Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "XIII. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\013 (1716), pp. 72-77, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1521 [consulté le: ].


Niveau 1►

XIII. Discours

Citation/Devise► Id arbitror
Adprimè in vitâ esse utile, ne quid nimis,

Ter. Andr. Act. i. Sc. i.

Je croi qu’il n’y n rien de plus utile dans la vie, que de ne donner jamais dans aucune extrêmité. ◀Citation/Devise

Niveau 2► Hétéroportrait► Mon Ami 1 Mr. Honeycomb a grande opinion de lui-même, en ce qu’il se croit fort expert dans ce qu’il apelle la Connoissance des Hommes, qui lui a coûté bien de petits Desastres durant sa Jeunesse. Il prétend du moins que tous les Malheurs qui lui sont arrivez auprès des Femmes, & que toutes les Rencontres qu’il a eu avec les Hommes, font partie de son Education ; & il s’imagine qu’il ne seroit pas ce qu’il est, s’il n’avoit cassé des Vitres, batu les Commissaires du Quartier, donné des Serenades à minuit, pour troubler le repos des honêtes Gens, & dévalisé une Femme débauchée, lors qu’il étoit jeune Garçon. Courir après de telles Avantures, est ce qu’il appelle étudier le Genre Humain ; & cette connoissance de la Ville, qu’il s’est acquise par-là, est ce qu’il nomme la Connoissance du Monde. Il avouë ingenûment qu’il a passé la moitié [73] de sa vie avec un furieux mal de tête, qui le prenoit tous les matins, pour avoir trop étudié les Hommes la nuit, & il se console aujourd’hui de certaines douleurs qui l’affligent de tems en tems, parce que sans cela il n’auroit pas connu les Galanteries du Siècle. C’est ce qu’il prend pour la véritable Science d’un Gentilhomme, & il régarde toutes les autres comme l’objet de celui qu’il apelle un Homme de Lettres, acharné sur les Livres, ou un Philosophe.

C’est pour cela même qu’il brille dans une Compagnie mêlée, où il a quelque-fois la précaution de ne pas sortir de sa sphére, & où son Ignorance réelle ne paroît souvent que feinte. Mais lors que notre Coterie le trouve en défaut, on ne l’épargne point ; & s’il nous insulte par la connoissance qu’il a de la Ville, nous savons bien nous en vanger par celle que nous avons des Livres. ◀Hétéroportrait

Niveau 3► Récit général► La semaine derniere il nous fit voir deux ou trois Lettres, qu’il avoit écrites dans sa Jeunesse à une Dame Coquette. Ses railleries étoient assez bonnes & assez naturelles pour un Homme qui ne connoît que la Ville ; mais, par malheur il y avoit plusieurs Mots qui étoient mal orthographiez. Notre Ami Honeycomb tourna d’abord cela en badinage ; il en rit le premier ; mais lors qu’il se vit poussé de tous côtez l’épée dans les reins, sur tout par notre Avocat du Temple ; il nous dit, avec quelque [74] chaleur, que la Pédanterie ne lui avoit jamais plu dans l’Ortographe, qu’il orthographioit en Gentilhomme, & non pas en Homme de Lettres. Il eut ensuite recours à un ancien Lieu Commun ; se jetta sur la petitesse d’Esprit, l’orgueil & l’ignorance des Pédans & poussa l’Invective si loin, qu’à mon retour au Logis, je ne pus m’empêcher de mettre sur le papier les pensées qui me vinrent à cette occasion, & dont voici la substance. ◀Récit général ◀Niveau 3

Niveau 3► Hétéroportrait► Un Homme qui n’a frequenté que les Bibliothèques, & qui ne sauroit parler d’autre chose, n’est pas d’une conversation fort agréable, & fait ce que nous apellons un Pédant. Mais il me semble qu’on devroit donner plus d’étenduë à ce Titre, & l’apliquer à tous ceux qui, mis hors de leur Profession, ou de leur genre de Vie, n’entendent plus rien, & sont incapables de raisonner sur quoi que ce soit.

Quel Pédant y a-t-il, par exemple, qui aproche d’un homme qui ne connoît que la Ville ? Otez-lui la Comédie, une Liste des Beautez qui sont en vogue, & le recit d’un petit nombre de Maux à la mode, par lesquels il a passé, & tout d’un coup vous le rendez muet. Combien de Gentilshommes bien faits y a-t-il, dont toute la Connoissance est bornée dans l’enceinte de la Cour ? ils vous diront les Noms des principaux Favoris, vous répéteront les bons Mots d’une Personne de qualité, [75] vous soufleront à l’oreille une intrigue qui n’est pas encore devenue publique ; ou, si la Sphère de leurs observations est un peu plus étendue qu’à l’ordinaire, peut-être qu’ils vous raporteront tous les incidens, les tours & les revers survenus dans une Partie d’Ombre. Après avoir poussé jusque-là, ils sont au bout de leur rôle, ils se trouvent à sec, & ils n’ont plus rien à dire. Ne conviendrez-vous pas avec moi que ce sont de véritables Pédans ? Malgre tout cela, ils s’estiment beaucoup & se felicitent de n’être point entachez de la Pédanterie du Collége.

Que dirons-nous du Pédant Militaire, qui, d’un bout de l’année à l’autre, ne parle que de former des Camps, d’assieger des Villes, de faire des Logemens & de donner des Batailles ? Tout ce qu’il dit sent la poudre à Canon ; si vous lui ôtez son Artillerie, vous lui fermez la bouche. On peut mettre aussi en ligne de compte le Pédant en Jurisprudence, qui pose toûjours des Cas, recite tous les Plaidoïers qui se font dans la Salle de Westminster, chicane sur les choses les plus indifferentes de la Vie, & ne convient de quoi que ce soit, non pas même de la distance d’un Lieu à un autre, ou de la Question la plus triviale, qu’à force de Preuves & d’Argumens. Le Pédant en affaires d’Etat est enfoncé dans les Nouvelles jusques au coû, & abîmé dans la Politique. Si vous prononcez le Nom du Roi d’Espagne ou de [76] celui de Pologne, il en cause à perte de vûë ; mais si vous le tirez de la Gazette, il ne sait plus où il en est. En un mot, un simple Courtisan, un simple Soldat, un simple Homme de Lettres, un simple tout ce qu’il vous plaira, est un Caractere pédantesque, insipide & ridicule.

De tous les Pédans que je viens de spécifier, celui qui s’attache aux Livres est le plus suportable : il a du moins l’Esprit cultivé & la tête pleine d’idées, quoi-que confuses ; c’est-à-dire qu’un Homme de bon sens, qui raisonne avec lui, en peut recevoir de belles Ouvertures, qui méritent d’être aprofondies, & qu’il peut tourner à son avantage, quelque inutiles qu’elles soient au premier Possesseur. Entre les Gens de Lettres, les Pédans les plus ridicules sont ceux qui n’ont que fort peu de Sens commun, & qui ont lû quantité de Livres sans goût & sans distinction.

Si d’un côté le Savoir, de même que les Voïages & tous les moïens qu’on emploie pour augmenter nos lumieres, sert à perfectionner l’Esprit, on peut dire de l’autre, qu’il rend un Sot mille fois plus insuportable, en ce qu’il fournit de la matiere à son impertinence, & qu’il lui donne occasion d’être fertile en absurditez.

Les Pédans Critiques & Grammairiens se louënt beaucoup plus les uns les autres que les véritables Savans qui cherchent l’utile & le solide. Si vous lisiez les Eloges qu’ils donnent à l’Editeur de quelque an-[77]cien Poëte ou à celui de leurs Confreres qui a collationné un Manuscrit, vous le prendriez pour la gloire de la République des Lettres, & pour le Phenix de son Siècle, lorsque ses grands éforts se reduisent peut-être à la correction d’une Particule Gréque, ou à la ponctuation exacte d’une Periode entiere. ◀Hétéroportrait ◀Niveau 3

Ils sont obligez à la verité de prodiguer ainsi leur encens, pour maintenir leur crédit ; & il ne faut pas s’etonner si une grande Littérature, qui est incapable de rendre un Homme sage & discret, a une influence naturelle pour le rendre fier & hautain.

L. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Voïez Tom. i. p. 15, &c.