Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours II.
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Discours II.
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Citazione/Motto
. . . . . . Une femme intrigante A
désolé ma jeunesse imprudente :
Comme son teint, son cœur est plein de fard ;
Elle est hardie, & pourtant pleine d’art ;
Et j’ai senti d’autant près ses malices
Que a vertu sert de masque à ses vices.
Comme son teint, son cœur est plein de fard ;
Elle est hardie, & pourtant pleine d’art ;
Et j’ai senti d’autant près ses malices
Que a vertu sert de masque à ses vices.
La Prude. Comédie de M. de Voltaire.
Metatestualità
Un homme de ma connoissance, que
tout le monde chérit à cause de sa bonne humeur, m’apporta
hier un petit manuscrit que je me hâte de transcrire,
persuadé qu’il n’y a point d’esprit assez sérieux pour ne
pas lire avec plaisir l’aventure qu’il contient. Il renferme
d’ailleurs une assez bonne leçon pour les prudes, & je
ne suis pas faché d’avoir quelque chose à dire à ces fieres
ennemies du genre humain.
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Lettera/Lettera al direttore
Monsieur, J’ai aimé en ma vie
une femme très-singuliere, & qui méritoit bien
d’inspirer une fantaisie. Pourquoi donc vous
attachâtes-vous à elle ? me demanderez-vous : parce
qu’elle avoit l’amour dans le cœur & le dedain dans
les yeux. Il n’y a rien de si tentant pour la vanité
humaine. Ce n’étoit pas d’ailleurs de l’amour que je
sentois & que je voulois inspirer. Mes idées étoient
plus raisonnable & ne tendoient qu’à l’amusement :
je voulois punir une prude impertinente, qui prenoit les
hommes pour des bêtes ; c’est-à-dire, que je voulois
armer une impertinence contre une autre, & me faire
aimer sans donner la moindre marque de tendresse. Cette
admirable personne s’appelloit Madame Bironet ; n’étant
qu’à peine femme d’un ennobli, elle tranchoit de la
femme de condition. Je la connoissois de
réputation, lorsque je la vis pour la premiere fois : de
sorte que voulant la subjuguer à ma maniere, & ne
pas perdre de temps, je commençai à ne pas prendre garde
à elle, & à la chicaner généralement sur tout. Il se
trouvoit justement que presque toutes les maisons où
elle alloit étoient celles de mes amis, & cela
faisoit qu’elle me trouvoit partout pour l’humilier.
Lorsque je la saluois, c’étoit toujours à la derniere
extrêmité, & avec une froideur presque choquante.
Lorsqu’elle disoit des nouvelles, je l’interrompois pour
dire que c’étoient de faux bruits sans vraisemblance.
Défendoit-elle quelque opinion, j’argumentois contre,
parlant avec un sang froid insultant. Elle auroit dit
que deux & deux font quatre, que je l’aurois
contrariée, & cela étoit même quelquefois poussé
plus loin. M’adressoit-elle la parole, je n’avois point d’oreilles ? La recontrois-je dans
l’escalier, je n’avois point de bras ? Il arriva une
fois qu’elle fut obligée de me demander, à trois
reprises, l’heure qu’il étoit, moi, tenant ma montre,
& étant placé vis-à-vis elle, & quand je
répondis, ce fut pour lui dire froidement qu’il étoit
neuf heures, au lieu de huit ; ce qui signifioit
clairement, vous m’ennuyez, il est temps que vous
partiez. Il étoit impossible que toutes ces choses
échappassent à Madame Bironet, & qu’une ayant porté,
toute ne portassent enfin. Le choc fut si rapide qu’elle
n’eut pas le temps de me haïr. Je lus dans ses yeux
qu’elle me demandoit grace, & elle lut dans les
miens que je n’étois pas disposé à lui en faire. Dans sa
confusion, elle se confia à une femmelette qui ne
sçavoit rien sentir ni taire, & qui vint bien vîte
me questionner sur le motif de mes procédés.
Je répondis (bien sûr que j’instruisois un écho) que
Madame Bironet avoit des airs & un caractere qui ne
me convenoient point, & qu’en un mot je détestois
les prudes.
Quelque peu de ménagement que mérite l’imposture,
je n’en aurois pas tant dit si je n’avois eu mon objet.
Je voulois triompher par la force, & j’étois bien sûr que Madame Bironet, instruite par son
amie, ne tiendroit pas contre une attaque aussi vive. En
effet, j’eus bientôt lieu de m’applaudir de ce
préambule. Le mari
fut averti de ce qui se passoit entre sa femme &
moi, & comme c’étoit un très-bon homme, &
qu’elle lui imposoit entiérement, il crut devoir
empêcher que son idole ne fût renversée à la face du
public, dont il la croyoit l’oracle. Il commença par me
faire beaucoup d’amitiés, auxquelles je voulus paroître
ne faire aucune attention pour n’être pas arrêté dans le
cours de mes idées : car si j’étois devenu l’ami du
mari, je n’aurois plus pu honnêtement me montrer
l’antagoniste de la femme. Voyant que j’allois mon
train, il se fâcha & vint me trouver
pour me parler. Persuadé que tout ce que je répondrois
seroit redit à la Dame, je ne me contraignis pas plus
que je n’avois fait dans l’autre conférence.
Le bon homme plus déconcerté qu’irrité, ne jugea
pas à propos de pousser l’aventure jusqu’au roman ; il
me quitta sans trop sçavoir ce qu’il me disoit, & je
n’en ai plus entendu parler depuis ; mais je pus juger,
peu de jours après, de la fidélité avec laquelle il
avoit rendu à sa femme notre singuliere conversation.
Nous nous trouvions souvent, elle & moi, dans les
mêmes maisons, comme je l’ai dit : elle avoit donc bien
des ressources pour me désarmer. Ce fut le
parti qu’elle prit. Elle commença par composer toute sa
personne. Ses yeux devinrent très-tendres, & son air
très-gracieux. Mais ce changement n’étoit que pour moi :
de sorte que c’étoit une machine qui se démontoit sans
cesse ; & cela étoit divertissant au possible.
Pendant qu’elle sépuisoit à mériter mes bonnes graces,
j’allois toujours mon train ; m’occupant sur-tout à lui
cacher la connoissance que j’avois de ses desseins,
& l’attention que je pouvois faire au changement de
ses manieres. Elle en devint insensiblement plus
indiscrette. Bientôt je ne prononçai plus un mot,
qu’elle n’applaudit : arrangeoit-elle une partie de
jeu ? c’étoit pour que j’en fusse ; vouloit-elle citer
un auteur, dont le nom ne lui revenoit pas ? c’étoit à
moi qu’elle avoit recours : la contrariois-je dans quelque chose ? elle ne disputoit plus ;
elle disoit que je devois sçavoir cela mieux qu’elle,
& souvent c’étoit dans des points incontestables,
car je n’épargnois rien pour la pousser à bout ; &
tout ce qu’elle faisoit, tout ce qu’elle me disoit,
étoit accompagné des regards les plus doux, les plus
pénitens. C’étoit pitié de voir la fatique &
l’humiliation de cette ame si fiere ; car à tout cela
motus de ma part : j’étois comme un roc au milieu des
flots agités. Après s’être fait un courage ferme par
tous ces préliminaires, elle osa enfin recourir aux
grandes batteries. Elle m’écrivit un billet fort galant,
par lequel elle me prioit de lui faire la grace de
passer chez elle à l’heure que je pourrois donner ;
& notez par parenthese, que ce mot de grace avoit
l’air d’être mis là pour avoir tout sa signification.
Elle avoit quelque chose à me communiquer,
disoit-elle, qui étoit pour elle de quelque importance ;
j’y étois moi-même intéressé, & je lui ferois un
vrai plaisir de lui donner le premier quart d’heure dont
je pourrois disposer. Ce billet ne me surprit que
jusqu’à un certain point ; mais en revanche il me flatta
beaucoup. Je touchois au moment d’un triomphe dont
j’avois véritablement tout l’honneur. Il n’y avoit point
là de dessous de cartes, ni de caprice momentané :
c’étoit par combinaison, par résolution ferme &
directe que la plus auguste dignité descendoit à la plus
humiliante supplication : j’avois dit insolemment, je
veux te soumettre, & l’on répondoit humblement, soit
fait comme vous le commandez. Voilà ce que j’appelle un
vrai triomphe, un triomphe indubitable ; aussi en
étois-je très-flatté, comme je l’ai dit : car quoique
jeune, je sçavois combien ceux de cette
espèce se font rares, & en effet examinez les
femmes, depuis le premier regard jusqu’à la derniere
foiblesse, tout est coquetterie, ouvrage du caprice, de
l’ennui, de l’inconstance : proposez-leur quelque
divertissement qui les secoue & les occupe autant
que la galanterie, fut-ce de faire sauter des pantins,
vous les verrez laisser là les amans pour les poupées,
& cela est sensible.1 Mais quittons ce
raisonnement pour nous transporter chez Madame Bironet,
à qui j’ai fait dire que j’irois chez elle, qui m’attend
impatiemment, & qui va fournir la scene de comédie
la plus ingénieuse & la plus plaisante.
Eteroritratto
Elle étoit entre vingt-cinq ans & trente,
très-bien-faite & assez jolie : mais comme ses
manieres & sa contenance étoient concertées, sa
figure ne s’arrangeoit pas avec tout cela, de sorte
qu’elle ne faisoit pas une personne fort
intéressante. Elle avoit d’ailleurs l’esprit le plus
raisonneur & le plus faux qu’il soit possible
d’imaginer ; & l’on voyoit qu’elle affectoit le
sçavoir & l’esprit, pour donner de la
considération à la plus impertinente pruderie qu’on
ait jamais fait contraster avec l’amour du plaisir.
Elle vous regardoit avec la plus offensante majesté.
Vous n’étiez qu’un atôme auprès d’elle. Sur la soi
de son visage vous étiez tenté de la croire une
vestale : vous vous informiez aux gens
qui la connoissoient, & l’on vous prouvoit
qu’avec ce visage si céleste & si rembruni, elle
avoit eu vingt amans.
Livello 4
Dialogo
Mais, me dit-elle, en
supposant que vous ne soyez pas prévenu, que vous
fait le caractere d’une femme dont vous n’êtes ni
l’ami, ni l’amant, ni le mari ? Comment, Madame,
lui dis-je ? Il m’ennuye : c’est bien assez. Mais,
Monsieur, on glisse sur les défauts. Non, Madame,
on les corrige, on les tourne en ridicule, surtout
lorsqu’ils prennent faveur dans les sociétés,
& qu’une femme impérieuse en prend droit de
dominer, & ne daigne pas distinguer ceux qui
ne sont pas disposés à l’y souffrir. Mais,
reprit-elle, vous ne pouvez pas dire qu’elle vous
ait jamais manqué ? Non, mais en manquant aux
autres, elle me révolte : elle devroit se
contraindre devant moi, & avoir un
peu plus d’égards pour un homme qui pense : c’est
confondre toute une société que d’y avoir toujours
le même caractere & la même impertinence.
Madame Bironet croit apparemment se faire un air
impénétrable, & que je ne sçaurai pas percer
le voile mal tissu, dont elle veut couvrir ses
desseins & ses mœurs ? Elle veut jouir des
plaisirs de l’amour, & des honneurs de la
vertu ? Eh bien, Madame, vous pouvez lui dire que
je sçais tout ce qu’elle pense, & tout ce
qu’elle fait : je ne l’épargne pas, parce que je
déteste la fousseté qui veut arracher le respect.
C’est avoir trop d’effrontiere, que d’ennuyer, de
tromper, de mépriser, & de vouloir paroître
respectable.
Metatestualità
Mais pour
suivre l’ordre des événemens, il faut dire ce qui
arriva avant qu’elle eut capitulé.
Livello 4
Dialogo
Mais, Monsieur, me
dit-il, que vous a fait Madame Bironet ? Elle ne
m’a rien fait, Monsieur, mais elle est prude,
& je déteste les prudes ; c’est ma
lethargie. . . Mais vous ne pouvez pas sçavoir ce
qu’elle est ; vous ne lui avez pas laissé le temps
de se faire connoître ; vous lui avez rompu en
visiere. . . . Vraiment j’ai joué au plus fin ;
parce que, indépendamment de ce que tout le monde
m’en avoit dit, j’avois lu dans ses yeux qu’elle
n’étoit pas dans l’intention de m’épargner
moi-même, & qu’elle ne différoit que dans
l’attente d’une occasion décisive ; j’avois même
deviné que c’étoit à cause de ce que je passois
pour avoir de l’esprit, qu’elle vouloit me
dédaigner avec éclat ; & ces
prétentions là sont bien misérables, Monsieur ; il
y a bien de la sottise à mépriser, par arrangement
& sans distinction : il ne faut qu’un homme
d’honneur qui vous entreprenne, & voilà votre
pauvre orgueil réduit à demander grace, & à se
soumettre à tout dans la confusion de sa
bêtise. . . . Mais, Monsieur, songez-vous que
Madame Bironet est ma femme ? . . . Tant pis pour
vous, Monsieur, vous méritiez une femme qui eût
plus de modestie, & plus de sens commun : vous
êtes un honnête homme, & moi, aussi, Monsieur,
& je ne vois qu’avec indignation que vous
soyez si mal assorti. Mais enfin, reprit-il, vous
sentez bien que si cela continue, je serai
obligé. . . Vous serez tout ce qu’il vous plaira,
Monsieur, je suis prêt à tout, excepté à souffrir,
que Madame Bironet méprise tout le monde. Je vous
ai dit que c’étoit ma léthargie, &
il est vrai que cela est plus fort que moi : dès
que je la vois arriver quelque part, je suis comme
un fou ; je ne me possede plus. Vous pouvez sur
cela prendre le parti qu’il vous plaira ; mais je
vous avertis que, si vous voulez me faire taire,
il faut que vous commenciez par me tuer ; car tant
que je vivrai, je serai le même à l’égard de
Madame Bironet.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Monsieur le Spectateur, mais mon éloge n’est pas
l’objet de cette lettre : je voudrois pouvoir la rendre
très-courte, parce que je souhaiterois que le beau sexe
eût le temps de la lire ; je vous prie donc, Monsieur,
de l’abréger ; mais surtout je vous conjure de publier
l’avis ci-joint au moment même que vous le recevrez. Mon
impatience prend sa source dans mes vifs sentimens ;
& je ne répondrois pas de ne me pas faire une
affaire avec vous, si je vous trouvois moins d’égard
pour ma priere importante, que vous n’en avez eu pour
celle de bien des gens, qui n’avoient ni un but aussi
utile, ni une ambition aussi honorable.
Eteroritratto
Je suis un ancien
militaire, & en cette qualité je me pique d’être
le très-passionné serviteur des Dames. Il y a plus
de cinquante ans que je leur rends assidument mes
hommages, . . .
Metatestualità
On voit que je suis obligé
d’interrompre l’histoire de Madame Bironet, pour peu que la
tranquillité & la vie même me soient cheres. Je demande
un peu d’indulgence en faveur d’un motif si bon.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Avis Au beau Sexe du Royaume
« On avertit les Dames, que, dans le cours de Janvier
& de Fevrier 1759, on délivrera par souscription
chez Pierre Marteau, Libraire à Cologne, un ouvrage en
deux volumes in-douze, intitulé : le Calcul de Jouvence,
ou Nouvelle Arithmétique galante, à l’usage des femmes,
où elles apprendront par une Méthode aussi simple
qu’amusante, la nouvelle maniere de calculer leurs
années, par soustraction. On ne tirera que quarante
mille exemplaires de ce livre. Chaque volume sera
composé de trois cens cinquante pages, &
coûtera cent fois monnoie de France. Comme plusieurs
femmes, comme il faut, ayant appris par le courrier
d’Avignon que cet ouvrage étoit sous presse, se sont
hâtées de souscrire avant cet avis ; on déclare qu’il ne
reste lus qu’environ vingt-six mille souscriptions à
remplir. Le sieur Marteau n’en délivrera qu’au beau
sexe, par attachement pour lui. L’intérêt le touche si
peu, qu’il exclut les jolis hommes, les petits maîtres,
quoiqu’il sçache très-bien que les uns & les autres
ayant autant d’intérêt que les femmes à l’acquisition de
ce livre, cette exclusion généreuse le privera de
vingt-cinq mille écus de profit. Voici, Monsieur, les
pieces que contiendra le premier volume. On y trouve
d’abord une Empire dédicatoire adressée aux Dames. Elle
contient vingt-quatre pages ; mais elle
est si joliment tournée qu’en vérité l’on m’a dit
qu’elle étoit trop courte. Une Comtesse de mes amies,
qui a revu le manuscrit, m’assure que cette Epitre est
écrite si supérieurement, qu’elle l’emporte sur ce que
nous avons de plus fini dans ce genre. Enfin,
m’écrit-elle, ce bon sens gothique, ce bon sens
lourdement campagnard, qui prétend soutenir l’antique
fadeur du sentiment, y est traité à disparoître pour
jamais. La Préface vient ensuite ; c’est, dit la même
Comtesse, un morceau qui a toute la beauté que peut
avoir de la prose. Elle est écrite d’un ton galamment
sérieux. La matiere, qui est l’âge de notre sexe, est
délicate, je l’avoue : mais de quelque humeur que l’on
soit, on conviendra que tout y est manié avec autant de
graces que de ménagement & de décence.
C’est, dit l’aimable auteur, le plus cher secret de ce
qu’il y a de plus beau dans le monde. A l’égard du
rouge, dont la Préface touche la nécessité : Qu’il est
joli cet auteur, s’écrie ici la même Dame ! quelle
philosophie, que d’éloquence ! O beautés ! dit cet
enchanteur, vous qui, méconnoissant l’essence de vos
charmes, fermez les yeux sur vos plus chers intérêts, en
dédaignant le secours de l’art, voudrez-vous toujours
ignorer que ce fils de la nature est encore son
bienfaicteur ? C’est de lui qu’elle reçoit sa parure
& ses graces . . . Beautés, dit-il, en finissant,
vos traits sont un présent de la nature, mais le teint,
les couleurs qui en font le charme, qui en font la vie,
recevez-les des mains de l’art : il est, & plus
durable, & plus brillant que sa mere.
Voilà, Monsieur le Spectateur, ce que j’avois à vous
dire sur l’Epitre dédicatoire & sur la Préface. On
peut assurer, après la Comtesse, dont je n’ai fait que
vous rendre la façon de penser sur ce livre, que toutes
les jolies femmes, toutes celles d’un certain ton,
goûteront infiniment ces deux volumes. Quand à
l’Arithmétique galante, cette Dame m’en parle avec une
discrétion qui ne peut être que fort louable. Elle me
arque que tout y est approfondi ; qu’elle avoit
auparavant des incertitudes sur son âge, mais qu’elle
rit aujourd’hui de ses petits mécomptes passés. Le
systême de ce calcul, par soustraction perpétuelle, lui
paroît nettement exposé : mais comme il est, dit-elle,
des femmes qui pourroient ne pas l’entendre, parce qu’un
rien les rebute, on a eu soin de détailler ce systême
dans six cens pages de tables, du goût de
celles des comptes faits de Barême. Elles contiennent
une exacte réduction des années naturelles. Par exemple,
dit-elle, notre amie, Madame de ** a bien soixante-cinq
ans naturels, elle est née en 1693. Qu’elle cherche
soixante-cinq ans dans ces tables ; elle lira à la page
quatre cens quatre vingt dix, soixante-cinq ans sont
quarante ans passés. Elle verra à la marge ce conseil
indispensable. Beaucoup de rouge, de la parure. Ne soyez
visible qu’aux bougies : forcez d’action &
d’enjouement. Je vous en ai peut-être trop dit, continue
la Comtesse ; mais j’ai compté plus d’une fois sans m’en
repentir, sur la discrétion des hommes ; & vous ne
démentirez pas la bonne opinion que j’ai d’eux. Ce livre
est en vérité aussi intéressant qu’utile. Pour moi,
dit-elle en finissant, je ne veux point
chercher ailleurs mon extrait baptistaire. Adieu,
Monsieur le Spectateur, quand j’aurai quelque chose
d’aussi bon que ce que vous venez de lire, j’aurai soin
de vous en faire part : vous pouvez y compter. » J’ai
l’honneur d’être, &c. Le Commandeur de Widechef.
Metatestualità
Revenons à Madame Bironet. (C’est
toujours mon correspondant qui parle.)
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
J’arrive, on m’introduit dans
un arriere-cabinet très-élégant, qui termine une
galerie, qu’on eût pu prendre pour la nef d’un temple de
la Chine, à cause de deux cens Chinois répandus partout.
Je découvre sous une pile de carreaux, une déesse moitié
mourante, moitié endormie, que l’art le plus ingénieux a
rendu bergere. L’ajustement le plus simple, l’air le
plus souffrant & le plus naïf, la
toilette la plus négligée, quoique la plus finie,
m’annoncent une ame qui est en peine, qui a des
reproches à faire, des sentimens à declarer & qui,
déterminée à ne rien taire, n’en sent pas moins toute
l’importance de ce qu’elle va dire.
En lui parlant ainsi, il lui étoit aisé de voir
que cette offre renfermoit tout ce qu’elle pouvoit
souhaiter, & cela mettoit une si grande vivacité
dans ses yeux, elle avoit l’air si satisfait, si
pénétré ; elle paroissoit si embarrassée de la dignité
qu’elle vouloit encore conserver, que toutes ces nuances
lui donnoient je ne sçais quel air moitié libertin,
moitié dévot, qui la rendoit attrayante. Dès ce moment
je me trouvai pris tout de bon. Jusques-là il n’y avoit
eu que la vanité d’effleurée ; je sentis que le coeur
étoit attaqué ; & voyant d’un autre côté ma victoire
assurée, je ne cherchai plus à en reculer la
confirmation par un esprit de malice qui étoit
satisfait, & qui seroit devenu méchanceté. Mes regards lui apprirent donc tout ce
qu’elle pouvoit exiger de moi. Elle voulut me faire
expliquer comme ils s’expliquoient eux-mêmes.
Malgré tout le plaisir que put lui faire cet
aveu, soit qu’elle ne fût pas assez persuadée, soit
qu’elle ne me vît pas assez séduit, elle voulut montrer
encore un peu d’irrésolution. Je m’en plaignis.
Cependant je dois rendre justice à
Madame Bironet. Malgré l’ivresse de l’amour propre,
malgré la crainte qu’elle pouvoit avoir, que le moindre
délai ne fît évanouir un triomphe si glorieux, malgré
mon importunité enfin, elle fit les choses avec une
régularité sans exemple. Je n’ai jamais vu une femme
feindre si bien ce qu’elle ne sentoit pas. Jugez,
Monsieur, combien son rôle étoit difficile. Plus elle
avoit affecté de sévérité, plus la vivacité de ses
caresses devoit frapper mon imagination ;
& cependant c’étoit par cette même vivacité qu’il
falloit qu’elle me séduisît, puisque c’étoit par elle
qu’elle vouloit me persuader qu’elle m’adoroit. Son
intérêt ne devoit entrer pour rien dans les preuves de
son ardeur ; en moi elle ne devoit paroître aimer que
moi-même ; & il n’y avoit que moi dans le monde
qu’elle pût aimer si vivement. Elle se comporta avec
tant d’artifice, que je pris enfin avec la plus grande
passion, la plus grande confiance. Nous passions les
journées ensemble, & je ne la pouvois plus quitter.
Si quelquefois j’étois obligé d’en laisser passer
quelqu’une sans la voir, c’étoit avec tant de peine que
je parvenois à l’y faire consentir, elle l’apprenoit
avec tant de douleur, & en me revoyant, me montroit
tant de joie & poussoit de si profonds soupirs, que
j’aurois cru ma probité engagée, en la soupçonnant &
en aimant foiblement. Dans l’ivresse du
bonheur, on dit tout ce qu’on pense ; & comme les
réflexions d’un amant sont quelquefois très-folles, sa
sincérité est quelquefois très-dangereuse ; mais la
mienne ne pouvoit pas l’être ; je ne pouvois rien perdre
dans son coeur, car je n’y avois rien fait naître. Un
jour qu’une folie respective m’avoit précipité dans ses
bras, je tombai subitement dans la plus profonde
réverie. Surprise & peut-être choquée de me trouver
si différent de moi-même & de ce que je devois être,
elle me demanda le sujet de cette métamorphose subite.
Je rêvois à une chose qui vient de me frapper,
répondis-je, & qui ne peut qu’augmenter infiniment
ma passion. Vous m’adorez, & tous vos sentimens sont
l’image des miens ? Ce que je vous inspire vous apprend
ce que je sens ? Il n’y eut jamais une passion plus
égale, plus satisfaite & mieux
prouvée ? C’est à quoi je rêvois, en me rappellant les
commencemens de notre connoissance, ce que vous étiez
alors, & combien peu je devois espérer le changement
qui s’est fait en vous, & les tendresses animées que
vous me prodiguez aujourd’hui. Cet aveu parut
l’enchanter, tout propre qu’il étoit à la déconcerter :
je dis, à la déconcerter, car il étoit à craindre qu’en
m’accoutumant au charme de ses caresses, je ne vinsse à
y trouver de la prodigalité, & à faire de fâcheuses
réflexions. Je n’aurois pas été le premier qu’un bonheur
trop étonnant auroit fait remonter à la source de ses
plaisirs, & qui, en examinant trop, se fût trouvé
sans estime & sans amour. Madame Bironet put avoir
cette crainte, mais elle sçut me la cacher sous l’air de
la plus douce joie.
Je vivois donc avec Madame Bironet dans la plus
parfaite sécurité, & je m’imagine qu’elle devoit
goûter un contentement extrême. Ce ne fut qu’après un
long aveuglement que j’ouvris les yeux, ou, pour mieux
dire, qu’on me les fit ouvrir ; car, à parler
franchement, je crois que je n’y aurois jamais pu mettre
beaucoup du mien. Je n’aurois pas été sa dupe huit jours
de suite, si le plaisir m’avoit moins
aveuglé. La conduite qu’elle tint bientôt avec moi en
public m’eût fourni seule toute la pénétration dont je
pouvois avoir besoin, & voici comment elle se
conduisoit : elle ne vouloit plus permettre que
j’allasse dans aucune maison avec elle ; elle me voyoit
chez elle tous les jours, mais elle ne refusoit aucune
visite, & rarement permettoit-elle que j’y restasse
le dernier, disant qu’il falloit craindre que ses
domestiques & son mari ne vinssent à soupçonner
notre intelligence. Ses manieres extérieures ne
différoient plus guere de celles qu’elle avoit avec tout
le monde, que par être toujours un peu plus froides,
& quelquefois un peu plus impertinentes. Si des
méchans lui faisoient en mon absence des plaisanteries
sur mon assiduité, elle ne se fâchoit pas contr’eux,
elle se fâchoit pas contre moi, dont elle parloit comme
d’un imbécille qui ne sçait pas voir qu’il
ennuye. Il est vrai qu’elle m’avoit prévenu sur cette
conduite si dure à souffrir, & qu’elle ne paroissoit
s’y plier qu’avec beaucoup de chagrin & de
contrainte, mais enfin, sans mon aveuglement extrême,
j’y aurois vu plus d’artifice que de respect humain,
plus de crainte d’être démasquée, que d’amour pour la
véritable gloire, & je me sentois offensé de la
seule proposition de me faire jouer un rôle si
humiliant. Mais j’aimois ; elle étoit charmante dans le
tête à tête, je n’avois jamais trouvé tant d’art dans le
plaisir, tant d’apparence de retour, tant de constance
dans les desirs ; & quand on en est là avec une
femme, on n’est pas loin d’être le plus sot des hommes.
Voici maintenant l’aventure qui donna lieu au retour de
ma raison, & au châtiment de sa fourberie. Je tombai
malade dans le fort de ma passion, &
malade si sérieusement qu’au bout de peu de jours je fus
menacé de n’en pas revenir. Malgré mon accablement,
Madame Bironet ne me sortois pas de l’esprit ; je ne
songeois qu’à son absence ; si j’avois pu la voir, je
crois que je me serois moqué de mes souffrances, mais je
sentois que sans ce plaisir il falloit que je périsse.
Dans cet état ne pouvant soutenir la plume, & lui
écrire un seul mot, je m’imaginai qu’il n’y auroit pas
une grande témérité à me servir d’un intime ami qui
étoit connu généralement pour le plus honnête homme,
& pour qui Madame Bironet elle-même avoit de
l’amitié & beaucoup d’estime. Mon ami reçut
très-bien ma confidence, & comme il avoit l’esprit
beaucoup plus libre que moi, il lui fut aisé d’arranger
toutes choses de façon que Madame Bironet ne pût me
reprocher la moindre imprudence. Il alla la
trouver, & comme elle sçavoit qu’il étoit mon intime
ami, il lui parla tout naturellement de moi : il lui dit
qu’il me croyoit en danger, & que ce qui augmentoit
ses justes craintes, c’étoit que je nourissois dans mon
ame un noir chagrin. Madame Bironet attentive à ce qu’il
disoit, rougit en entendant ces derniers mots ; &
tout de suite :
Quelle amante, à la place de Madame Bironet, dans
une circonstance si touchante, & autant rassurée par
la probité du confident, n’eût pas rompu le silence ?
. . . Elle avoit eu le temps de se remettre : elle
répondit à mon ami, avec le plus grand sang froid, qu’il
n’y avoit pas d’apparence à ce qu’il venoit lui dire ;
que quoique je fusse très jeune & peut-être
très-fou, je n’étois assez ni l’un ni
l’autre, pour n’avoir pas cru, avant de m’engager, que
la passion dont il me soupçonnoit ; seroit du plus grand
ridicule ; qu’au surplus, comme tout étoit possible, il
se pouvoit qu’il eût pensé juste, mais qu’en ce cas elle
ne voyoit point de remede à ma situation, parce que ne
voulant, sous aucun prétexte & par aucune raison,
entendre parler d’amour, elle ne consentiroit jamais à
m’écouter, de quelque moyen que je pusse me servir pour
m’expliquer. Une réponse aussi dure, pour un homme qui
est instruit, révolte les sens & fait taire toute
politesse. Mon ami se contraignit pourtant, &
poursuivit en ces termes avec le même air de respect.
Il eut beau prier, presser, tourmenter, il ne put
jamais rien obtenir. Quelque chose qu’il pût lui dire de
mon état, & avec quelque circonspection qu’il pût
lui faire entendre qu’il sçavoit qu’elle m’aimoit, elle
répondit toujours que j’étois un imposteur, qu’il étoit
affreux pour elle de se voir ainsi outragée, que je la
réduisois à souhaiter ma mort, dans la crainte de voir
augmenter le nombre de mes confidens. Il fut si
impossible à mon ami de lui faire entendre raison, qu’il
la quitta brusquement, ne pouvant plus se contenir,
& se réservant de la confondre lorsqu’il en seroit
temps : car il étoit furieux, & il n’a avoué depuis,
que, s’il ne me traita pas comme elle le
méritoit, ce fut par un reste de confiance en un projet
qu’il avoit formé pendant sa conversation, & par la
crainte que je ne lui reprochasse un jour, si je la
revoyois, d’avoir trop écouté le zele & l’amitié. Il
revint auprès de moi en la quittant : & voulant
autant éprouver un dernier moyen que me cacher le plus
odieux procédé, il me dit qu’il étoit persuadé qu’elle
l’avoit intérieurement écouté avec plaisir, mais que
l’habitude de se respecter avoit prévalu sur le plaisir
de sentir ; & que se croyant apparemment obligée de
cacher scrupuleusement sa foiblesse, elle s’étoit
obstinée à se tenir sur la défensive, lorsqu’il lui
avoit dit qu’il la soupçonnoit de m’aimer ; & que
même elle avoit affecté de montrer du chagrin & du
dépit, quoiqu’il n’eût rien hasardé qui pût lui faire
soupçonner qu’il en sçavoit plus qu’il n’en avoit
déviné : de sorte, poursuivit-il, me voyant
consterné, que je n’ai rien pu obtenir d’elle, quoique
je me bornasse à lui demander une simple lettre. Mais il
ne faut pas vous en chagriner ; ce premier procédé de sa
part me paroît tout simple. Une femme qui se respecte
& qui y mêle un peu de vanité, comme elle en est
soupçonné, ne balance pas dans le premier moment, entre
la chagrin de son amant & le secret de son amour ;
mais en insistant avec adresse, on l’amene
infailliblement à aimer mieux, & à raisonner moins.
Voci <sic> un nouvel expédient que j’ai imaginé
& que je crois sûr. Lui avez-vous jamais écrit ?
tout dépend de cela. Non, répondis-je : connoît-elle
votre écriture ? Je ne lui en ai jamais montré. Eh bien,
écrivez lui, c’est-à-dire, dictez-moi ce que vous
voudrez, & je m’en vais écrire pour vous. Je goûtai le conseil de mon ami, &
quoiqu’un pressentiment secret me fît penser que je n’en
devois rien espérer, je me fis néanmoins un plaisir
d’écrire. On aime à dire ses douleurs, & quoique
bien souvent on les augmente par-là, on croit toujours
les diminuer : il s’y mêle une certaine douceur que l’on
préféroit au plaisir de les voir finir, s’il falloit les
taire. Je composai ma lettre dans ma tête avant de la
dicter. Malgré la foiblesse de mon cerveau, j’eus plus
de peine à choisir les pensées qu’à les trouver. L’amour
qui souffre est tout plein d’idées. Je souffrois
beaucoup, je commençois à douter de sa tendresse : je ne
voulois pourtant pas l’accuser, je ne voulois que me
plaindre du sort, m’accuser moi-même pour lui faire
pitié.
Nous envoyâmes la lettre, sans adresse, par un
laquais, dont elle connoissoit la discrétion.
Croira-t-on qu’elle ne fit pas la moindre réponse ? Elle
dit simplement au domestique, qu’elle étoit fâchée que
je fusse si malade, & qu’elle souhaitoit que je me
portasse mieux dans la suite, pour pouvoir me parler
touchant ce que je lui marquois. Ma consternation, en
apprenant cette nouvelle, fut sans
égale. Je me souviens que je me mis à pleurer.
Cette haine, les conversations de mon ami, &
mes exactes réflexions sur la conduite qu’elle avoit
toujours tenue avec moi, soit dans le tête-à-tête, soit
dans le monde, me donnerent, pour ainsi dire, un sens
particulier qui ranima tous les autres. Je me sentis peu
à peu renaître, & enfin l’on espéra que je serois
bientôt hors d’affaire. Nos passions sont souvent nos
meilleurs médecins. Au bout de trois semaines, je fus en
état de sortir. Pendant tout ce temps, je m’étois fait
une violence extrême pour ne pas écrire, ce qui n’avoit
pu qu’affermir beaucoup la résolution de me
venger. J’allai chez elle dès que je pus marcher. Son
étonnement fut égal à son embarras en me voyant. Quel
moment pour elle ! Tout son crime se retraçois à son
imagination ; il étoit, dans ses yeux, aussi puni qu’il
pouvoit l’être. Sa confusion étoit si visible, que lui
dissimuler que je m’en appercevois, c’eût été risquer de
lui faire soupçonner les desseins que je voulois cacher.
Il ne faut jamais être trop fin. J’affectai beaucoup de
joie de la revoir, & jusqu’au son de ma voix, en lui
parlant, tout dut lui faire présumer que je n’étois pas
fâché contr’elle. Après ce premier moment de trouble
& de transports affectés, nous entrâmes en
explication.
Pressé de finir un entretien qui me rendoit
furieux, je voulus alors commencer à me remettre dans
mes droits ; elle n’opposa pas le moindre obstacle à mes
faux empressemens ; je vis même que trop aisément
enflammée, elle se disposoit à hâter le dernier moment,
mais ce n’étoit pas mon compte : je ne voulois que la
mépriser, & lui prouver combien elle me paroissoit
méprisable. J’éludai sous différens prétextes, que je
crois bien qu’elle ne trouva pas bons, & que je fis
durer pendant quinze jours ; après quoi, je lui donnai
son congé avec le plus profond mépris.
Metatestualità
continue-t-il,
Livello 4
Dialogo
Je viens à vos ordres,
Madame, mais il me semble que vous souffrez, ma
présence peut vous gêner, je vous prie de me le
dire. Non, Monsieur, je souffrois tout autant
quand je vous ai écrit ; ce n’est même que parce
que je souffrois, que j’ai pris la résolution de
vous écrire. J’ai donc part à vos douleurs !
Madame ; car je ne suis pas assez présomptueux
pour m’imaginer que vous vouliez me dire autre
chose : (voyez quelle impertinence) daignez vous
expliquer, daignez me mettre en état de me
justifier, ou de me repentir. . . Vous ne pouvez
pas l’un, & vous ne voudriez pas l’autre,
répondit-elle. Il y a dans tout ceci
des choses trop marquées de votre part ; vos
procédés sont si peu équivoques, ils portent si
visiblement l’empreinte de l’intention, de la
détermination, que même, les ayant mérités, il
seroit difficile de s’y méprendre. . . Madame,
j’entrevois ce que vous voulez dire, mais vous
êtes prévenue, on vous a grossi les objets. . . .
Ils ne pouvoient pas l’être, Monsieur ; vous avez
fait des déclarations si positives, vous avez
montré des sentimens si étranges, & vous avez
mis tant de vanité, vous avez pris tant de plaisir
à vous expliquer sur mon compte, qu’il seroit
difficile d’imaginer une injustice que vous n’ayez
pas fait entrer dans l’outrage dont je me
plains. . . Madame, puisqu’il faut vous parler
sans détour, j’ai dit que vous étiez prude, &
que je détestois les prudes : voilà tout. Eh,
bien, n’est-ce pas assez ? Peut-on
rien dire de plus offensant ! Sçavez-vous ce que
c’est qu’une prude pour en prodiguer si légérement
le nom ? Il paroît que vous ne le sçavez pas.
Cependant vous me haïssez, vous me méprisez, vous
me détestez, sans me connoître, sur la soi d’une
prévention cruelle ; sans sçavoir ce que je suis,
ni ce que je ne suis pas. Moi, prude ! moi, digne
du plus grand mépris ! Juste ciel ! avec quel
caractere sera-t-on à l’abri de la calomnie ? Il
est vrai que je n’ai point avec les hommes cet
extérieur libre, presque indécent, qu’il semble
qu’aujourd’hui ils soient en droit d’exiger des
femmes ; mais pour mériter le nom de prude, il
faudroit que j’eusse dans le cœur l’amour de leurs
soins & de leurs agrémens, en même temps que
je montre du mépris pour eux, & ce contraste
entre mes sentimens & mes manieres, peut-on
dire qu’il existe ? Y a-t-il quelqu’un en droit de m’en accuser ? Me voit-on
courir après les hommes, en même temps que je dis
du mal d’eux ? Non assurément, & observez
encore que je ne veux pas dire que je n’aie jamais
aimé ; car voulant vous dissuader, vous faire
sentir votre tort, & vous forcer à avoir
meilleure opinion de moi, il me seroit peut-être
permis d’employer toutes mes ressources, de me
représenter comme une femme très-insensible, aussi
prévenue contre l’amour que contre les hommes,
& qui n’a eu le malheur de vous paroître
prude, que parce qu’étant ennemie outrée de tout
engagement, il n’est pas extraordinaire que son
insensibilité se manifeste, & paroisse du
dédain & de la pruderie. Mais je n’ai pas
voulu dire cela, parce que je ne sçais point
mentir, & que je ne veux pas recourir à la
fausseté pour prouver que je ne suis point fausse.
Oui, Monsieur, j’ai pris autrefois des
sentimens tendres, & les plus tendres qu’on
puisse jamais avoir ; & c’est cet amour que
j’ai eu, ce sont ces sentimens qui m’ont trop
séduite, qui sont cause qu’aujourd’hui l’on peut
me reprocher un air trop froid & trop sévere.
Pour m’excuser il faudroit sçavoir à quel point
j’ai été trompée, avec quelle indignité l’on m’a
forcée à reprendre mon cœur, après avoir tout fait
pour l’enflammer. Mais vous ne sçauriez vous
l’imaginer ; &, à présent que ce cruel
souvenir est presque effacé de ma mémoire, je
pense que c’est un bonheur pour moi d’avoir été si
lâchement trahie, car j’étois née trop sensible,
j’aurois fait peut-être mille extravagances, qui
sont pries que les douleurs, lorsque le temps de
se les reprocher est venu : je me serois trop
égarée, j’aurois trop compté sur un bonheur qui
finit avec la jeunesse, & lorsque
l’âge m’auroit contrainte à mettre la raison à la
place des plaisirs, j’aurois toujours cru que
c’étoit trop tôt, j’y aurois trouvé trop de
difficulté, & j’aurois vieilli ridicule &
peut-être criminelle. Ainsi, Monsieur, je ne me
plains point d’avoir été trompée, j’y ai gagné de
connoître les hommes. Cependant n’imaginez pas que
je les méprise tous ; vous auriez tort de le
croire ; il en est que je distingue ; vous, par
exemple : vous avez une physionomie noble,
intéressante ; des mœurs, des yeux très-touchans,
& qui semblent garantir une ame sensible &
honnête ; vous avez beaucoup d’esprit, & la
tournure en est si naturelle, que la finesse de
vos pensées se cache presque sous la naïveté de
vos expressions ; vous avez mille choses
très-agréables, très-estimables, qui plaisent
& préviennent entiérement en votre faveur,
& c’est parce que j’éprouve cette prévention, qui fait naturellement souhaiter
votre estime, que je suis si sensible à
l’antipathie que vous avez pour moi. Madame, lui
dis-je en prenant un ton plus humain, (car je
commençois non seulement à me rendre, mais même à
être touché) vous me dites des choses
très-flatteuses, avec beaucoup d’autres qui ne le
font pas. Je n’ai point d’antipathie pour vous,
& au contraire ; car ce qui m’a si fort armé
contre le défaut que je vous reprochois, c’étoit
que d’ailleurs vous étiez aimable, &
très-propre à inspirer des sentimens. Mais
oublions, je vous prie, ce qui s’est passé ; je
suis prêt à vous rendre toute la justice que vous
méritez. Ah, Monsieur, reprit-elle, vous ne le
pouvez plus ! La prévention est un hydre toujours
renaissant. . . . Elle est ce que vous dites-là,
lorsqu’on ne veut pas bien la combattre,
poursuivis-je, mais je suis dans une
disposition tout-à-fait contraire ; oui, Madame,
je veux réparer ce que j’ai fait, & je vous
offre pour cela tout ce qui peut dépendre de moi.
Livello 4
Dialogo
Hélas ! me dit-elle
tendrement, que pouvez-vous m’offrir qui répare un
outrage cruel ? . . . Je ne vois qu’un moyen, lui
dis-je, en tombant à ses genoux, c’est de vous
adorer : si vous daignez accepter cette
réparation, je vous jure que vous êtes déja
vengée. Vous voulez badiner ? répondit-elle en
souriant ; mais véritablement si je me sentois
disposée à vous aimer, je ne voudrois rien
rabattre de votre offre, tant je suis encore
irritée contre vous. Me pardonner à ce prix, ne
seroit pas me montrer beaucoup de courroux,
repris-je. Mais, Madame, mettons à part tout
esprit de saillie & de plaisanterie, &
faites-moi la grace de m’écouter. Par tout ce qui
s’est passé entre nous, vous avez pu juger que la vérité étoit sur mes levres ? Plus
sincere que je ne l’ai jamais été, je vous
proteste que je vous aime, que je suis désespéré
des torts que j’ai eus, qu’il est absolument
nécessaire à ma consolation que vous m’aidiez à
les effacer de votre mémoire & de la mienne :
je ne puis vous venger que par mon amour, car il
n’y a que par lui que je puisse valoir quelque
chose ; je vous conjure de ne le pas mépriser.
Livello 4
Dialogo
Ne vous plaignez pas,
me dit-elle, la douleur de votre mépris m’a fait
sentir le prix de votre estime, je veux la mériter
& je craindrois de vous en paroître peu digne,
si je me rendois sans réflexion à des sentimens que vous n’avez pas mérité, qui
fussent écoutés aisément. Ah ! lui dis-je, vous
avez une façon de punir que j’adore. Mon bonheur
surpasse mon espérance, & je n’ai jamais été
si sur d’être aimé, avec si peu d’assurance de
l’être.
Metatestualità
Ici la conversation
commença à languir. Que nous restoit-t-il à nous
dire ?
Livello 4
Dialogo
L’aveu que vous me faites m’enchante, me dit-elle ;
plus vous pouvez vous étonner des effets de ma
passion, plus je dois compter sur la constance de
la vôtre. Ce seroit trop peu pour moi de vous
plaire, de vous toucher ; je veux vous charmer,
vous séduire, vous enchaîner, & l’on
n’enchaîne que par des sentimens extraordinaires.
Faites donc de continuelles réflexions sur le
changement prodigieux qui vous frappe ; vous n’en
sçauriez faire autant que je voudrois ; j’aurai
soin de les perpétuer, de les renouveller sans
cesse, par des preuves encore plus frappantes de
ma passion. Je voulus la remercier par le baiser
le plus tendre. Ne me remerciez pas, me dit-elle ;
en vous aimer, je n’ai pas cedé à ce sentiment
machinal qu’il est si aisé d’inspirer à une
femme ; j’ai vu toute l’importance de l’engagement
que j’allois prendre, tout ce que mes
sentimens exigeroient de vous, tout ce qui pouvoit
me rendre malheureuse, tout ce qu’il me faudroit
trouver pour ne le pas être, & rien ne m’a
arrêté ; j’ai compté sur ma passion, j’ai attendu
d’elle votre tendresse, votre estime, votre
bonheur, votre fidélité ; & quand je vous vois
si tendre, si sincere & si heureux, jugez si
je dois m’applaudir de mon courage & de la
grandeur de mon amour.
Livello 4
Dialogo
Vous a-t-il dit ce que
c’est, lui demanda-t-elle ; non, Madame,
répondit-il du ton le plus respectueux, il ne m’a
rien confié ; mais il m’auroit parlé s’il avoit
osé, car c’est peut-être toute sa ressource, &
je sens qu’il meurt autant de son secret que de
son mal. Madame Bironet interdite ne songeoit pas
à répondre ; son air annonçoit même du dépit,
& mon ami m’a avoué depuis, que de ce moment
il s’étoit apperçu qu’elle me trompoit. Se sentant
encouragé par sa prévention, il ne craignit plus
tant de parler. Madame,
poursuivit-il, vous connoissez mon caractere &
mon respect pour vous ? Mon ami meurt dans le
tournement d’une discrétion trop exacte, je dois
songer à sauver ses jours, & vous devez me
pardonner d’avoir surpris le secret qu’il n’ose
m’apprendre : je suis convaincu qu’il vous adore,
Madame : le temps presse, il n’y a pas un moment à
perdre ; voyez ce que vous voulez faire ; s’il se
tait, il est mort, & il se taira, si vous ne
lui permettez pas de parler.
Livello 4
Dialogo
De la façon dont vous
vous expliquez, Madame, c’est me faire sentir que
ma démarche est inutile, & qu’en insistant je
ne puis que vous déplaire ? Mais, Madame, mon ami sera peut-être mort demain, si je lui
apprends votre réponse ; car puisque je me vois
forcé à me découvrir, je ne puis plus vous laisser
ignorer que c’est par son ordre que je suis ici ;
il attend son arrêt. . . . Comment, Monsieur, il a
osé vous dire ! . . . . Non, Madame, il ne m’a
rien dit, il ne m’a rien appris, mais il souffre
tout ce qu’on peut souffrir ; il vous adore, il
vous perd ; ne m’apprendrez-vous rien vous même !
Sacrifierez-vous sa vie à des préjugés barbares !
Songez, Madame, que je ne sçais que ce que j’ai
deviné ; malgré son désespoir, il n’auroit pas
exigé la démarche que je fais, il y a à peine
consenti : songez encore que vous m’estimez, que
jamais aucune indiscrétion n’a souillé ma bouche,
que vous m’avez connu honnête homme & ami sûr,
dans de moindres occasions. Je ne demande pas
d’ailleurs que vous vous confiez à moi ; chargez-moi seulement d’une lettre, &
vous me rendrez le plus content des hommes ; vous
n’aurez rien fait contre votre gloire, & vous
aurez tout fait pour l’humanité & pour
l’amitié.
Metatestualità
Voici cette
lettre, dont la cruauté de la perfide ma forcé de
garder toujours la copie ; comme un
monument des noirceurs dont une prude est capable.
Livello 4
Lettera/Lettera al direttore
« Le désespoir me
ramene à la vie, Madame ; je vous ai offensée,
& je retrouve mes forces pour m’accuser.
Quoique vous m’ayez jugé bien à la rigueur, je ne
me cherche point d’excuse ; je ferme les yeux sur
ce qui peut me justifier ; je n’examine que ce qui
peut me punir. Dans l’état où je suis, chercher à
souffrir encore, n’est pas prouver médiocrement
que l’on aime, & cependant je sens que je ne
prouve point encore assez, & que j’aime plus
que je ne dis & que je ne souffre. Vous n’avez
pas connu tout mon amour, Madame ; & je ne
dois pas m’en étonner, je ne le connoissois pas
moi-même. Faut-il que ce soit dans ce moment (que
je regarde comme le dernier de ma vie) qu’il me
paroisse tel qu’il est, & qu’il se fasse sentir tout entier ! Il aura du moins
servi à vous venger, & c’est beaucoup pour
moi. . . Je ne suis pas assez content de mon
repentir, pour oser espérer mon pardon ; cependant
il n’y auroit que cette espérance qui pourroit me
soutenir contre les attaques de la mort. Daignez,
Madame, jetter un regard sur moi. Je n’ose vous
rien demander ; mais je vous perds & je
meurs : voyez si je ne suis pas assez malheureux
pour mériter de vous faire pitié. »
Livello 4
Dialogo
Quoi ! m’écriai-je,
est-ce là le prix de tant d’amour ? Est-ce ainsi
que l’on traite ce qu’on a tant aimé ! . . . Ce
qu’on a tant aimé ! me dit mon ami en
m’interrompant ; perdez une erreur funeste ; c’est
une malheureuse : j’ai trop gardé le silence ; il
est temps de parler. Il me rendit alors sa
conversation, sans oublier le moindre mot, &
le sang froid qu’elle avoit conservé pendant tout
le temps. Il eut soin de semer son récit de
réflexions trop légitimes & trop capables de
m’éclairer. Quelle lumiere affreuse passa dans mon
coeur ! De quelle fureur ne me sentis-je pas
enflammé ! Ah ! m’écriai-je, j’ai toujours été sa
dupe, elle ne m’a jamais aimé ; ses transports
n’étoient que pour le plaisir ; c’est une prude
qui cache une. . . . Elle me sçait mourant, elle
n’espere plus rien de ma tendresse,
& elle leve le masque. Mais je vivrai
peut-être assez pour la punir ; que dis-je,
j’espere que sa lâcheté me rendra à la vie. . . .
L’ingrate ! la perfide ! Non, on ne vit jamais
rien d’égal, & je ne la hais point encore
autant qu’elle le mérite.
Livello 4
Dialogo
Qu’avez-vous dû penser
de moi ! me dit-elle ; je parie, quoique vous
paroissiez m’aimer encore, que vous ne m’avez pas
rendu toute la justice que je méritois ? J’ai
pensé, répondis-je, que vous vous
respectiez, & que j’avois agi en étourdi. Il
est vrai que je me respecte beaucoup,
reprit-elle ; de ce côté-là on n’aura jamais de
reproches à me faire ; je crains le public, dont
je regarde le mépris, comme le plus grand malheur
qui puisse arriver à une femme qui sçais rougir.
Mais croyez-vous que ce soit ce sentiment de
gloire & d’amour propre, tout raisonné qu’il
puisse être, qui m’ait retenue ? Ah ! ne le croyez
pas ; j’aurois bravé le public ; je me serois
exposée à toute son inflexibilité, si je n’avois
craint l’indiscrétion de votre ami, & la
trahison du Commissionnaire, que par rapport à
lui. C’est mon mari que j’ai redouté. Vous sçavez
que ma destinée dépend de sa confiance ? Il
m’aime, il m’estime, il me croit la plus fidele de
toutes les femmes ; mais il est naturellement
très-jaloux ; le moinde soupçon me perdroit à jamais. Vous pouviez mourir ; votre ami
pouvoit parler, votre commissionnaire pouvoit être
interrogé, surpris, séduit ; ma réponse pouvoit
être interceptée. . . Ici, je l’interrompis, ne
pouvant plus soutenir le spectacle de sa fausseté.
J’ai pensé tout cela, lui dis-je, & vous
renouvellez mes regrets en m’expliquant vos
raisons : vous n’aviez pas besoin d’excuse &
je vous en prêtois mille ; je ne condamnois que
moi, & je ne me plaignois que de mon affreuse
situation. Cessons de nous occuper du passé. Je
suis trop consolé, & vous êtes trop justifiée
si vous m’aimez toujours ? Ah ! dieux, si je vous
aime ? répondit la perfide : en devez-vous
douter ; vous ne sçauriez vous imaginer tout ce
que j’ai souffert. . . Je m’imagine du moins que
vous avez souffert beaucoup, répondis-je, &
vous n’en sçauriez douter, puisque malgré des
apparences qui pouvoient m’alarmer,
& dans les plus grand chagrin de votre
silence, je n’ai cherché qu’à vous justifier.
1Cela n’est pas si sensible ni si vrai que mon correspondant le pense ; mais il faut pardonner des opinions & des sentimens outrés, à un homme qui a éprouvé des choses extraordinaires.