Citation: Anonym (Ed.): "XI. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\011 (1716), pp. 60-65, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1519 [last accessed: ].


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XI. Discours

Citation/Motto► Ludus animo debet aliquando dari, Ad cogitandum melior ut redeat tib.

Phæd. L. iii. Fab. xi iv.

Il faut donner quelquefois du relâche à l’esprit & le divertir, afin qu’il soit ensuite plus propre à la méditation. ◀Citation/Motto

Level 2► Metatextuality► Je ne sai si l’on doit apeller la Lettre suivante une Satire sur les Coquettes, ou une Représentation des bizarres qualitez dont elles se piquent, ou si elle mérite un autre Nom ; mais telle qu’elle est, je la donne au Public qui verra bientôt le but de l’Auteur, sans que j’y mêle ni Préface ni Commentaire. ◀Metatextuality

Level 3► Letter/Letter to the editor► Mr. le Spectateur,

Level 4► Satire► « Les Femmes font quelquefois plus de Prouësse avec leurs Eventails, que les Hommes avec leurs Epées : Afin donc qu’elles sâchent bien manier cette Arme, j’ai établi une Academie, pour y dresser les jeunes Demoiselles dans l’Exercice de l’Eventail, suivant les Airs & [61] les Mouvemens qui sont aujourd’hui le plus à la Mode, & qui se pratiquent à la Cour. Les Dames, qui portent les Eventails sous moi, sont rangées en bataille deux fois le jour dans ma grande Sale, où je les instruis à manier leurs Armes, & à faire l’Exercice par l’usage de ces Commandemens  :

Citation/Motto► Préparez, vos Eventails,
Déferlez vos Eventails,
Déchargez vos Eventails,
Mettez bas vos Eventails,
Reprenez vos Eventails,
Agitez vos Eventails.
◀Citation/Motto

Par l’exacte observation de ce petit nombre de Commandemens simples, une Femme d’un Esprit médiocre, qui s’apliquera, avec quelque soin, à cet Exercice l’espace de six Mois, pourra donner à son Eventail toutes les graces & les beaux airs, dont cette petite Machine à la Mode peut être capable.

Mais afin que mes Lecteurs, se puissent former une juste idée de cet Exercice, qu’il me soit permis de l’expliquer ici dans toutes ses parties. Lors que mon Regiment de Filles ou de Femmes est rangé en Bataille, & que chacune a son Arme à la main, aussitôt que je leur adresse le Commandement de préparer leurs Eventails, chacune secouë le sien [62] contre moi avec un souris, en donne un coup sur 1’épaule de celle qui est à sa droite touche ses lèvres du bout de son Eventail, laisse tomber ses armes d’un air negligé, & se tient prête à recevoir un autre Commandement. Tout ceci s’execute avec l’Eventail fermé, & l’on n’y employe d’ordinaire qu’une Semaine pour le bien aprendre.

Le second Mouvement est celui par lequel chacune déferle son Eventail, où l’on observe plusieurs petites vibrations, des ouvertures qui se font par degrez & de propos deliberé, avec nombre de séparations volontaires causées dans l’Eventail même, & qui ne s’aprenent guéres que dans l’espace d’un Mois. Cette partie de l’Exercice est plus agréable qu’aucune autre aux Spectateurs, en ce qu’elle découvre tout d’un coup un nombre infini de petits Amours, de Guirlandes, d’Autels, d’Oiseaux, de Bêtes, d’Arcs-en-Ciel, & d’autres jolies Figures, qui se déploient à la vûë, pendant que chaque Personne du Regiment a un Tableau à la main.

Lors que je donne le Commandement, Déchargez vos Eventails, elles font un Claquement genéral qu’on peut entendre de fort loin si le vent est favorable. C’est une des parties les plus difficiles de tout l’Exercice ; mais j’ai plusieurs Dames sous moi, qui, dès leur entrée à mon Ecôle, ne savoient pas lâ-[63]cher un coup d’Eventail, qu’on pût entendre d’un bout de la chambre à l’autre, & qui peuvent décharger aujourd’hui leurs Eventails d’une telle maniere, qu’ils font autant de bruit qu’un coup de Pistolet de poche. Afin même que les jeunes Dames ne lâchent pas mal a propos leurs coups d’Eventail, ni dans les Lieux où il n’est pas de la bienseance, je leur montre à quel sujet ce bruit peut être de saison. D’ailleurs, j’ai imaginé une espèce d’Eventail, avec lequel une jeune Fille de seize ans par le moïen d’un peu d’air qui est enfermé sous un des plus larges bâtons, peut faire autant de bruit qu’une Femme de cinquante ans avec un Eventail ordinaire.

Après que les Eventails sont ainsi déchargez, le Commandement qui vient ensuite est, Mettez bas vos Eventails. J’enseigne ici aux Dames à quitter leurs Eventails de bonne grace, lors qu’elles s’en débarassent pour prendre un Jeu de Cartes, rajuster un Favori, remettre une Epingle qui se detachoit ou s’apliquer à quelque autre chose de cette importance. Comme il ne s’agit en cette occasion que de jetter un Eventail, d’une maniere polie, sur une longue Table qui est destinée à cet usage, on peut aprendre cette partie de l’Exercice en deux jours aussi bien que si l’on y emploïoit une Année.

[64] Mon Regiment Féminin n’est pas plûtôt desarmé, que je les oblige de faire quelques rondes autour de la Chambre ; & d’abord que je leur crie, Reprenez vos Eventails, à l’exemple des Dames qui regardent leurs Montres après une longue visite, elles courent en foule à leurs Armes, les prenent à la hâte, & chacune se remet à sa place du mieux qu’elle peut. Cette partie de l’Exercice n’est pas dificile, pourvû qu’une Femme y aplique bien son Esprit.

L’Agitation de l’Eventail, est la derniere partie & le Chef-d’œuvre de tout l’Exercice ; mais si une Femme emploie bien son tems, elle peut y être habile dans l’espace de trois Mois. Je ne l’enseigne que durant les Jours Caniculaires & les grandes Chaleurs de l’Eté, parce que je n’ai pas plûtôt dit, Agitez vos Eventails, que l’Air est rempli d’agréables Zephirs, qui rafraîchissent beaucoup, & qui, en toute autre Saison de l’Année, pourroient être dangereux pour les Dames d’une constitution délicate.

Il y a une varieté infinie de Mouvemens à observer dans l’Agitation de l’Eventail : Il y a l’Agitation fâchée, l’Agitation modeste, l’Agitation craintive, l’Agitation consuse, l’Agitation enjouée, & l’Agitation amoureuse. En un mot, à peine y a-t-il aucune Emotion dans l’Esprit, qui n’excite une Agitation con-[65]venable dans l’Eventail ; de sorte que je n’ai pas plûtôt vû celui d’une Dame disciplinée, que je connois d’abord si elle est de bonne humeur, si elle fait la mine, ou si elle rougit. J’ai vû quelquefois un Eventail si chagrin, qu’il y auroit eu du danger pour l’Amant qui l’avoit irrité de se trouver à la portée du Vent qu’il excitoit ; & d’autres fois je l’ai vû si languissant, que j’ai été ravi, pour l’amour de la Dame, que l’Amant s’en trouvât assez éloigné. Il est presque inutile d’ajoûter ici qu’un Eventail est ou Prude ou Coquet, suivant le Naturel ici de la Personne qui le porte. Vous saurez enfin qu’après de longues Observations, j’ai composé, en faveur de mes Ecolieres, un petit Traité, qui a pour Titre, Les Passions de l’Eventail ; & je vous le communiquerai, si vous croïez qu’il puisse être de quelque usage au Public. Du reste, je ferai Jeudi prochain une Revûë genérale, où vous serez le très-bien venu, s’il vous plaît de l’honorer de votre présence. Je suis &c.

P. S. J’enseigne aux jeunes Messieurs l’Art de faire la Cour à un Eventail ; & pour éviter la dépense, j’ai nombre de petits Eventails simples, qui sont destinez à cet usage. » ◀Satire ◀Level 4

L. ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1