Le Spectateur ou le Socrate moderne: IX. Discours

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IX. Discours

Citazione/Motto

Nil ego contuierim jucundo fanus amico.

Hor. L. i. Sat. v. 44.

Il n’y n rien, à mon sens, de comparable à un Ami qui est de belle humeur.

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Un Homme avancé en âge, qui reflechit sur sa vie passee, & qui ne compte que le tems où il a vêcu dans la satisfaction & la joie, à l’exclusion de toutes les heures desagréables, ou auxquelles il n’a goûté aucun plaisir, ne peut que se trouver fort jeune, si ce n’est pas même dans l’Enfance. Les Maladies, la mauvaise Humeur & l’Oisiveté lui auront volé une bonne partie de cet espace que nous appellons ordinairement notre vie. Il est donc du devoir de tout Homme, qui cherche son véritable intérêt, de prendre plaisir à tout, s’il lui est possible, & d’augmenter la satisfaction intérieure de son cœur. Au lieu de cela, à peine voit-on un Homme, dont l’inquiétude n’augmente, à mesure qu’il a plus d’expérience du Monde. Une Délicatesse afectée est le progrès ordinaire de ceux qui prétendent à plus de rafinement que les autres. Ils n’aspirent pas aux vrais plaisirs de la Vie ; mais ils tournent leur Esprit à critiquer les faux plaisirs du reste des Hommes. Ce sont des Valetudinaires dans la Societé, & ils devraient aussi peu se trouver en Compagnie, qu’un Malade s’expose au grand air : Si un Homme est trop foible pour soutenir ce qui sert de rafraîchissement à ceux qui se portent bien, il doit toujours garder sa Chambre.

Eteroritratto

Lors que le Chevalier Coverly reçoit la visite de quelqu’un qui se plaint d’être un peu malade, il lui fait d’abord venir du 1Posset ; c’est pour cela même que ces sortes de Gens, qui se plaignent toute autre part de leur mauvaise constitution, se trouvent de la meilleure humeur du Monde en sa présence.
Il est fort étrange que tant de Personnes, qui ne manquent pas de bon sens, entretiennent la Compagnie de leurs peines & de leurs maux, & qu’ils s’imaginent qu’un pareil récit leur doit tenir lieu de conversation. C’est la plus miserable de toutes les ressources, & il faut qu’un Homme ne pense point du tout, ou qu’il se croie bien peu de chose, lors qu’après avoir parlé de son mal de tête, un autre lui demande quelles nouvelles il y a par la derniere Poste ? La bonne Humeur nous devroit suivre par tout où nous allons, & il ne faudroit jamais ouvrir la bouche sur ce qui nous regarde, à moins que ce ne fût un sujet de joie pour nos Amis : Mais il y a une foule de Gens qui ne s’embarassent pas de plaire aux autres ni à eux-mêmes, & qui vivent dans une sote indolence à cet égard. Triste & fâcheux état, qui semble tenir un milieu entre le Plaisir & la Peine, & qui est indigne de tous les Périodes de notre Vie, après que nous sommes sortis des bras de la Nourrice. Une aversion de cette nature pour le travail cause une lassitude continuelle, & ne peut que rendre la Vie même un fardeau insuportable. L’Indolent renonce à la dignité de son Etre, & de raisonnable qu’il étoit, il se borne à la seule vegetation : Sa vie ne consiste que dans l’accroissement ou le déclin d’un Corps, qui, à l’égard du reste du monde, pourrait aussi bien n’avoir été qu’une Ample Machine, que la Demeure d’un Esprit immortel.

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Esempio

La vie, que M. Henri Tersett & son Epouse menent, est de ce genre. Lors qu’il étoit jeune Homme, on l’auroit pris pour un de ces petits Maîtres, qui ont beaucoup de vivacité & peu de bon sens. Mademoiselle Rebecca Quickly, qu’il épousa, avoit tout ce que le feu de la Jeunesse & des manieres enjouées peuvent donner pour rendre une Fille agréable. Ces deux Personnes d’un Mérite apparent tomberent dans les bras l’une de l’autre ; mais lorsque la Passion fut satisfaite, la Raison ou le bon Sens ne vint pas à leur secours : de sorte que leur Vie est aujourd’hui en échec ; leurs repas sont insipides & ils s’ennuient ensemble ; Si leur Fortune les met au-dessus des soins de la Vie, on peut dire que leur manque de Goût les met au-dessous du Plaisir.
Lors que je traite de cette maniere ceux qui sont ingenieux à se tourmenter, ou qui passent leur Vie dans l’inaction, je ne prétends pas que, pour vivre, il faille se trouver toûjours dans des Compagnies qui ne respirent que la joie, & se couronner de Guirlandes, à l’exemple des anciens Débauchez ; mais puisque l’Indolence & la trop grande Délicatesse sont Ennemies de tout Plaisir, je voudrois qu’on tâchât de se former une certaine Disposition qui nous fît prendre quelque agréable intérêt à tout ce qui frape nos yeux ou nos oreilles. Cette Qualité portative, je veux dire la bonne Humeur, assaisonne si bien toutes les circonstances de la Vie, qu’il ne s’en perd pas un seul moment, & qu’ils nous donnent tous une si grande satisfaction, que le Tems même, le plus pesant de tous les fardeaux, lors qu’il en est un, ne nous est jamais à charge. Varilllas possède ce talent au suprême degré, & le communique par tout où il se trouve : Le Gai, le Triste, le Sevére & le Mélancolique éclatent de joie d’abord qu’il est avec eux. D’ailleurs il n’a jamais rien dit qui mérite la repetition, mais il est d’un si bon Naturel, que tout le monde se fait un vrai plaisir de le voir, parce que chacun est assûré d’être bien venu auprès de lui. Il ne semble pas contribuer à la joie de la Compagnie, quoi qu’il en soit l’unique source. Quelqu’un a dit fort plaisamment, que si Varillas avoit de l’Esprit, ce seroit le meilleur Esprit qu’il y eût au Monde. Il est certain qu’une Humeur douce & afable, soutenue par des manieres honêtes, & d’une Imagination vive & bien reglée, est un des plus beaux Présens de la Nature, & fait un des plus grands Plaisirs de la Vie. On iroit en Compagnie avec dix fois plus de satisfaction, si l’on étoit assûré de n’y rien entendre de choquant, ou qui ne fût agréable. Lors que nous savons que celui qui parle n’a point de malice, & que les Personnes & les choses nous sont representées dans leur plus beau jour, le Festin ne peut être que délicat, parce que le Cuisinier n’aprête aucun Mets qui ne soit excellent en son espèce. Les belles Peintures font l’Entretien des bons Esprits, & les diformes celui des impurs. Lors qu’on jouït d’une Conversation où il n’y a rien que d’exquis, c’est aprocher de la Vie des Anges ; mais lors qu’on n’y entend rien qui ne soit dépravé, c’est faire un pas vers celle des Démons. T.

1C’est un Breuvage à l’Angloise, où il entre du Vin sec, de la Crème, de la Muscade, des œufs bien batus & du Sucre.