre laquelle je n'avois pu m'armer,
puisque je ne l’avois jamais éprouvée. Je sentis que je devenois criminel ; mais à quoi
menent les réflexions, quand on est séduit ? Mes
regrets m'inquieterent plus qu'ils ne me
toucherent ; je crus pouvoir en prévenir l'empire,
en me livrant à l'injuste passion qui les faisoit
naître. Hortense sembla avoir deviné mes vues ;
elle me montra tant d’amour, & cet amour, qui
seul eût suffi pour combler mon ivresse, étoit
accompagné d'une façon d'aimer si touchante, que
je vis disparoitre mes scrupules. Je n'étois plus
inquiété que par l'idée d'un mariage que je ne
pouvois rompre ; je souhaitois qu'Emilie pût
prendre de l'amour pour vous, & j'avois cru
même m'appercevoir qu'elle commençoit à en
prendre. Cette confiance n'a pas duré. Dorsimond
m'a fait tantôt des reproches si durs, que j'ai
conclu qu'Emilie s'étoit plainte à lui de mon
infidélité, & qu'elle m'aimoit
d'autant plus, qu'elle s'étoit efforcée vainement
à m'oublier. Dorsimond est un homme que je
respecte & que je dois aimer ; ses discours,
dont l'amitié étoit le motif, ont fait sur moi une
impression si vive, que je me trouve à présent
partagé entre des sentimens aussi puissans sur
moi, que contraires à mon repos. La confusion a
d'abord fait renaître mes regrets ; l'amour a
bientôt profité de mon repentir. J'aime toujours
Hortense, mais je tiens à Emilie par un lien
inexplicable. Je voudrois pouvoir les conserver
toutes deux : puisque ce souhait ne peut jamais
avoir lieu, il faut que je cede à l'autorité du
devoir. Mais Hortense voudra-t'elle consentir à
une séparation qui fera le tourment de sa vie ?
Son amour que j'ai ambitionné comme le plus grand
bonheur, devient l'objet de la plus cruelle
ingratitude. Je me dis tout cela,
& je m'en sens accablé. Daignez avoir pitié de
moi.
Niveau 4
Dialogue
Terval, lui
dit-elle, que vous ai-je fait? Vous me fuyez ;
vous aurois-je déplu, ou aurois-je cessé de vous
plaire ? Vous me trouverez peut-être trop facile à
m'alarmer ! Mais je vous avertis que, si vous ne
vous justifiez que par ce reproche, vous ne me
trouverez point du tout rassurée. Je crains votre
inconstance, je crains votre foiblesse ; vous
n'avez point de sentimens à vous. . . . Vos
craintes sont légitimes, répondit Terval, mais
leur motif ne l'est pas. Je ne suis ni inconstant,
ni foible. Vous confondez la foiblesse avec la
probité. J'entends, reprit Hortense, vous allez me
sacrifier à Emilie ?. . . . J'aurois dû ne la sacrifier jamais à quelque femme que ce
put être, répondit Terval. Emilie avoit sur mon
cœur des droits que rien ne devoit lui ravir.
L'amour m'a aveuglé, l'honneur m'éclaire. S'il est
vrai que vous m'aimiez, & si vous avez la
délicatesse & les sentimens que je vous ai
supposés, vous devez respecter une loi que j'ai
trop longtemps violée. . . . Je n'ai, reprit
séchement Hortense, d'autre loi à respecter que
celle que m’impose le juste mépris que vous
m'inspirez ; je vois que la douceur ne serviroit
qu'à rendre votre ingratitude plus humiliante pour
moi. Apprenez, Monsieur, que je vous aime assez
pour pouvoir me faire craindre. . . . Quand
j'aurai fait mon devoir, répondit-il, je me
croirai trop en sureté contre les violences d'un
aveugle dépit. Je ne craignois que votre douleur,
elle balançoit l'autorité du devoir le plus
sacré. . . . Ah ! s’écria-t-elle en
changeant de ton, si vous m'aviez aimée, me
sacrifieriez-vous à des devoirs imaginaires ?
. . . . Ils ne le sont pas, Madame ; la probité
envers les femmes est une loi de la nature &
de l'honneur. . . . Eh, c'est justement ce qui
vous condamne, répondit-elle. Emilie vous trahit,
& je vous ai toujours aimé. Consultez le
Marquis ; il vous chérit, vous l'estimez ; daignez
l'interroger. . . . je le veux bien, Madame, ses
réponses me justifieront, & vous ne serez plus
en droit de vous plaindre de moi.
Niveau 4
Dialogue
Quelle opinion
avez-vous de moi, lui dit-il, & qu'osez-vous
exiger de mon amitié ? Quoi, Terval, vous voulez
que j'aille porter le désespoir dans un cœur déja
consumé de la plus cruelle jalousie ? Eh, pour qui
une si terrible violence ? pour le malheureux
jouet d'une femme hardie. . . . Ne parlons point
d'Hortense, dit Terval ; vos jugemens seroient une
témérité, & mes louanges une indiscrétion. Ne
parlons que d'Emilie : son cœur suffit pour
justifier le mien ; sans m'expliquer, soyez
persuadé que vous ne lui ferez pas de peine en lui
apprenant que je romps avec elle. . . . Que
voulez-vous donc dire avec cet air de mystere, que
prétendez-vous me faire penser d'Emilie ?. . . .
Je prétends vous apprendre qu'elle nous jouoit
l'un & l'autre, & qu'elle aime le
Marquis. . . . Mon ami, reprit Dorsimond, votre
Hortense est une coquine, & mon
neveu un fripon. . . .