Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours Premier", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\001 (1758), S. 5-39, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2030 [aufgerufen am: ].


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Discours Premier.

Zitat/Motto► Detrahere alteri aliquid et hominem hominis incommodo suum commodum augere magis est contra naturam quam mors, quam paupertas, quam dolor, quam cetera, quae possunt aut corpori accidere aut rebus externis.

Ravir le bien de quelqu’un, & se mettre plus à son aise par l'incommodité d'un autre, est plus opposé à la nature, que la mort, que la pauvreté, que la douleur, & que tous les autres accidents qui peuvent survenir au corps, ou a ce qui est hors de nous. Cic. b. III, Ofic.c.5. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Metatextualität► Monsieur, il y a des hommes très-foibles & très-crédules ; il y a des femmes très-fausses & très – dange-[6]reuses ; ces deux caracteres sont même très-communs, & c'est un malheur pour l'humanité qu'ils le soient. Je me crois, en conséquence, obligé de vous faire part de l'histoire qui suit, persuadé que les exemples sont les leçons les plus utiles qu'on puisse offrir aux hommes. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Fremdportrait► Le Comte de Terval est un de ces hommes foibles, sensibles sans passion, inconstans sans motif, crédules sans confiance, toujours prêts à faire tout ce qu'on leur conseille, incapables de réfléchir par eux-mêmes, & d'avoir des opinions à eux. Il alloit être marié avec Emilie, dont il étoit adoré, & qu'il avoit cru aimer. Emilie étoit une fille de qualité, dont les sentimens, les talens, & les charmes pris & examinés séparément, eussent suffi pour faire un objet adorable.

Terval& Emilie avoient perdu leurs parens dans la plus tendre en-[7]fance. Dorsimond, ami des deux maisons, & digne de l'être par ses sentimens pleins d'honneur, étoit devenu, par le droit de l’estime, leur tuteur & leur ami. Il avoit souhaité ce mariage, parce qu'il y avoit entré les deux maisons un procès, & qu'il ne croyoit pas que la décision en pût être favorable à Terval.

L'affaire étoit arrêtée, & l'on étoit allé à la campagne, où le mariage devoit être célébré. Un contre-temps qu'on n'avoit pu prévoir, en recula la cérémonie. Terval, que l'uniformité des amusemens excédoit, s'ennuya bientôt d'une solitude qui l'avoit d'abord charmé, & se répandit dans le voisinage, où il fit la connoissance d'Hortense & du Marquis de Barbanti, neveu de Dorsimond.

Hortense étoit une veuve de trente ans, dont les affaires étoient extrêment dérangées. Sans connoître [8] Terval, elle avoit souhaité de l’épouser, ne s'imaginant pas que sa fortune, qu'on disoit considérable, fût absolument dépendante de la décision de son procès. Un autre motif plus puissant sur son esprit lui en avoit fait former le dessein, c’étoit le desir d'humilier Emilie, dont elle ne voyoit les talens & les charmes qu'avec la plus grande jalousie.

Le Marquis de Barbanti étoit un de ces hommes redoutés partout, qui adorent les tracasseries. Il avoit été promis à Emilie, & il l'aimoit en secret ; mais Dorsimond, dont il étoit neveu, méprisant son caractère, avoit fait rompre ce mariage. Il avoit appris avec douleur que Terval alloit profiter de la sévérité de son oncle à son égard : il connoissoit l'esprit foible de son rival ; il songea à s'en saisir, & lorsqu'il s'en vit le maître, il ne perdit pas un moment pour l'éga-[9]rer. Son premier soin fut de s'entendre avec Hortense, & de concerter avec elle la séduction de Terval.

Hortense joua si bien son rôle, que Terval commença à souhaiter que les obstacles qui avoient éloigné son mariage, pussent être éternels. Il falloit qu'il revînt auprès d'Emilie ; il proposa à ces deux estimables personnes de l'accompagner. La proposition fut acceptée avec ardeur.

Emilie fut bientôt instruite du triomphe d'Hortense. Le Marquis, dont elle ignoroit l'amour, vit qu'elle étoit désespérée de ce triomphe, & songea à profiter de son premier ressentiment ; il lui montra une amitié si vive & si désintéressée, qu'au bout de quelques jours, pressée par sa douleur, & persuadée qu'il aimoit Terval, & qu'il en étoit écouté, elle se vit contrainte à se plaindre à lui des torts de son ami. [10]

Le Marquis, qui vouloit les animer l'un contre l'autre, lui peignit Terval comme un homme foible & léger, dont elle n’avoit nulle véritable tendresse à attendre, si, pour le ramener à la fidélité, elle se reposoit entiérement sur ses droits. Il ne s'expliqua pas mieux dans cette premiere conversation, mais la douleur d'Emilie augmentant à mesure que le triomphe d'Hortense devenoit plus certain, les confidences & les plaintes lui devinrent plus nécessaires.

Ebene 4► Dialog► Ah ! Marquis, lui dit-elle un jour, pouvez-vous voir avec indifférence les injustices de votre ami ? Hortense répand partout qu'il est dans le dessein de l'épouser ; qu'il le lui a promis : mon affront est public ; vous ignorez apparemment toutes ces choses ?. . . . Je devrois, pour vous consoler en partie, vous en paroître surpris, lui dit le Marquis, mais je ne le suis [11] pas ; & je ne puis vous tromper. Terval est un de ces hommes qu'on commence à connoître en cessant de les concevoir. Sensible par légéreté, injuste par foiblesse, capable pourtant de bons procédés, si l’on sçait se soumettre son esprit incertain, il est séduit par l'artifice, mais il cede au courage. . . . Eh, que n'ai-je point fait, reprit Emilie, pour lui inspirer des sentimens dignes de moi ? Ai-je souffert tranquillement sa trahison ? Me suis-je contentée d'en rougir pour lui ? Vous sçavez combien je lui en ai fait de reproches ?. . . . Des reproches ? Mademoiselle. Ah ! de simples reproches, toujours émoussés d'ailleurs par la bonté du caractere, ramenent-ils, subjuguent-ils un homme qui n'a que de la foiblesse ? Vous êtes condamnée à des ressources désespérées ; vous en avez une du succès de laquelle vous ne doutiez pas hier : aussi foible que [12] mon ami, & moins innocente que lui par cette même foiblesse qui le livre à toute son erreur, voulez-vous y renoncer ?. . . . . J'en crains les suites, répondit-elle, & ma délicatesse. . . Le mal est extrême, Mademoiselle ; vous ne devez plus consulter que votre situation : voulez-vous par des scrupules déplacés vous laisser avilir ? Voulez-vous laisser Terval, votre ami, votre amant, votre époux, se déshonorer par une lâche séduction, qui n'est que le pur effet de l'abus que vous souffrez qu'on fasse de votre générosité ? J'en conviens, Monsieur ; mais enfin de quel œil voulez-vous que j'envisage une surprise qui blesse également l'amour & la bonne foi. Puis-je consentir à faire juger un procès suspendu d'un commun accord. . . . Ces sentimens sont beaux, reprit le Marquis, mais vous en êtes la victime : Terval en abuse ; il faut l’arra-[13]cher au penchant qui l'entraîne à l'ingratitude. Les vertus changent de nom quand elles deviennent dangereuses. . . Le danger n'est que pour moi, reprit Emilie : hélas ! l'ingratitude en amour ne passe plus pour un vice. . . . Fausse maxime, Mademoiselle, tout-à-fait fausse. La mode n'a nul empire réel sur les sentimens des hommes ; elle a pu accréditer de certains ridicules, parce qu'ils n'intéressoient que l'esprit ; mais la nature a fixé le sort des vices, & la mauvaise foi envers les femmes, sera toujours le plus deshonorant de tous. Terval est mon ami, mais je le perds si je l'excuse. ◀Dialog ◀Ebene 4

Emilie ébranlée par ses maximes, goûta insensiblement le conseil qu'il lui donnoit, & sans consentir absoment <sic> à la trahison qui en devoit être la suite, elle eut la foiblesse de lui promettre qu'elle exigeroit de Dorsimond qu'il fît juger le procès. Le [14] perfide Conseiller n'oublia pas de l’y déterminer encore par des raisonnemens plus captieux que les premiers. Ebene 4► Dialog► Ce que je vous conseille, lui dit-il, ne peut jamais être qu'un sujet de tranquillité pour vous. Hortense seroit le malheur de Terval, & votre prétendue trahison est un bienfait. Les hommes seroient trop heureux, lorsqu'un funeste penchant les porte à quelque sottise, qu'on les en punît avec cette sévérité. La douceur des caracteres généreux est la source des malheurs de la société. Plus vous aimez, Terval, moins vous devez l'épargner. Son droit n'est pas à beaucoup près aussi certain que le vôtre : il faut vous assurer un succès dont la solidité de vos droits vous répond ; triompher de la lâcheté d'Hortense ; renverser la fortune de Terval ; lui offrir alors votre main ; le séduire par l’attrait des bienfaits, & le fixer par [15] le charme de la reconnoissance. Voilà vos ressources, Mademoiselle, & voilà vos devoirs. ◀Dialog ◀Ebene 4

Le Marquis sçavoit trop qu'il ne l'engageroit jamais à cette démarche ; aussi n'étoit-ce pas son dessein de l'y engager. Il avoit d'autres vues ; il demandoit le plus pour obtenir le moins. Une proposition aussi choquante, ne l'ayant pas révoltée, il conclut qu'en la pressant elle ne rejetteroit pas un expédient plus honnête. Il osa le lui proposer quelques jours après. Ebene 4► Dialog► On est toujours embarrassé, lui dit-il, à conseiller une femme qui a plus de vertu que de passion, & plus de délicatesse, que de dépit. Je crois pourtant avoir trouvé le moyen de concilier vos scrupules & vos douleurs. . . . . Parlez, lui dit Emilie, en l'interrompant : dans les circonstances où je me trouve, il est permis, sans doute, d'accorder quelque chose à la douleur [16] de n’être plus aimée. . . . Je m'imagine ; Mademoiselle, qu'un moyen de ramener Terval au respect de ses engagements, seroit de feindre il avoir pris de l'amour pour moi : de mon côté, je lui manquerois une amitié extrême. Il ne verroit point sans un sensible déplaisir les nouveaux sentimens dont vous seriez occupée, car il est impossible que son goût pour Hortense ait entièrement éteint la passion qu'il avoit pour vous ; il ne manqueroit pas de m'interroger sur le sort dont il se croiroit menacé, & je suis fort trompé si mes réponses, en mettant le comble à sa jalousie, ne le ramenoient à vos genoux, aussi confus de vous avoir trahie que désesperé de vous avoir perdue. ◀Dialog ◀Ebene 4

Emilie ne soupçonnoit le Marquis d'aucun détour. Elle étoit humiliée & jalouse : le mal étoit pressant ; le choix des remedes, incertain ; le plus [17] honnête pouvoit être le moins sur ; elle n'en imaginoit aucun : elle ne rejetta point celui qui lui étoit offert.

Terval se frappoit d'autant plus, qu'il approfondissoit moins. Il n'ignora pas long-temps la feinte vengeance qu'Emilie riroit de son infidélité. Il s'en fût plaint au Marquis, si ce faux ami, qui trompoit & Emilie & lui, ne se fût conduit de façon à ne pouvoir être accusé d'aucune intelligence avec elle. Plus Emilie se montroit infidelle, moins il paroissoit sensible. Cette politique entroit nécesairement dans son plan. Il vouloit que Terval trompé, pût attribuer son indifférence pour elle, à une extrême amitié pour lui. Hortense, qu'il avoit instruite, commençant à redouter une jalousie qui pouvoit lui devenir funeste, eut si bien l'art d'en prévenir les effets, que toute la douleur de Terval se changea bientôt en ten-[18]dresse pour elle. Dorsimond, qui aimoit Emilie comme sa fille, ne put s'empêcher de reprocher à Hortense la mésintelligence & le trouble qu'elle se plaisoit à répondre dans une maison où elle avoit été reçue avec une distinction marquée. Ce généreux ami étoit d'autant plus fondé a n'écouter que la voix de l'amitié désespérée, dans la démarche qu'il alloit faire, qu'Hortense n'étoit pas à ses yeux la femme la plus estimable. Il avoit eu un commerce avec elle, le seul qu'il se fût jamais permis avec une femme de ce caractere, & la façon dont ils s'étoient séparés devoit être pour elle une forte raison de suivre ses conseils ou de redouter sa juste indignation. Il profita d'un moment où elle étoit seule avec Terval. Soit pressentiment des discours qu’elle alloit entendre, soit déplaisir de se voir interrompue ; elle voulut fuir sa présence. Dorsi-[19]mond l'arrêta. Ebene 4► Dialog► Un moment, Madame, lui dit-il d'un ton sévere, j'ai quelques représentations à vous faire : l’amitié. . . . L'amitié blesse quelquefois la politesse, Monsieur, lui dit-elle ; & de la façon dont vous débutez, je devine que vos amis doivent être plus satisfaits de vos sentimens, que de vos procédés. Vous me pardonnerez, Madame, mes procédés n'ont jamais rien d'offensant ; il est vrai que ma sincérité ne répand pas sur eux le charme d'une fausseté agréable ; mais si je n'ai pas l'art de séduire mes amis, j'ai du moins le secret plaisir de ne les point tromper. . . . .

Tant pis pour eux & pour vous, Monsieur ; il faut quelquefois tromper, pour éviter de déplaire. Je mépriserois cette maxime dans mes ennemis même, continua Dorsimond ; la sincérité peut quelquefois faire excuser une offense ; la flatterie en est [20] toujours une. . . . Cela pouvoit être bon, il y a deux siècles, lui dit Hortense : on est revenu de ces vieilles maximes, & il faut penser comme tout le monde. . . . On pense comme on pensoit autrefois, Madame ; il y a peut-être aujourd'hui un peu plus de ridicules, mais on voit les mêmes vertus. Il ne faut imiter d'ailleurs que les gens qu'on estime ; cest une loi établie par l’honneur. ◀Dialog ◀Ebene 4

Terval, que cette dispute ennuyoit, interrompit Dorsimond. Ebene 4► Dialog► Monsieur, lui dit-il, ne voyez-vous pas bien que vous ennuyez Madame. . . . Les jeunes gens, répondit Dorsimond vivement piqué, surtout ceux qui n'ont ni opinions à eux, ni principes, ni véritables sentimens, s'imaginent qu'à mon âge on ne peut être, dans quelques circonstances que ce soit, qu'un mortel ennuyeux. Vous serez peut-être un jour assez malheureux pour [21] connoître toute votre erreur. . . . Monsieur, lui dit Terval, je vous prie de cesser un discours choquant : votre dessein est-il de m'offenser ? Non, répondit séchement Dorsimond ; on n'offense point les ingrats. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4

Hortense étoit partie. Terval humilié jusqu'au fonds du cœur, ne sçachant comment finir une conversation odieuse, voulut la terminer par une incartade. Ebene 4► Dialog► Je respecte vos motifs, lui dit il, mais je méprise vos moyens ; je ne daignerai donc pas m'offenser de vos injurieux discours, mais comme je ne suis ni ne veux être sous la tutelle d'un homme emporté, vous permettrez que de ce moment je rompe tous les engagemens que j'avois pris, & que j'aille chercher ailleurs. . . . Arrêtez cruel, lui dit Dorsimond en le prenant par le bras ; craignez d'écouter trop un coupable ressentiment ; craignez de [22] me forcer. . . . Ah ! répondit-il, je ne crains qu'un zele inhumain. . . . Connoissez-vous le digne objet qui vous deshonore ?. . . . Je ne connois que l'indiscrétion d'une amitié farouche. . . . Vos injustices ne m'étonnent plus, répondit Dorsimond ; vous devenez fou. Mais, Monsieur, reprit Terval, quels sont donc mes crimes ? On diroit à vous entendre que j'ai trahi toutes les loix de la nature. . . . . La question est digne de vous, répondit Dorsimond en s'avançant vers la porte. Allez, Monsieur, sacrifiez aveuglément à l'objet de votre deshonneur ; portez le crime jusqu’à l'ivresse: mais tremblez qu'aujourd'hui même votre enchantement détruit ne se change en un éternel supplice. Je vous livre à vos coupables transports ; de ce moment je vous abandonne, je vous méconnois. Ne me rappellez jamais le souvenir d'une amitié fu-[23]neste ; je rougis d'en avoir eu poux vous. ◀Dialog ◀Ebene 4

Terval n'étoit pas d'un caractere à résister à l'impression que, malgré lui-même, les reproches de Dorsimond avoient faite sur lui. Quoiqu'infidele, il n’avoit pas cessé d'aimer intérieusement Emilie ; il commença à se repentir des torts qu'il avoit avec elle, & il fut aisé au Marquis, qui le suivoit de près, de s'appercevoir qu'il n'y avoit pas un moment à perdre. Il eut une conversation avec lui qui mérite d'être rapportée. Terval sembloit vouloir lui parler. Il le prévint, en lui demandant le sujet du chagrin qui paroissoit sur son visage. Ebene 4► Dialog► J'aurois dû plutôt vous ouvrir mon cœur, lui répondit Terval ; vos conseils auroient prévenu les tristes effets d'un engouement dont je commence à me repentir. Vous sçavez, continua-t'il, qua j'aimois Emilie, ayant que l’impa-[24]tience d'une cérémonie trop longtemps différée, m'eût fait sentir le besoin de la dissipation. Dorsimond voyoit avec la plus tendre satisfaction le progrès d'un attachement qui devoit faire le bonheur d'une pupille dont il est idolâtre. Je m'applaudissois moi-même des sentiments qui m'occupoient ; j'y trouvois mon bonheur. Né foible & léger, & commençant à m'ennuyer d'une légéreté qui ne m'offroit plus que des plaisirs usés, j'établissois l'opinion de ma constance sur la sincérité de ma passion, & je me faisois un avenir heureux, à proportion que je me trouvois sensible. Je vis Hortense ; je sentis mon inconstance renaître. Hortense chercha à me plaire ; accoutumé jusqu'alors à faire les frais de mes triomphes, je ne résistai pas à une séduction contre laquelle je n'avois pu m'armer, puisque je ne l’avois jamais éprouvée. [25] Je sentis que je devenois criminel ; mais à quoi menent les réflexions, quand on est séduit ? Mes regrets m'inquieterent plus qu'ils ne me toucherent ; je crus pouvoir en prévenir l'empire, en me livrant à l'injuste passion qui les faisoit naître. Hortense sembla avoir deviné mes vues ; elle me montra tant d’amour, & cet amour, qui seul eût suffi pour combler mon ivresse, étoit accompagné d'une façon d'aimer si touchante, que je vis disparoitre mes scrupules. Je n'étois plus inquiété que par l'idée d'un mariage que je ne pouvois rompre ; je souhaitois qu'Emilie pût prendre de l'amour pour vous, & j'avois cru même m'appercevoir qu'elle commençoit à en prendre. Cette confiance n'a pas duré. Dorsimond m'a fait tantôt des reproches si durs, que j'ai conclu qu'Emilie s'étoit plainte à lui de mon infidélité, & qu'elle m'ai-[26]moit d'autant plus, qu'elle s'étoit efforcée vainement à m'oublier. Dorsimond est un homme que je respecte & que je dois aimer ; ses discours, dont l'amitié étoit le motif, ont fait sur moi une impression si vive, que je me trouve à présent partagé entre des sentimens aussi puissans sur moi, que contraires à mon repos. La confusion a d'abord fait renaître mes regrets ; l'amour a bientôt profité de mon repentir. J'aime toujours Hortense, mais je tiens à Emilie par un lien inexplicable. Je voudrois pouvoir les conserver toutes deux : puisque ce souhait ne peut jamais avoir lieu, il faut que je cede à l'autorité du devoir. Mais Hortense voudra-t'elle consentir à une séparation qui fera le tourment de sa vie ? Son amour que j'ai ambitionné comme le plus grand bonheur, devient l'objet de la plus cruelle ingratitude. Je me dis [27] tout cela, & je m'en sens accablé. Daignez avoir pitié de moi. ◀Dialog ◀Ebene 4

Terval se tut. Le Marquis, qui lisoit mieux dans son cœur que lui même, convaincu qu'il ne balançoit en faveur des sentimens, que parce qu'il étoit vaincu par les regrets, se hâta de lui porter le dernier coup. J'avois deviné, lui dit-il, tout ce que vous avez cru m'apprendre ; & touché de votre embarras, je vous aurois prévenu moi-même, si je n'avois craint que mes conseils ne heurtassent vos sentimens sans pouvoir fixer vos idées. La même crainte ne me retient plus, puisque vous m'interrogez. Connoissez-vous Hortense ? Si vous m'aviez consulté lorsque vous commençâtes à prendre du goût pour elle, je vous aurois conseillé de fuir au plus vite un objet trop aimable, qui ne pouvoit jamais convenir à un homme de votre caractere. Toutes les passions [28] d'Hortense naissent directement du fonds de son humeur ; il semble que ses sentimens portent à son cerveau des vapeurs enflammées. Elle vous aime, elle veut être adorée ; elle croit que vous l'aimez ? Si malheureusement elle venoit à pressentir vos desseins, j'ose vous le dire hardiment, je vous regarderois d'avance comme le plus malheureux homme de la terre.

Terval n'entendit pas indifféremment les prédictions du Marquis, il vit avec la plus grande douleur qu'il alloit faire le malheur d'une femme qu’il aimoit encore, & cette idée le fit balancer quelque temps entre ce qu'il avoit à faire, & ce qu'il avoit à craindre. . . . La réponse qu'il avoit faite au Marquis n'annonçoit aucune détermination, & celui-ci redoutant plus que jamais sa foiblesse, se pressa d’avertir Hortense de la conversation [29] qu'il avoit eue avec lui. Hortense ainsi prévenue, se hâta d'avoir une explication avec Terval. Ce malheureux combattu par des sentimens si opposés, fuyoit celle qui alloit devenir son juge. Cet embarras fut le texte qu'elle prit. Ebene 4► Dialog► Terval, lui dit-elle, que vous ai-je fait? Vous me fuyez ; vous aurois-je déplu, ou aurois-je cessé de vous plaire ? Vous me trouverez peut-être trop facile à m'alarmer ! Mais je vous avertis que, si vous ne vous justifiez que par ce reproche, vous ne me trouverez point du tout rassurée. Je crains votre inconstance, je crains votre foiblesse ; vous n'avez point de sentimens à vous. . . . Vos craintes sont légitimes, répondit Terval, mais leur motif ne l'est pas. Je ne suis ni inconstant, ni foible. Vous confondez la foiblesse avec la probité. J'entends, reprit Hortense, vous allez me sacrifier à Emilie ?. . . . J'aurois dû ne la [30] sacrifier jamais à quelque femme que ce put être, répondit Terval. Emilie avoit sur mon cœur des droits que rien ne devoit lui ravir. L'amour m'a aveuglé, l'honneur m'éclaire. S'il est vrai que vous m'aimiez, & si vous avez la délicatesse & les sentimens que je vous ai supposés, vous devez respecter une loi que j'ai trop longtemps violée. . . . Je n'ai, reprit séchement Hortense, d'autre loi à respecter que celle que m’impose le juste mépris que vous m'inspirez ; je vois que la douceur ne serviroit qu'à rendre votre ingratitude plus humiliante pour moi. Apprenez, Monsieur, que je vous aime assez pour pouvoir me faire craindre. . . . Quand j'aurai fait mon devoir, répondit-il, je me croirai trop en sureté contre les violences d'un aveugle dépit. Je ne craignois que votre douleur, elle balançoit l'autorité du devoir le plus sacré. . . . Ah ! [31] s’écria-t-elle en changeant de ton, si vous m'aviez aimée, me sacrifieriez-vous à des devoirs imaginaires ? . . . . Ils ne le sont pas, Madame ; la probité envers les femmes est une loi de la nature & de l'honneur. . . . Eh, c'est justement ce qui vous condamne, répondit-elle. Emilie vous trahit, & je vous ai toujours aimé. Consultez le Marquis ; il vous chérit, vous l'estimez ; daignez l'interroger. . . . je le veux bien, Madame, ses réponses me justifieront, & vous ne serez plus en droit de vous plaindre de moi. ◀Dialog ◀Ebene 4

Le Marquis fut consulté. Il se fit beaucoup presser ; il céda enfin, il avoua qu'il étoit adoré d'Emilie : mais ce n'étoit encore que la moitié de la trahison. Dans ses perfides aveux, il prêta à Emilie mille sentiments qui humilloient Terval. Il la représenta surtout comme une femme qui change, parce que l'amant qu'on lui a [32] donné ne lui convient point, & n’est ni aimable ni estimable à ses yeux.

Terval piqué, prie sa fureur pour de l'amour, & se précipita aux pieds d'Hortense ; il lui jura de l'épouser, & en prit à témoin le Ciel même. Mais Hortense qui sçavoit qu'on peut être sincere sans être moins léger, crut devoir employer pour le fixer, cette ressource, ces plaisirs trompeurs, dont la coquetterie abuse contre nous, & qui ne devroient être, hélas ! que le sceau du plus tendre amour.

Rien ne rend si reconnoissant que les faveurs quand on a l’ame foible. Terval, heureux, crut avoir contracté les devoirs les plus inviolables ; il vola des bras d'Hortense dans l’appartement de Dorsimond. Dorsimond sçavoit se posséder. Quoi qu'indigné contre Terval, & furieux contre Hortense qui le jouoit, il songea à attendrir un ingrat, avant que d'éclairer [33] une dupe. Ebene 4► Dialog► Quelle opinion avez-vous de moi, lui dit-il, & qu'osez-vous exiger de mon amitié ? Quoi, Terval, vous voulez que j'aille porter le désespoir dans un cœur déja consumé de la plus cruelle jalousie ? Eh, pour qui une si terrible violence ? pour le malheureux jouet d'une femme hardie. . . . Ne parlons point d'Hortense, dit Terval ; vos jugemens seroient une témérité, & mes louanges une indiscrétion. Ne parlons que d'Emilie : son cœur suffit pour justifier le mien ; sans m'expliquer, soyez persuadé que vous ne lui ferez pas de peine en lui apprenant que je romps avec elle. . . . Que voulez-vous donc dire avec cet air de mystere, que prétendez-vous me faire penser d'Emilie ?. . . . Je prétends vous apprendre qu'elle nous jouoit l'un & l'autre, & qu'elle aime le Marquis. . . . Mon ami, reprit Dorsimond, votre Hortense est [34] une coquine, & mon neveu un fripon. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Terval voulut élever la voix. Fâchez-vous tant qu'il vous plaira, mais venez à l'instant chez elle ; puisque vous la connoissez déja si bien, je veux que vous la connoissez encore mieux. Il ne fut pas possible à Terval de s'en défendre, le vieillard le tenoit par le bras, & d'ailleurs, le remords, la terreur, la voix de la probité, la foiblesse l'entraînoient plus que la force. Hortense pâlit en les voyant entrer, & fit un mouvement pour sortir. Il l'arrêta avec colere. Vos mépris, lui dit-il, ne m’offensent point ; un homme comme moi sçait oser braver qui ne sçait pas le craindre. Je viens, Madame, convaincre Terval de la fausseté de vos sentimens. J'avois espéré que me connoissant, de sçachant l'intérêt sacré que je prends à sa gloire & à son bonheur, vous ne me forceriez pas à [35] vous demasquer à ses yeux. Puisque vous m'y réduisez, je vais parler. Apprenez donc, Monsieur, que Madame vous tromp, qu’elle a trompé tous ceux qui ont eu le malheur de l'aimer, moi, tout le premier : j'étois, il y a dix ans, la dixieme victime qu’elle sacrifioit à sa vaste ambition. . . . Hortense ne répondit rien, & personne ne parla plus. . . . Vous devinez aisément, Monsieur, quelle fut la fin de cette singuliere aventure. Terval éclairé par la louable vivacité de Dorsimond, n'eut rien de plus pressé que de rendre à Emilie son cœur & son estime. Il connut pour la premiere fois le bonheur .Le plus grand de tous est celui que l'on trouve auprès de ce qu'on aime. ◀Fremdportrait ◀Allgemeine Erzählung

Quand Ciceron ne l'auroit pas dit, je le dirois également aujourd'hui, pour faire sentir toute l'horreur du [36] procédé d'Hortense. Il n'y a rien de si infame que de vouloir ravir le bien d'autrui ; Hortense fut certainement dans ce cas. Combien de femmes s'y mettent tous les jours ! Dans le monde, ces trahisons paroissent pure coquetterie. Mais le monde est un mauvais juge de l’exacte probité. Je le demanderai aux femmes elles-mêmes ; quelle différence y a-t'il entre l'amant qu'on adore, dont on possede le cœur, dont on a mérité la main, que l'on va épouser, & une terre, un contrat, un domaine quelconque, dont on est légitime possesseur ? Je ne crois pas qu'il y ait aucune différence. Conséquemment ravir un amant à la femme qui en est amoureuse, dans la circonstance où je les place ici, ou dépouiller un propriétaire de son bien légitime, c'est précisément le même crime & la même infamie. On jureroit bien, en voyant le nombre in-[37]nombrable de vols & de trahisons, de la premiere espece, qui éclatent tous les jours à nos yeux, qu'on n'a jamais fait cette réflexion. Cependant l'humanité l'arracheroit aux peuples les moins policés. Mais, disons tout ; ce n'est pas qu'on se dissimule le crime dont on se fouille en donnant de si cruels exemples de dépravation & d'inhumanité ; c'est simplement que la coquetterie, l'envie, la passion effrénée, ont plus de pouvoir que la nature & que l'honneur, sur des esprits amollis de bonne heure par la douceur fatale des plaisirs & des maximes du monde.

Ici je me représente une femme tendre & honnête, dans le moment où elle vient d'être convaincue de la séduction d'un infidele. Trop délicate pour éclater en injures, trop accablée pour espérer quelque chose de ses justes plaintes, trop humiliée pour [38] pouvoir se faire un droit de son amour & des sermens qui l'abuserent ; c'est dans son cabinet qu'elle va répandre les larmes qui la suffoquent, c'est dans ses bois qu'elle va demander à l'amour le retour d'un amant qui ne la connoît plus. Je l'y vois dans un état déplorable, dans une action toute morte. Je compte ses soupirs, je répete ses accens, & j'expire avec elle. Je la suis au sortir de ce tombeau trop réel ; elle marche sans former des pas, elle n'a plus de forces, elle n'a plus de jambes ; à peine reste - t'il des ressorts pour se traîner. Elle tombe sur le premier gazon ; ses chiens l'encourent ; elle les chérissoit autrefois, ils lui peignoient par leurs caresses l'amant dont elle étoit aimée ; elle les repousse maintenant, ils l'importunent, ils lui rappellent, hélas ! un temps qu'elle doit oublier. Elle se [39] leve ; elle parcourt, en se traînant, les bosquet, le labyrinthe, les jardins, lieux charmans, lieux adorés, quand l'ingrat les embellissoit par son amour ; lieux affreux, lieux déserts, depuis qu'il est décidé qu'il n'y viendra plus avec elle. Je continue de la suivre : mon cœur ne peut s'en séparer. Je voudrois, au prix de mon sang, adoucir sa douleur. Sa voix éteinte, ses regards expirans, ses gémissemens perçans me déchirent, me troublent, me rendent malheureux ; mais ma douleur a un charme inexprimable. C’est au pied de l'autel qu'elle va terminer sa course funébre. C'est à celui qui fit nos cœurs qu'elle adresse la voix. Elle lui demande l'oubli d'un, bonheur m qui n'est plus. . . . . O cruelle rivale ! levez les yeux sur elle, & détestez votre ouvrage. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1