Le Spectateur ou le Socrate moderne: XII. Discours

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XII. Discours

Citazione/Motto

Ex noto sictum carmen fequar, ut sibi quivis Speret idem : sudet multùm, frustràque laboret
Ausus idem : Hor. A. P. 240.

A l’égard de la Pièce, dont il s’agit, je voudrois la fonder sur un sujet connu, & la tourner d’une maniere si naturelle, que chacun s’imaginât en pouvoir faire autant ; mais que quiconque oseroit l’entreprendre n’en put jamais venir à bout, après avoir sué sang & eau.

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Racconto generale

1Mon Ami le Théologien, choqué des Complimens qu’on lui adresse, & qu’il croit n’être dûs à personne, mais que je crois applicables à lui seul, du moins en son absence, fit l’autre jour un beau Discours là-dessus dans notre Societé, où il reconnut que, depuis son institution, il n’y avoit pas entendu faire un seul Compliment. Cette remarque plut à tous les Membres qui, bien persuadez de sa bonne volonté à leur égard, furent convaincus que toutes les assurances d’amitié & de service, qu’on trouve d’ordinaire dans le monde, ne sont pas naturelles, qu’elles ne viennent pas du cœur, & qu’on y prostitue le Langage, qui alors ne signifie rien de ce qu’il exprime, ou que très-peu de chose. A cette occasion, notre venérable Docteur en Théologie nous indiqua deux ou trois Passages, qu’on voit dans les Oeuvres postumes du fameux 2Archevêque de Cantorberi. Je ne sache pas avoir jamais rien lû qui m’ait donné tant de plaisir ; & si Longin mérite des éloges, pour avoir écrit du Sublime en Stile noble & nerveux ; on peut dire que notre Orateur Chrétien parle de la Sincerité, avec une grande franchise, d’un air simple & naturel, sans pompe & sans Rhétorique, & qu’il ne se borne pas à la prêcher aux autres, mais qu’il en fournit lui-même un Exemple. Avec quelle retenue, avec quelle douceur, en quels termes, si convenables à sa Profession, n’expose-t’il pas à nos yeux un Défaut, où la moindre Expression trop forte ou trop vive passeroit pour être piquante & satirique ?
Mais son cœur étoit mieux tourné, & l’Homme de bien l’emportoit de beaucoup sur le bel Esprit, en sorte qu’il pouvoit s’énoncer de cette maniere :

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« Entre une foule d’Exemples, dit-il, qui ne prouvent que trop la corruption du Siècle où nous vivons, le manque de Sincerité n’est pas un des moindres. La Dissimulation & les Complimens sont aujourd’hui si fort à la mode, que les Paroles ne signifient presque plus les Pensées. En effet, si un Homme suit les mouvemens de son cœur, s’il déclare au juste ce qu’il pense, & s’il ne témoigne aux autres plus d’amitié qu’il ne doit, ou qu’il n’en ressent, à peine évitera t-il le blâme d’être mal élevé. Cette ancienne Sincerité Angloise, cette genéreuse Candeur, cette bonne Foi naturelle, qui marque toûjours une véritable Grandeur d’Ame, & qu’on voit toûjours animée d’un Courage intrépide, est presque éteinte au milieu de nous. Il y a long-tems qu’on cherche à nous familiariser avec des Modes étrangeres, & qu’on veut nous assujettir à l’imitation servile de ceux de nos Voisins, qui ne sont pas les meilleurs, & de quelques unes de leurs plus méchantes qualitez. Le Stile de la Conversation est si enflé par de vains Complimens, & si gorgé, pour ainsi dire, d’assurances de respect & d’amitié, qu’un Homme, qui reviendroit au Monde, après en être sorti depuis un ou deux Siècles, auroit besoin d’un Dictionaire pour entendre sa propre Langue, & savoir la juste valeur des Phrases à la mode  :Que dis-je ? il auroit de la peine à croire que toutes ces protestations solemnelles du plus parfait dévouement que l’on se puisse imaginer, fussent à un si vil prix dans le cours ordinaire du monde ; & lors qu’il en seroit instruit, il lui faudroit bien du tems pour y accoûtumer sa Conscience, les adopter d’un air serieux, & païer les autres de la même monnoie. J’avouë qu’on auroit de la peine à décider s’il est plus digne de notre mépris, que de notre compassion d’entendre les assurances de respect & d’une fidélité inviolable que les Hommes se donnent les uns aux autres, presque sans aucun sujet ; quelle estime & quel zéle ils témoignent à un Homme qu’ils n’avoient peut-être jamais vû ; avec quel parfait attachement ils se dévouënt tout d’un coup à son service, & prennent à cœur ses interêts, sans la moindre raison ; quelles obligations infinies ils protestent lui avoir, sans qu’ils en aient reçû aucun bienfait ; de quelle maniere vive ils s’intéressent à tout ce qui le regarde, & s’afligent même de son état, sans la moindre cause. Je sai bien que, pour justifier le vuide & le foible de cette Coûtume, on dit qu’il n’y a point de mal ni de tromperie dans les Complimens, 3puis qu ils sont de la nature de l’Argent monnoïé, qui vaut ce qu’on veut le faire valoir, & que les Hommes s’entendent les uns les autres là-dessus. Cette échapatoire seroit passable, si les Complimens valoient quelque chose ; mais lors qu’on vient à les mettre en ligne de Compte, ce ne sont que des Zeros en chifre. Quoi qu’il en soit, nous avons toûjours sujet de nous plaindre, de ce que la Franchise & la Sincerité ne sont plus à la mode, & de ce que notre Discours n’aboutit qu’au Mensonge ; de ce qu’on a presque perverti l’usage de la Parole, & de ce que les Mots ne signifient plus rien ; de ce que la Conversation de la plûpart des Hommes n’est qu’un Commerce où chacun dissimule ses véritables sentimens ; en sorte qu’un honnête Homme, qui voit le peu de Sincerité qui regne dans le Monde, ne peut qu’être soû de la Vie. »

Metatestualità

Après avoir dépeint le Vice sous des couleurs si méprisables, il le combat d’une maniere invincible, par des pensées si justes & des termes si naïfs, que tout Homme qui les entend s’imagine d’abord qu’il pourroit en être l’Auteur.

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« Si l’aparence, dit-il, d’une certaine chose peut servir à quelque bonne fin, je suis persuadé que la réalité vaut mieux. En effet, pourquoi est-ce qu’un Homme dissimule, ou qu’il veut paroître ce qu’il n’est pas, si ce n’est parce qu’il a une idée avantageuse de la Vertu dont il prétend se couvrir ? Dailleurs, déguiser ou dissimuler, c’est revêtir les aparences de quelque bonne qualité réelle. Mais le plus sûr moien de paroître orné d’un Talent, c’est de le posseder en effet. Ajoûtez à ceci qu’il est souvent aussi difficile de maintenir une fausse Prétention, que d’acquerir un Droit légitime ; qu’il y auroit dix contre un à parier qu’on découvrira l’artifice, & qu’alors toutes les peines qu’on a prises, pour bien cacher son jeu, deviennent inutiles. »

Metatestualità

Dans un autre endroit du même Discours, il fait voir que tout Artifice ne tend, par une suite naturelle, qu’à ruïner les Desseins de celui qui l’emploie.

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« Quelque commodité, ajoûte-t-il, qu’on trouve dans le Mensonge & la Dissimulation, elle passe bien-tôt ; mais l’incommodité qui en resulte est de longue durée, parce qu’un Menteur ou un Dissimulé est toûjours suspect, qu’on ne le croit pas lors qu’il dit la Verité, & qu’on se défie de lui lors même qu’il agit de bonne foi. En un mot, tout Homme, qui n’est plus reconnu pour intègre, a les piez & les poings liez, il est perdu sans ressource, & il n’y a rien qui le puisse rétablir ; la Verité & le Mensonge ne lui sont plus d’aucun usage. » R.

1Voïez Tome i. P.17.

2Le Dr. Tillotson, Tome i. Serm. i. de l’Edition Angloise in 8.

3Verba valent ut Nummi.