Un homme de ma connoissance, que tout le monde chérit à cause
de sa bonne humeur, m’apporta hier un petit manuscrit que je me hâte de
transcrire, persuadé qu’il n’y a point d’esprit assez sérieux pour ne
pas lire avec plaisir l’aventure qu’il contient. Il renferme d’ailleurs
une assez bonne leçon pour les prudes, & je ne suis pas faché
d’avoir quelque chose à dire à ces fieres ennemies du genre humain.
Monsieur,
J’ai aimé en ma vie une femme très-singuliere, & qui
méritoit bien d’inspirer une fantaisie.
Cette admirable personne s’appelloit
Il étoit impossible que toutes ces choses échappassent à
Quelque peu de ménagement que mérite l’imposture, je n’en aurois pas tant
dit si je n’avois eu mon objet. Je voulois triompher par la force, &
Le mari fut averti de ce qui se passoit entre sa femme & moi, &
comme c’étoit un très-bon homme, & qu’elle lui imposoit entiérement,
il crut devoir empêcher que son idole ne fût renversée à la face du
public, dont il la croyoit l’oracle. Il commença par me faire beaucoup
d’amitiés, auxquelles je voulus paroître ne faire aucune attention pour
n’être pas arrêté dans le cours de mes idées : car si j’étois devenu
l’ami du mari, je n’aurois plus pu honnêtement me montrer l’antagoniste
de la femme. Voyant que j’allois mon train, il se
Le bon homme plus déconcerté qu’irrité, ne jugea pas à propos de pousser l’aventure jusqu’au roman ; il me quitta sans trop sçavoir ce qu’il me disoit, & je n’en ai plus entendu parler depuis ; mais je pus juger, peu de jours après, de la fidélité avec laquelle il avoit rendu à sa femme notre singuliere conversation.
Nous nous trouvions souvent, elle & moi, dans les mêmes maisons,
comme je l’ai dit : elle avoit donc bien des cela mieux qu’elle, &
souvent c’étoit dans des points incontestables, car je n’épargnois rien
pour la pousser à bout ; & tout ce qu’elle faisoit, tout ce qu’elle
me disoit, étoit accompagné des regards les plus doux, les plus
pénitens. C’étoit pitié de voir la fatique & l’humiliation de cette
ame si fiere ; car à tout cela motus de ma part :
j’étois comme un roc au milieu des flots agités.
Après s’être fait un courage ferme par tous ces préliminaires, elle osa
enfin recourir aux grandes batteries. Elle m’écrivit un billet fort
galant, par lequel elle me prioit de lui faire la
grace de passer chez elle à l’heure que je pourrois donner ;
& notez par parenthese, que ce mot de grace
avoit l’air d’être mis là pour avoir tout sa signification. Elle avoit
quelque chose
Ce billet ne me surprit que jusqu’à un certain point ; mais en revanche
il me flatta beaucoup. Je touchois au moment d’un triomphe dont j’avois
véritablement tout l’honneur. Il n’y avoit point là de dessous de
cartes, ni de caprice momentané : c’étoit par combinaison, par
résolution ferme & directe que la plus auguste dignité descendoit à
la plus humiliante supplication : j’avois dit insolemment, je veux te
soumettre, & l’on répondoit humblement, soit fait comme vous le
commandez. Voilà ce que j’appelle un vrai triomphe, un triomphe
indubitable ; aussi en étois-je très-flatté, comme je l’ai dit : car
quoique jeune,
Mais quittons ce raisonnement pour nous transporter chez
Monsieur
le Spectateur,
pour peu que la
tranquillité & la vie même me soient cheres. Je demande un peu
d’indulgence en faveur d’un motif si bon.
« On avertit les Dames, que, dans le cours de Janvier
& de Fevrier 1759, on délivrera par souscription chez
le Calcul de Jouvence, ou Nouvelle
Arithmétique galante, à l’usage des femmes, où elles
apprendront par une Méthode aussi simple qu’amusante, la
nouvelle maniere de calculer leurs années, par
soustraction. On ne tirera que quarante mille
exemplaires de ce livre. Chaque volume sera composé de comme il faut, ayant appris par le
courrier d’Avignon que cet ouvrage étoit sous presse, se sont
hâtées de souscrire avant cet avis ; on déclare qu’il ne reste
lus qu’environ vingt-six mille souscriptions à remplir. Le sieur
Voici, Monsieur, les pieces que contiendra le premier volume. On
y trouve d’abord une Empire dédicatoire adressée aux Dames. Elle
con-
A l’égard du rouge, dont la Préface touche la nécessité : Qu’il
est joli cet auteur, s’écrie ici la même Dame ! quelle
philosophie, que d’éloquence ! O beautés ! dit cet enchanteur,
vous qui, méconnoissant l’essence de vos charmes, fermez les
yeux sur vos plus chers intérêts, en dédaignant le secours de
l’art, voudrez-vous toujours ignorer que ce fils de la nature
est encore son bienfaicteur ? C’est de lui qu’elle reçoit sa
parure & ses graces . . . Beautés, dit-il, en finissant, vos
traits sont un présent de la nature, mais le teint, les couleurs
qui en font le charme, qui en font la vie, recevez-les des mains
de l’art : il est, & plus durable, & plus brillant que
sa mere.
Voilà, Monsieur le Spectateur, ce que j’avois à vous dire sur
l’Epitre dédicatoire & sur la Préface. On peut assurer,
après la Comtesse, dont je n’ai fait que vous rendre la façon de
penser sur ce livre, que toutes les jolies femmes, toutes celles
d’un certain ton, goûteront infiniment ces deux volumes. Quand à
l’Arithmétique galante, cette Dame m’en parle avec une
discrétion qui ne peut être que fort louable. Elle me arque que
tout y est approfondi ; qu’elle avoit auparavant des
incertitudes sur son âge, mais qu’elle rit aujourd’hui de ses
petits mécomptes passés. Le systême de ce calcul, par
soustraction perpétuelle, lui paroît nettement exposé : mais
comme il est, dit-elle, des femmes qui pourroient ne pas
l’entendre, parce qu’un rien les rebute, on a eu soin de
détailler ce systême dans six cens pa-Beaucoup de rouge, de la parure. Ne soyez visible qu’aux
bougies : forcez d’action & d’enjouement.
Je vous en ai peut-être trop dit, continue la Comtesse ; mais
j’ai compté plus d’une fois sans m’en repentir, sur la
discrétion des hommes ; & vous ne démentirez pas la bonne
opinion que j’ai d’eux. Ce livre est en vérité aussi intéressant
qu’utile. Pour moi, dit-elle en finis-
Adieu, Monsieur le Spectateur, quand j’aurai quelque chose d’aussi bon que ce que vous venez de lire, j’aurai soin de vous en faire part : vous pouvez y compter. »
J’ai l’honneur d’être, &c.
Madame, lui dis-je en prenant un ton plus humain, (car je
commençois non seulement à me rendre, mais même à être touché)
vous me dites des choses très-flatteuses, avec beaucoup d’autres
qui ne le font pas. Je n’ai point d’antipathie pour vous, &
au contraire ; car ce qui m’a si fort armé contre le défaut que
je vous reprochois, c’étoit que d’ailleurs vous étiez aimable,
& très-propre à inspirer des sentimens. Mais oublions, je
vous prie, ce qui s’est passé ; je suis prêt à vous rendre toute
la justice que vous méritez. Ah, Monsieur, reprit-elle, vous ne
le pouvez plus ! La prévention est un hydre toujours
renaissant. . . . Elle est ce que vous dites-là, lorsqu’on ne
veut pas bien la combattre, poursuivis-je, mais je suis dans
En lui parlant ainsi, il lui étoit aisé de voir que cette offre
renfermoit tout ce qu’elle pouvoit souhaiter, & cela mettoit
une si grande vivacité dans ses yeux, elle avoit l’air si
satisfait, si pénétré ; elle paroissoit si embarrassée de la
dignité qu’elle vouloit encore conserver, que toutes ces nuances
lui donnoient je ne sçais quel air moitié libertin, moitié
dévot, qui la rendoit attrayante. Dès ce moment je me trouvai
pris tout de bon. Jusques-là il n’y avoit eu que la vanité
d’effleurée ; je sentis que le coeur étoit attaqué ; &
voyant d’un autre côté ma victoire assurée, je ne cherchai plus
à en reculer la confirmation par un esprit de malice qui étoit
satisfait, & qui seroit devenu méchanceté.
Mes regards lui apprirent donc tout ce qu’elle pouvoit exiger de
moi. Elle voulut me faire expliquer comme ils s’expliquoient
eux-mêmes.
Malgré tout le plaisir que put lui faire cet aveu, soit qu’elle
ne fût pas assez persuadée, soit qu’elle ne me vît pas assez
séduit, elle voulut montrer encore un peu d’irrésolution. Je
m’en plaignis.
Je n’ai jamais vu une femme feindre si bien ce qu’elle ne sentoit
pas. Jugez, Monsieur, combien son rôle étoit difficile. Plus
elle avoit affecté de sévérité, plus la vivacité de ses caresses
devoit frapper mon imagina-
Elle se comporta avec tant d’artifice, que je pris enfin avec la
plus grande passion, la plus grande confiance. Nous passions les
journées ensemble, & je ne la pouvois plus quitter. Si
quelquefois j’étois obligé d’en laisser passer quelqu’une sans
la voir, c’étoit avec tant de peine que je parvenois à l’y faire
consentir, elle l’apprenoit avec tant de douleur, & en me
revoyant, me montroit tant de joie & poussoit de si profonds
soupirs, que j’aurois cru ma probité engagée, en la soupçonnant
& en aimant foiblement.
Dans l’ivresse du bonheur, on dit tout ce qu’on pense ; & comme les réflexions d’un amant sont quelquefois très-folles, sa sincérité est quelquefois très-dangereuse ; mais la mienne ne pouvoit pas l’être ; je ne pouvois rien perdre dans son coeur, car je n’y avois rien fait naître.
Un jour qu’une folie respective m’avoit précipité dans ses bras,
je tombai subitement dans la plus profonde réverie. Surprise
& peut-être choquée de me trouver si différent de moi-même
& de ce que je devois être, elle me demanda le sujet de
cette métamorphose subite. Je rêvois à une chose qui vient de me
frapper, répondis-je, & qui ne peut qu’augmenter infiniment
ma passion. Vous m’adorez, & tous vos sentimens sont l’image
des miens ? Ce que je vous inspire vous apprend ce que je sens ?
Il n’y eut jamais une passion plus égale, plus
Cet aveu parut l’enchanter, tout propre qu’il étoit à la déconcerter : je dis, à la déconcerter, car il étoit à craindre qu’en m’accoutumant au charme de ses caresses, je ne vinsse à y trouver de la prodigalité, & à faire de fâcheuses réflexions. Je n’aurois pas été le premier qu’un bonheur trop étonnant auroit fait remonter à la source de ses plaisirs, & qui, en examinant trop, se fût trouvé sans estime & sans amour.
Je voulus la remercier par le baiser le plus tendre. Ne me
remerciez pas, me dit-elle ; en vous aimer, je n’ai pas cedé à
ce sentiment machinal qu’il est si aisé d’inspirer à une femme ;
j’ai vu toute l’importance de l’engagement que j’allois prendre,
tout ce que
Je vivois donc avec
Je n’aurois pas été sa dupe huit jours de suite, si le plaisir
m’avoit
Je tombai malade dans le fort de
Quelle amante, à la place de
Une réponse aussi dure, pour un homme qui est instruit, révolte
les sens & fait taire toute politesse. Mon ami se
contraignit pourtant, & poursuivit en ces termes avec le
même air de respect.
Il eut beau prier, presser, tourmenter, il ne put jamais rien
obtenir. Quelque chose qu’il pût lui dire de mon état, &
avec quelque circonspection qu’il pût lui faire entendre qu’il
sçavoit qu’elle m’aimoit, elle répondit toujours que j’étois un
imposteur, qu’il étoit affreux pour elle de se voir ainsi
outragée, que je la réduisois à souhaiter ma mort, dans la
crainte de voir augmenter le nombre de mes confidens. Il fut si
impossible à mon ami de lui faire entendre raison, qu’il la
quitta brusquement, ne pouvant plus se contenir, & se
réservant de la confondre lorsqu’il en seroit temps : car il
étoit furieux, & il n’a avoué depuis, que, s’il ne me traita
Je goûtai le conseil de mon ami, & quoiqu’un pressentiment
secret me fît penser que je n’en devois rien espérer, je me fis
néanmoins un plaisir d’écrire. On aime à dire ses douleurs,
& quoique bien souvent on les augmente par-là, on croit
toujours les diminuer : il s’y mêle une certaine douceur que
l’on préféroit au plaisir de les voir finir, s’il falloit les
taire. Je composai ma lettre dans ma tête avant de la dicter.
Malgré la foiblesse de mon cerveau, j’eus plus de peine à
choisir les pensées qu’à les trouver. L’amour qui souffre est
tout plein d’idées. Je souffrois beaucoup, je commençois à
douter de sa tendresse : je ne voulois pourtant pas l’accuser,
je ne voulois que me plaindre du sort, m’accuser moi-même pour
lui faire pitié.
Nous envoyâmes la lettre, sans adresse, par un laquais, dont elle
connoissoit la discrétion. Croira-t-on qu’elle ne fit pas la
moindre réponse ? Elle dit simplement au domestique, qu’elle
étoit fâchée que je fusse si malade, & qu’elle souhaitoit
que je me portasse mieux dans la suite, pour pouvoir me parler
touchant ce que je lui marquois. Ma consternation, en
Cette haine, les conversations de mon ami, & mes exactes réflexions sur la conduite qu’elle avoit toujours tenue avec moi, soit dans le tête-à-tête, soit dans le monde, me donnerent, pour ainsi dire, un sens particulier qui ranima tous les autres. Je me sentis peu à peu renaître, & enfin l’on espéra que je serois bientôt hors d’affaire. Nos passions sont souvent nos meilleurs médecins.
Au bout de trois semaines, je fus en état de sortir. Pendant tout
ce temps, je m’étois fait une violence extrême pour ne pas
écrire, ce qui n’avoit pu qu’affermir beaucoup la