Monsieur ,
Je roule depuis quelque temps
un projet dans ma tête, qui pourroit être utile à quelques
honnêtes gens, & à ceux même dont le ridicule me l’a fait imaginer. J’ai
été tenté plusieurs fois de le faire imprimer, mais j’ai tant vu déjà que la
raison ne sçauroit aller toute seule à son but, & que les meilleurs
projets sont inutiles sans les prôneurs & la cabale, que cette réflexion
m’a toujours retenu. Mais aujourd’hui, que nous avons un Spectateur, je sens renaître mon courage, & le patriotisme
pour moi ne peut plus être un écueil.
Un Spectateur est un homme, qui pouvant nous dire tout ce qu’il pense, doit
nous persuader beaucoup de choses.
Ainsi mon projet pourra avoir tout le succès que j’en ose espérer, si vous
daignez y mettre la derniere main par une recommendation de trois ou quatre
lignes. Le voici, Monsieur, tel que je l’ai conçu. . . . .
Mes affaires m’obligent quelquefois de
prendre mes repas dans les différentes auberges de paris, & je ne
sçaurois vous dire combien j’y souffre de toutes façons.
Premiérement, chacun y dévore ; & il n’y point d’endroit sur la terre où
les instans soient plus rapides. Chaque plat occasionne un combat où
l’agilité triomphe. Il ne faut pas oublier un moment, si l’on a faim, qu’on
est en présence de l’ennemi ; la moindre distraction causeroit la ruine de
l’estomac. J’éprouve quelquefois ce que je vous dis là. Quand je me trouve
placé à côté d’un parleur, j’écoute par force ou par politesse, cela emporte
quelques minutes, je reviens à mon assiete, je demande d’un mets ou d’un
autre, mais tout est englouti. & j’ai dîné. Secondement, on n’y débite
que de très-vieilles nouvelles ; gazettes d’ailleurs toujours tronquées,
& sur lesquelles la livrée, qui lit aujourd’hui, comme vous sçavez,
s’est endormie déjà plus d’une fois. Le sérieux y domine & y exclut tous
les bons tons : il ne faudroit pas s’aviser d’y montrer le bel
esprit ou la bagatelle ; ils seroient assommés à la porte, par le génie
lourd à qui la garde en est confiée. Cependant on y ouvre quelquefois le
chapitre des brochures & des spectacles ; mais c’est là le moment
terrible. Pour ces Messieurs, tout homme de lettres n’est qu’un auteur, & tout auteur n’est qu’un faquin. Le mot
parasite est leur terme familier. Ils ne peuvent
pas souffrir qu’un homme écrive pour vivre. On pourroit leur dire, vous le
justifiez ; vous mangez de si bon appétit que vous devriez pardonner à un
être fait comme vous d’avoir un estomac. Quant à la nouvelle piece, ils
l’ont vue : elle a été applaudie, mais il y a une scene qui languit, ou une
situation qui ressemble, & cela leur paroît affreux ; pour vingt fois,
ils s’attendoient à voir un chef-d’œuvre. Parlons des acteurs ; mais, non,
parlons des actrices ; c’est leur sort, & la digestion va leur four-nir des éloges énergiques. Les souveraines n’y auront aucune
part. ce sont des divinités qu’ils ne voient que dans leur gloire, &
malgré leurs nombreuses foiblesses, que les oui-dire ont fait parvenir
jusqu’à eux, ils n’en parlent qu’en les nommant, tant ils sont éblouis. Mais
les nymphes ? Ah ! les nymphes sont à tout le monde, & on peut les
envisager sans se méconnoître. On a proposé à l’un un soupé avec deux des
plus jolies, mais il a trouvé que dix louis & un repentir étoient une
usure, & il abhorre les Juifs. Un autre a connu la petite** quand elle
avoit quinze ans, & alors elle étoit encore passable. Un troisieme les
auroit toutes sans payer, mais il les trouve encore
trop génantes. . . . Ces expressions sont galantes, ces propos sont légers,
& voilà un changement de décoration. La digestion, Monsieur, . . . .
elle est l’ame de la société & les nymphes triomphent par elle, comme
vous voyez. . .
Pour ne vous ennuyer j’abandonnerai ici
les crayons, mais je vous ai annoncé un projet, le voici. Ces vieilles
nouvelles que ces Messieurs débitent ont deux inconvéniens, auxquels on ne
sçauroit trop remédier. Elles sont cause qu’on s’ennuye avec eux, &
qu’ils s’ennuyent eux-mêmes dans le monde où l’on ne parle jamais de la
veille, & où pas conséquent ils sentent qu’ils n’ont rien à dire. Pour
les corriger à cet égard, & leur rendre service, je voudrois qu’un homme
d’esprit fût préposé pour écrire tous les jours les nouvelles courantes,
& que les maîtres des auberges fussent obligés de pensionner un homme
pour lire au repas du matin cette gazette en pleine table, entre l’entremets
& le dessert. Vous sentez, Monsieur, le bien qui en proviendroit.
J’étois l’autre jour si excédé d’un diné que je venois de faire à l’hôtel de
***, que je rentrai chez moi pour tracer un modele, je le joins ici afin que vous puissiez mieux juger de l’excellence de mon
idée.
Messieurs,
Adam
est mort, ses descendans ont vécu. Laissons des cendres éteintes, dans le
néant qui les engloutit. Occupons-nous de l’instant : si l’on meurt sans
avoir vécu, c’est pour s’être trop occupé du passé.
( Ce formulaire initial seroit répété à chaque gazette particuliere ; après
cela, on passeroit aux nouvelles. )
Madame de** soupa hier à Madrid, & n’a pas fermé l’œil de toute la nuit
pour être revenue dans le carosse du Chevalier de***, où les femmes sont
toujours fatiguées.
On doit juger demain le procès de M. le** de**, & il le perdra. . . Parce
que. . . ( je mets ici des points, la chose étant à
présent sçue de tout le monde. ) On a mis ce matin en vente un
nouveau roman de l’auteur de**, & l’on pense déjà à une
nouvelle édition, parce qu’il a été porté d’abord à douze livres.
On a trouvé ce matin sur le Pont Neuf une lettre écrite à un usurier, &
perdue apparemment par un laquais. On pense qu’elle est de la petite**,
parce qu’il y a écrit, demain je vous enverrai mes
diamans, & vous remettrez cinquante mille écus. On pense encore
que c’est pour placer qu’elle emprunte, car elle ne donne pas.
Demain Mademoiselle** débutera au théâtre de*******, & elle sera fort
applaudie, parce qu’elle n’a pas pu encore être corrompue.
Un nouveau prédicateur prêchera demain dans l’église des***, & les
chaises seront à douze fois, parce que c’est un homme qui débite fort bien.
&c. &c. &c. &c.
Je crois le projet de mon correspondant
fort bon, & j’ai parcouru, avec plaisir, le plan qu’il m’a envoyé. Mais
je crois qu’en général il a le malheur de s’exagérer ce
qu’il voit, & ce qu’il condamne. Si les tables d’auberge sont livrées à
des hommes tels que ceux qu’il nous représente, elles sont également
fréquentées par des esprits aimables & des être <sic> polis ;
& il me semble qu’à cet égard le beau monde n’est guere mieux partagé
que les auberges. Depuis que j’ai commencé à écrire mes feuilles je vais
partout, & partout je vois que le plus & le moins font, pour mille
choses, toute la différence de ce qu’on appelle la bonne compagnie, & de
ce qu’il appelle la mauvaise.
J’ai annoncé une aventure plaisante que
mon coadjuteur m’a promise. Je viens de la recevoir, & je l’ai lue ;
mais elle ne m’a paru plaisante que par le fonds. La lettre qui la précede
l’est beaucoup davantage.
« Comédie pure que ce monde, mon cher ami ! Rions de voir tant de masques. Masques pour les
sots, car l’homme d’esprit n’est plus dupe de rien. Un mari qui meurt
d’amour pour sa femme, & qui mourroit de honte de le dire ! Ah,
Messieurs nos peres ! vous étiez d’honnêtes gens de n’avoir de l’amour que
pour vos femmes, & de voix que pour le publier. . . . Ne prenez pourtant
pas ceci à la lettre. Je crois qu’alors comme aujourd’hui on voltigeoit
volontiers sur le terrein d’autrui. Mais alors du moins le mari trompé
n’étoit pas faquin, & le mari amoureux n’étoit pas hypocrite, & ces
deux vices de plus dans nos mœurs, ont bien contribué à nous ravaler. Quoi
qu’il en soit, voici l’aventure d’un de ces hypocrites. Je suis obligé de
vous conter cela sérieusement : car il y a des ridicules si sots qu’ils me
font même perdre l’esprit d’en rire. Mais je tacherai de n’être pas long. »
La semaine passéé Cliton,
qui est un homme de bon sens & très considéré, vit Araminte
dans une maison où il alloit rarement.
Araminte est une de ces femmes auxquelles on donne son cœur
si naturellement, qu’on ne réfléchit aux sentimens qu’elles font naître, que
pour s’y livrer.
Cliton fut si touché de sa beauté qu’il ne lui laissa pas
ignorer sa conquête. Il trouva dans Araminte une disposition marquée à
recevoir ses soins.
Un bonheur encore si peu acheté, ne lui fit faire aucune réflexion
désagréable. La physionomie d’Araminte, pleine de noblesse &
de douceur, la défendoit contre toute impression désavantageuse, & ce
qui eût paru facilité dans un autre n’étoit regardé que comme un charme de
plus en elle.
Lorsqu’elle sortit, il ne s’étoit encore que foiblement expliqué ; mais il avoit été écouté, & par là il jugeoit avoit été entendu
avec plaisir. Il lui donna la main, & en la quittant, il lui demanda son
aveu pour la voix chez elle. Il l’obtint, & le lendemain son premier
soin fut d’en profiter.
Il lui parla de sa passion avec toute l’ardeur que la sécurité donne.
Araminte ne promit rien, mais il se croyoit aimé, & il
crut avoir tout obtenu. Rentré chez lui, on lui annonça le mari d’Araminte. Il courut au-devant de lui. L’extrême amour confond
l’objet aimé avec tout ce qui lui est relatif.
Vous devez être étonné, lui dit Saint-Isle, de recevoir si tard
la visite d’un homme qui vous est presque inconnu. Je voulois différer
jusqu’à demain ; ma juste impatience ne me l’a pas permis. Dans la situation
où je me trouve, un moment perdu ne se retrouve plus. . . . . Sans doute, je
peux vous rendre quelque service, répon-dit Cliton :
si cela est, vous trahiriez ma propre impatience en combattant la
vôtre. . . .Sans avoir jamais eu de relation avec vous, reprit Saint-Isle, votre caractere m’est connu ; je sçais que vous
aimez à obliger : j’avois besoin de la confiance que l’on doit prendre en
vous ; sans cela, je n’aurois jamais pu me résoudre à la démarche que je
fais aujourd’hui. Je sçais, continua-t-il, que vous aimez ma femme ; vous
l’avez vue hier pour la premiere fois, & votre cœur s’est donné à elle.
Je sçais de plus, qu’elle a contribué à ces mouvemens de passion par une
sorte de plaisir qu’elle a paru prendre à en écouter les sermens. Je viens à
ce sujet vous demander une grace & vous donner un conseil. Vous croyez
ma femme disposée à vous aimer ? Vous vous trompez, elle ne peut aimer que
moi : elle n’a paru vous écouter avec plaisir, que parce qu’elle étoit
irritée contre un époux indigne d’elle. Elle n’a pas sçu ce
qu’elle faisoit, peut-être même n’a-t-elle voulu que paroître s’attacher à
quelqu’un pour me donner de la jalousie. Si je lui reprochois son
étourderie, & qu’elle pût la sentir, elle en seroit honteuse,
désespérée, & elle ne voudroit jamais vous revoir. Ce feroit donc vous
préparer des chagrins que vous livrer à vos sentimens ; demain elle ne
verroit qu’avec désespoir l’humiliante erreur où ils l’ont entraînée :
indépendamment de ce que, maître de son sort & de ses démarches, je la
ferois pour jamais disparoître de ces lieux, si je pouvois la soupçonner de
la plus légere foiblesse. Voilà, Monsieur, continua-t-il, ce que j’ai dû
vous dire par rapport à vous. Pour ce qui me regarde, je vous avoue qu’il en
coûte beaucoup à mes sentimens de m’expliquer avec la même sincérité. Soit
erreur, soit raison, j’ai attaché une gloire au secret que je vous confie,
& il me semble que me trahir, c’est me dégrader. Vous avez
peut-être jugé de moi sur les apparences & sur le bruit public ? Vous me
jugerez mieux sur ce que je vais vous apprendre. Mis de trop bonne heure
dans le monde, j’en ai pris les travers ; j’adore Araminte, mais la
satuité a réglé qu’il seroit honteux d’aimer sa femme, & je rougirois de
paroître aimer la mienne. Toutes les preuves d’infidélité que je lui donne,
ont leur source dans la crainte d’être démasqué. Le monde est plein de gens
qui cherchent à lire dans notre ame pour nous trouver des ridicules : la
terreur que me cause leur fatale curiosité, me fait sans cesse former de
nouvelles intrigues ; mais au milieu de ce tumulte qu’on croit que j’adore,
mon cœur se plaint amérement ; j’en entends le murmure avec douleur, je
maudis le nom que je porte qui me réduit à une dissimulation affreuse ; je
ne suis soutenu que par la vertu de ma femme : si j’étois
moins sûr de la tendresse, je crois que ne pouvant me résoudre À me donner
un travers, je me serois déjà percé le cœur à ses pieds, en lui jurant pour
la premiere fois que je l’aime. Jugez de ce que j’ai dû souffrir lorsque
j’ai appris par un témoin fidele qui la suit partout, que vous l’aimiez
& que vous cherchiez à vous en faire aimer ? On a beau être persuadé de
la vertu de l’objet qu’on aime, on n’est plus tranquille, lorsqu’on a le
remords de lui avoir manqué. Je n’aurois pas craint un fat, mais Araminte qui a des sentimens vertueux, est faite pour être
vaincue par eux. C’est cette réflexion trop juste & trop accablante qui
m’amene chez vous. Vous êtes honnête homme, Monsieur, & je crois que
vous sentirez ma situation.
Saint-Isle se tut. Le conseil que vous me donnez, lui dit
Cliton, obtient ma reconnoissance ; mais l’aveu que vous me
faites, corrompt la satisfaction que je vais goûter à vous
obliger. Quoi, Monsieur, vous aimez Araminte, & vous rougiriez de
paroître l’aimer ? Quelle étonnante contradiction entre les sentimens &
les idées ? Eh ! quel est donc le prix, dont ce monde, auquel vous vous
immolez, paye le sacrifice que vous lui faites ! Le pénible & vain
honneur d’être cité peut-il vous flatter assez pour emporter la préférence
sur le plus doux plaisir de la vie ? Sans examiner le principe d’une gloire
qui ne cesse d’être stérile, que parce que tôt ou tard elle produit des
regrets : songez du moins qu’au milieu de ce tumulte, qui assourdit plus
qu’il ne flatte, votre ame a des tourmens & n’a point de plaisirs. On ne
peut être heureux, que par les sentimens d’un cœur rempli : le vôtre
tourmenté par l’amour, n’en connoît que les injustices, & n’en éprouve
que les douleurs. Je sçais qu’il est des ridicules brillans, qui par l’éclat
qu’ils répandent. Se na-turalisent presque d’eux-mêmes dans
l’empire de la raison. Mais celui-ci n’est pas de ce genre ; il n’est même
pas un ridicule ; il est plus que cela. Tout ce qui fait le malheur d’un
cœur justement enflammé, est un crime dans celui qui s’en fait un amusement.
Mais un objet plus frappant me fournit des réflexions plus victorieuses.
Vous aimez votre femme ; son changement, dites-vous, seroit l’arrêt de votre
mort. Si vous sentez ce que vous souffririez à la voir infidele, pourquoi
vous privez-vous de son amour ! A quelles douleurs ne vous exposez-vous
pas ! Eh, pour quelle gloire ! Mais je me trompe & je m’explique mal.
Vous avez déjà toutes les douleurs que vous croyez braver. Vous êtes la
victime d’une coupable séduction, & vous n’en êtes pas la dupe. Une
foible illusion vous entraîne, une lumiere affreuse vous éclaire ; vous
achetez un peu de fumée par des combats cruels, & vous vous efforcez d’être injuste sans avoir même la ressource de l’erreur. Il
faut, Monsieur, oser apprécier les suffrages d’un monde méprisable ; les
comparer aux charmes d’une tendresse heureuse ; revenir à votre femme,
l’aimer, le lui dire, mépriser. . . .Cela ne se peut point, répondit
Saint-Isle, croyant penser ce qu’il disoit ; il faudroit que
je me sauvasse dans mes terres, & ni mon rang, ni la haute fortune que
j’attends, ne me permettent une pareille foiblesse. Monsieur, reprit
séchement Cliton, le conseil que je vous donne est le seul qu’un homme
d’honneur doive vous donner, & vous devez le suivre. Si vous vous
refusez aux avantages que vous y trouveriez, j’oublie que vous m’avez parlé,
& demain je suis aux genoux de votre femme.
Une si terrible menace, faite à un homme déjà jaloux, fixa son irrésolution.
C’en est trop, lui dit-il, suspendez vos menaces ; elles sont inutiles au succès de vos vœux ; vous m’avez éclairé par vos sages
discours, & je me rends à la persuasion non moins qu’à l’amour. . . .
« Avouez, mon cher ami, qu’il faut bien
des façons pour faire rentrer un homme dans le chemin de la nature. Je vois
une énorme barriere qui en ferme l’entrée, & une pépiniere de sentiers
qui en détournent. O fatuité ! . . . .je ne sçais pas où notre siecle ira
aboutir, mais pour bien des choses, il me semble presque arrivé à un terme
fatal, après lequel il n’y a plus que la décadence . . . . Je continue
toujours mes recherches. La peine n’est pas grande ; la futilité de ma
séconde nation va si bien en croissant, que je n’aurai bientôt plus qu’à
choisir entre l’impertinence & le ridicule. »
Il me semble que mon cher correspondant devient sérieux. Je crains de lui avoir donné un emploi qui nuise à sa félicité. Quand le
sérieux est dans le caractere, il ne nuit point ; on trouve en soi de quoi
fournir aisément la somme de réflexions, de murmures, de gémissemens que la
nature a exigée de nous en nous formant. Mais quand il est l’ouvrage des
circonstances & du rolle dont on se trouve chargé, il devient très
nuisible, & presque toujours nous mene à l’injustice par l’exagération.
Cette métamorphose, dans mon ami, est naturelle, & pour son bonheur
j’aurois dû la prévoir & la craindre : j’aurois dû penser qu’un homme
qui est né pour rire de tout, n’est pas fait pour rien approfondir ; qu’un
examen est un acte très-sérieux auprès d’un simple coup d’œil, & qu’il
est tout simple qu’insensiblement nous prenions le caractere de nos
fonctions. Cette réflexion ne sera point inutile à l’homme aimable qui me la
fournit. Je l’avertirai du tort que sa complai-sance lui a
fait, j’exigerai qu’il se contente de peindre à l’avenir, & qu’il
regarde la réflexion comme une écueil pour lui, & si enfin j’ai lieu de
croire qu’il lui est impossible de raconter sans réfléchir, je le
remercierai des secours qu’il me donne, & sçaurai préférer son bonheur à
mon avantage. Voici un homme qui n’est
pas menacé de causer la même crainte à ses amis.
Monsieur le Spectateur,
Je lis vos feuilles, & deux ou trois morceaux que j’y ai trouvés, m’ont
déjà mis au nombre de vos partisans. Mais je crois qu’en général vous êtes
trop honnête homme. On a déjà bien des ouvrages estimables, Monsieur : ne
pourriez-vous pas faire ensorte que les vôtre le fût un peu moins ? Je vous
promets un zero de plus au nombre des certaines d’abandonnés que vous avez
déja, si vous voulez vous relâcher un peu de la noble fureur de nous rendre
plus sages. Je vous dirai, pour mon intérêt propre, que
les Socrates de tous les siecles n’ont pas produit dix honnêtes
gens comme vous l’entendez, & c’est déjà une grande difficulté pour nous
persuader qu’il faille le devenir. Car il en est des mœurs comme des
maladies. Des maximes ne prennent non plus que des remedes, quand on est
bien convaincu par leur inutilité générale, qu’elles ne peuvent produire
aucun effet. Mais de plus, nous ne voulons pas devenir plus sages que nous
ne le sommes ; notre parti est pris sur cela ; nous avons tout pesé, bien
calculé ; nous trouvons que la sagesse mene à la réflexion, que la réflexion
fait sortir mille crimes, mille coquins du sein de l’obscurité qui les
cache, & c’est une si triste & si cruelle découverte à faire,
qu’assurément il faut être bilieux & fou pour en être tenté. Mettez les
plaisirs aimables à la place de ces monstres nouveaux ; réléguez ces dernies
dans un coin ignoré, où la dissipation & l’ivresse
empêchent de les discerner, & répandez les autres sur la terre tout
embellir. Croyez-vous que cette distribution ne fut pas un digne ouvrage de
la raison, si elle prenoit la peine de s’en mêler ? Eh ! quel plus grand
bien pourroit produire le systême le mieux raisonné. Croyez-moi, Monsieur,
le monde tel qu’il est, est la machine la mieux d’accord & la mieux
organisée qu’il y ait & qu’il puisse y avoir. La raison s’est
quelquefois mêlée de faire des mondes ? Ah ! qu’ils étoient tristes,
uniformes & maussades ! je vous épargnerai l’ennui d’un nombre infini
d’hypotheses qui se présentent à mon esprit ; je n’aime point d’ailleurs à
prodiguer vainement des secrets, & mes raisonnemens en ont le caractere,
puisqu’ils me rendent heureux. Mais, Monsieur, j’offre de vous ouvrir tout
le trésor de mon imagination, si vous voulez y puiser pour le bonheur de
ceux qui ont déjà le plaisir de vous lire. J’ai l’honneur
d’être, &c.