Lettre d’un Pere à son
FilsCette Lettre est tirée du
Mercure de Février 1757, page 30. Je la place ici, parce qu’elle
y vient très-naturellement, & que j’ai le droit d’en
disposer. Si quelqu’un doute de ce droit, j’offre de lui en
prouver la réalité. .
Depuis que vous êtes au monde, mon fils, je n’ai pas à me
reprocher d’avoir manqué un seul moment aux engagemens d’amitié que
j’avois contractés avec vous en vous donnant le jour. J’en ai été
récompensé par un retour sincere, & je le suis encore aujourd’hui
par le témoignage glorieux que je m’en rends, dont je vous
ai l’obligation. Les preuves de tendresse que je vous donnois m’étoient
si naturelles, que souvent, sans votre façon de les recevoir, elle me
seroient échappées à moi-même. Je vous dois donc la suprême douceur d’en
pouvoir jouir tous les jours de ma vie, sans craindre de m’en glorifier
mal à propos. Après ce préambule, qui est le plus bel éloge que je
puisse faire de votre cœur, vous ne vous attendez pas que, prenant un
ton triste, je me plaigne aujourd’hui de votre conduite & même de
votre amitié ? Oui, mon fils, j’ai à me plaindre de vous ; j’y suis
contraint, & je vous demande pour mes reproches la moitié de cette
attention qu’autrefois vous n’auriez pas cru suffire pour mes moindres
conseils. Je commence par vous prier de ma pardonner le ton que je vais
prendre, vous verrez aisément qu’il m’en coûte de m’y contraindre.
L’amitié m’a fait un langage si différent, que j’aurai
bien de la peine à trouver des expressions. Un père qui n’a vécu que
pour aimer son fils, qui en l’aimant n’a jamais vu sa tendresse
contrariée par sa raison, qui s’est toujours retrouvé en lui avec toute
cette complaisance qu’on peut avoir pour soi-même, qui s’est vu aimé,
chéri, respecté avec cette sincerité, cette plénitude de sentimens, que
le cœur le plus tendre peut souhaiter & ressentir : un tel Père est
bien malheureux d’être obligé de demander compte d’une félicité qu’il
avoit cru inaltérable.
Des personnes trop bien instruites m’écrivent que depuis mon absence, il
s’est fait en vous autant de changemens que vous aviez de vertus. Pour
ne me laisser aucun doute, on me détaille votre conduite. Quel tableau !
& quel prix d’un voyage que je n’ai entrepris que pour vous, que
pour augmenter votre fortune ! Vous avez fait de nouveaux
amis, qui ne peuvent jamais être de ceux qui honorent, parce qu’il
faudroit un moindre miracle dans un fat pour prendre des sentimens qui
demandent de l’estime, que pour vouloir en inspirer à des cœurs
estimables. Vous ne les quittez plus, vous êtes leur copie fidelle,
& déjà même leur modele en bien des choses. Vous passez une partie
de la nuit à table dans la fureur des orgies, sans considérer que c’est
déja avoir perdu toute sa raison que de se faire une habitude de la
perdre tous les jours. Vous ne voyez plus que des filles de spectacle,
peut-être encore assez délicat pour ne vouloir pas qu’elles vous
inspirent des sentimens ; mais certainement assez subjugué pour ne plus
regarder comme un malheur les fantaisies qu’elles veulent toujours
inspirer. Dans vos conservations vous permettez tout à votre esprit,
vous plaisantez sur ce qu’il y a des plus consacré par la raison comme
par le préjugé, sans songer que qui se permet de tout
dire, se permet bientôt de tout penser, & se prépare autant
d’ennemis secrets qu’il y a de principes respectables. Je sçais que vous
n’êtes encore emporté dans ce tourbillon que par le mouvement des
autres ; je veux même croire que si vous sçaviez où il peut vous
entraîner, vous vous roidiriez contre un torrent auquel on n’est plus
capable de résister lorsqu’on l’a envisagé sans horreur. Mais qui vous
montrera le précipice où vous courez ? quel mortel assez généreux vous
avertira de votre danger ? Dans le monde, chacun a son intérêt à la
folie des autres, sans compter que l’égarement d’un jeune homme est un
fonds où mille gens puisent de préférence, parce qu’il doit produire
davantage & durer plus long-temps. Il n’y a donc que votre père qui
puisse vous arrêter sur le bord d’un penchant funeste ; sa main y est
toute disposée : mais quel affreux emploi pour cette main
accoutumée à vous caresser & à s’appuyer sur vous ? Ah ! mon fils,
qu’êtes-vous devenu ? que voulez-vous que je devienne ? Rappellez-vous
ces jours heureux que vous rendiez éternels par le charme de votre
société. Vous consoliez une vieillesse qui s’appesantissoit loin de
vous, vous me la faisiez oublier : mes yeux affoiblis par les longs
travaux, retrouvoient en vous une lumiere nouvelle ; vos lectures
variées m’offroient toute la scene des esprits & des arts. Hélas !
je ne retrouverai plus mon fils, je ne jouirai plus de ses embrassemens,
je ne partagerai plus ses plaisirs, je n’entendrai plus son langage ; le
jour que je rentrerai dans ma maison sera le dernier de mes jours. O mon
fils ! avez-vous résolu de me voir mourir de douleur ? vous êtes-vous
promis de vous repaître de mes larmes ? Non, ce projet affreux n’est
point entré dans votre esprit : vous m’aimez toujours, vous attendez mon retour, & vous le souhaitez ; la nouvelle de mon
arrivée vous attendrit, vous courez au-devant de moi, vous vous
précipitez dans me bras. Mais dans quel état vous offrez-vous à mes
regards ? quelle parure fastueuse, quel amas de pompons, quel air
efféminé, quel teint pâle & livide me dérobent mon fils ? Je vous
cherche, je cherche tout ce que j’aime, tout ce que j’estimois, & je
recule d’effroi en m’embrassant qu’une image méconnoissable d’un objet
adoré. Voilà comme je vous trouverai, & comme vous êtes sans doute
déjà ; car les excès & les travers portent avec eux une indiscrétion
& un malheur qui les décelent toujours. Qui vous eût annoncé, il y a
un an, cette épouvantable dégradation, vous l’eussiez accablé de tout
votre mépris. Voilà ce que font les liaisons inconsidérées. Plus
dangereuses à mesure qu’on a plus à perdre, elles introduisent plus
aisément dans un cœur timoré le vice qui marche à leur
suite, parce qu’il en connoît moins le danger, & il y germe plus
aisément aussi, parce que c’est un terrein tout neuf qu’il trouve.
Persuadez-vous, mon fils, qu’un jour vous serez pour vous-même un
spectacle odieux & inconcevable. Vous êtes né avec une raison qui
exige des mœurs ; c’est un juge au tribunal duquel vous vous sentirez
entraîné : vous n’attendrez pas son jugement pour être désespéré, il
sera dans le fonds de votre cœur. Comment pourriez-vous vous faire la
moindre grace ? Le flambeau qui vous éclairera, pénetre par ses rayons
toute l’étendue d’un égarement qui nous deshonore & dont nous
commençons à rougir. Oui, mon fils, vous verrez un jour avec un secret
mépris pour vous-même, combien un fat est méprisable, & vous ne
pourrez ni vous pardonner de l’être devenu, ni concevoir comment cela a
pu se faire. Vous ne verrez dans les moins coupables que
des automates monotones, au dessous, pour la plûpart, de ceux que l’art
des Vaucansons a produit mille fois, & dans
les autres, dans ceux qui pensent, qui agissent, qui ont une ame, &
qu’on est malheureusement obligé de regarder comme des hommes, vous y
appercevrez une secrette horreur pour le devoir, une dureté pour les
malheureux, une mauvaise foi dans le commerce, une indiscrétion, une
impudence, un orgueil, un libertinage qui vous feront frémir. Vous serez
pourtant obligé de vous reconnoître dans ce tableau insoutenable ; vous
ne serez plus étonné d’avoir insensiblement consommé votre dégradation
par bien d’autres excès : vous trouverez tout simple d’avoir perdu toute
honte, après voir perdu tout jugement. Mais vous sera-t-il aussi facile
de vous pardonner vos torts que de les sentir ? Ah ! mon fils, mon cher
fils, par pitié pour vous-même, ouvrez les yeux sur vous,
tournez-les vers l’avenir ; il n’est pas loin : votre malheureux père
sçaura les hâter par son désespoir. N’attendez pas d’avoir à opter entre
ma mort & votre repentir.
En 1755, M. le
Chevalier de Causans publia qu’il avoit trouvé la
quadrature de cercle. Il consigna chez un Notaire une somme de dix mille
livres pour être livrée à celui qui, le premier, démontreroit un
paralogisme dans ses démonstrations. Monsieur Esteve fit cette
découverte, & réclama la somme consignée, dont son objet étoit
d’établir une chaire de mathématiques. Mais l’argent lui fut contesté
& cela fit un procès. Dans le mémoire qu’il publia à ce sujet, il
dit : « Mais doit-on être forcé à
payer chérement ceux qui, par des solides raisons nous prouvent notre
erreur ? Oui, quand on l’a promis. Il est vrai que dans la plûpart des
hommes, l’amour propre s’op-pose à un pareil marché : mais
cela n’empêche pas que M. de
Causans ne se soit engagé à donner dix mille livres à qui
lui démontreroit qu’il a ignoré les véritables principes de la
géométrie. Puisque la loi ne lui a pas interdit les moyens de faire
usage de ce qu’il possede, son engagement ne sçauroit être revoqué. Si
M. de Causans eût été un homme vain & avide d’éloges, il auroit pu
proposer la même somme à qui auroit prouvé qu’il étoit un grand homme ;
mais n’écoutant que les sentimens philosophiques dont il fait
profession, il a seulement demandé la démonstration de son erreur. Il
seroit à souhaiter que cet exemple admirable trouvât des imitateurs ; en
proposant des prix pour qui nous démontreroit nos erreurs, nos défauts,
nos vices & nos ridicules, on apprendroit à se connoître soi-même,
& on deviendroit plus parfait, &c. »
J’avois lu ce mémoire lorsqu’il parut, & une aventure
qui m’est arrivée il y a quelque temps, m’a rappellé aisément le trait
que j’en cite. Je commence par une réflexion. Si l’on nous démontroit
nos erreurs, nos défauts, &c. nous rendroit-on plus parfaits que
nous ne sommes ? Je n’en crois rien, & je doute même que la plus
estimable partie des hommes qui est celle qui désire sincérement d’être
éclairée par de bons avis, pût fournir en dix ans, dix exemples du
contraire de ce que je pense. L’amour propre nous a fait des loix &
nous a défendu de nous connoître. S’il n’a pas permis que nous suffions
notre censeur nous-mêmes ; permettra-t-il que nous recourions impunément
aux lumieres étrangeres ? Il sçaura bien se dédommager du tort que notre
désobéissance pourra lui faire. Nous serons corrigés d’un défaut, un
vice prendra sa place : oui, un vice ; car le changement d’humeur &
de sen-timens envers ceux qui nous ont éclairé de bonne foi
& à notre propre sollicitation, en est un des plus grands ; &
certainement l’ami qui nous aura dit son avis à notre égard, ne sera
plus pour nous qu’un objet pour le moins importun. Ce n’est pas faute de
jugement & de conscience que nous ne nous connoissons pas ; ou
plutôt, ce n’est pas faute de nous connoître, que nous ne nous
corrigeons point. Nous sommes en général toujours avec nous &
toujours devant les autres ; nous avons les réflexions & les
comparaisons ; secours prompts, flambeaux pénétrans. Excepté quelques
hommes qui sont toujours dans le mouvement, & s’éloignent d’eux,
même sans se fuir, par la nécessité des conjonctures, tous les hommes
s’interrogent & se voient à nud. L’amour propre a beau être là pour
détourner le flambeau, un seul rayon suffit pour nous éclairer. Nous
nous connoissons, & nous nous con-noissons si bien que
lorsque nous interrogeons notre ami, nous sçavons déjà les tristes
vérités qui vont lui échapper. Mais il y a une très-grande différence
entre le jugement de notre conscience, & le jugement de notre ami,
pour l’effet qui va s’ensuivre. Nous nous sommes interrogé nous-mêmes,
nous étions seuls avec nous ; nous ne perdrons pas notre estime pour
nous être trouvé des défauts, & nous sommes sûrs de l’augmenter en
nous corrigeant. Nous avons interrogé notre ami : nous nous attendions
bien à quelques petits avis, nous comptions bien sur quelques petites
découvertes ; mais il a tout vu, il a fouillé partout : il n’y aura plus
moyen de paroître devant lui avec cet air aisé, cette tête levée
qu’autorise le masque. Le masque est levé, l’homme qui passoit pour
avoir un beau visage, est connu pour avoir le teint livide, l’air
commun, les traits irréguliers. Il est jugé, & c’est son ami qui le juge, c’est un homme qui sera sans cesse avec lui,
qui aura la droit d’y être ; il faut le punir de ce droit. Mais il
respectra toujours l’amour propre, il donnera modestement des conseils !
Il ne sera qu’un bon usage de sa pénétration ! Non, ces conseils &
cette pénétration établissent une supériorité, il faut l’en punir.
C’est, si l’on veut, malgré soi qu’on s’y porte, on en rougit, on en
gémit ; mais il le faut, un génie suprême l’ordonne ; on a désobéi à
l’amour propre, on a voulu céder, malgré lui, à un sentiment subalterne,
& voilà sa vengeance.
Je crois raisonner juste ; si je me
trompe, voici qui me justifie.
Un de mes amis avec qui je vivois
depuis long-temps dans la plus intime liaison, vint me trouver il y a
quelques jours, & me dit :
Je connois la sagacité & la
droiture de votre ame pour vos amis ; vous voyez d’un coup d’œil ce qui
peut leur nuire ; je viens vous prier instam-ment
d’employer pour moi aujourd’hui ces yeux si bons. En quoi peuvent-ils
vous être si utiles, lui demandai-je ? vous êtes heureux, vous êtes
aimé, vous êtes aimable, vous allez épouser une femme charmante &
que vous adorez. . . Tout cela n’est pas également vrai, reprit-il, il y
manque l’essentiel. Eh ! qu’y manque-t-il donc ? La certitude de ce
mérite dont vous me félicitez : l’amour l’exige, & la sécurité même
ne suffiroit pas. Je sens que je doute, je sens que je dois douter. J’ai
des défauts, l’esprit les ignore, mais le cœur les reproche. A la veille
d’épouser Emilie, je voudrois être parfait, je sens que
je ne le suis pas ; je sens cela, parce que je ne suis pas tranquile.
Les sentimens d’Emilie doivent me rassurer ; mais, malgré
moi, je consulte plus son esprit que son cœur ; & son esprit qui
voit tout, qui saisit tout, qui, malgré le penchant à l’indulgence, ne
doit rien pardonner, me fait trembler pour
l’avenir. . . .Vous voudriez donc que je vous aidasse à vous connoître,
lui dis-je ; l’amitié m’y porteroit aisément ; votre bonheur m’en seroit
une loi ; mais en vérité, mon ami, je ne vous connois aucun défaut,
& si vous en avez, le sentiment qui vous conduit aujourd’hui,
l’instinct qui vous agite, suffisent seuls pour vous éclairer. Non,
reprit-il vivement, vous vous trompez ou vous n’êtes pas sincere. Je
m’examine & je m’échappe ; je me mets devant un miroir, mais la vue
n’est pas assez bonne. Quand à vous, vous pouvez bien à présent me
parler sincerement, mais sçachez que vous me connoissez ; je vous ai
surpris vingt fois avec de petits mouvemens qui disoient beaucoup ; vous
me condamniez, vous trouviez des choses à reprendre ; si je vous avois
interrogé alors, vous m’auriez dispensé de vous interroger
aujourd’hui. . .Cela peut-être, repris-je, je me rappelle,
même ce que vous voulez me dire ; mais ces petits mouvemens échappent
& s’évanouissent, ils naissent plus de l’instant que de la chose qui
paroît les produire ; c’est souvent notre humeur, notre disposition
actuelle qui les occasionne, & si vous voulez que je vous dise vrai,
je crois que dans ces momens que vous me rappellez, c’est moi qui avois
tort.
Je ne disois pas ce que je pensois, mais je ne voulois pas lui parler
autrement, parce que je connoissois le danger des conseils, plus grand
souvent que celui des reproches. Enfin je ne pus mettre des bornes à son
importunité, & il fallut faire ce à quoi je ne conseillerai jamais à
pesonne de consentir, y eût-il la plus grande nécessité.
Vous ne vous plaindrez pas de moi
davantage, lui dis-je, mais craignez que je n’aie bientôt à me plaindre
de vous ; vous vous exposez à donner une cruelle leçon à votre ami. Vos
sentimens pour lui ne seront plus les mêmes quand il aura
parlé, & vous lui aurez appris à flatter, dût-il nuire ; . . . Il
insista encore, & il fallut le satisfaire. Ce que j’ai remarqué en
vous, lui dis-je, est peu de chose, & assurément, si l’amour ne vous
donnoit les craintes & les vues les plus délicates, vous vous
croiriez à un très-petit éloignement de la perfection, & vous vous
rendriez justice. Mais on n’est jamais assez parfait lorsqu’on aspire à
fonder par ses vertus tout le bonheur de l’objet qu’on aime. Ce qui vous
empêche de l’être, c’est premiérement une certaine obstination à
défendre votre avis, quel qu’il soit. Si c’étoit cet entêtement ingénu
qui part de l’esprit, ce ne seroit pas un défaut, ou du moins ce défaut
n’auroit rien de choquant. Mais il part d’amour propre ; on voit que
vous sçavez que vous avez de l’esprit & que vous croyez
naturellement avoir raison, parce que vous n’imaginez pas pouvoir jamais
avoir tort. Il est vrai que vous adoucissez cela par
beaucoup de politesse, mais la politesse ne flatte pas tous les hommes,
& ne trompe pas les bons juges. Il s’en trouve même parmi les
premiers, qui aimeroient mieux une dispute en forme qu’une contestation
mitigée, parce que l’une leur donne de l’esprit en leur laissant la
liberté d’avoir de l’humeur, & que l’autre en imposant des loix à
leur vivacité, énerve leur imagination. Parmi les derniers il n’y a
personne qui ne sçache que la politesse, quand on contrarie, est pure
fausseté ; & en général même, ils la regardent comme un faux air de
supériorité que l’on veut se sonner pour faire penser, soit qu’on gagne
sa cause, soit qu’on la perde, qu’on n’a pas employé toute sa force.
D’ailleurs, il n’est question ici que d’Emilie, ce n’est
que pour elle que vous avez des scrupules, & j’avoue qu’ils sont
fondés. Emilie voit tout, juge très-bien, & vous adore ;
& pour ces sortes de femmes, la tache la plus légere,
la plus petite imperfection n’est jamais imperceptible, & est
toujours un défaut. Elle ne vous parlera pas de celui-ci ; parce que,
qui juge bien, excuse aisément ; mais elle le sentira, & dès que
vous ne voulez pas qu’elle puisse rien avoir à vous pardonner, je vous
conseille d’être un peu plus de l’avis des autres, & surtout
toujours du sien, car elle instruit toutes les fois qu’elle pense.
Secondement, vous n’êtes pas véritablement généreux : vous donnez
souvent, & tout aussi souvent qu’il faut ; mais vous négligez la
manière ; vous n’accompagnez pas vos présens de tout l’air de plaisir
que doit avoir celui qui est assez heureux pour pouvoir se répandre par
des dons. Vous donnez. Parce que vous voulez plaire, & il ne
faudroit donner que parce qu’on aime : c’est une légere nuance entre
l’un & l’autre ; mais Emilie la sent lorsqu’elle
reçoit de vous, & j’ai vu même, que, malgré elle, elle
la faisoit sentir à ceux qui étoient temoins de vos dons. . .
J’allois continuer, il y avoit
encore quelque chose à ajouter au portrait, mais je m’apperçus que mon
ami avoit les yeux baissés & n’étoit pas à son aise.
Voilà tout, lui dis-je promptement.
Ce sont des riens, & l’amitié peut-être me les exagere ; je voudrois
bien n’avoir pas de plus grands défauts. . .
Il se leva, me parla toujours avec
les yeux baissés, me remercia beaucoup de service que je venois de lui
rendre, & huit jours après j’étois brouillé avec lui. Voici une lettre qui fera voir les motifs
qu’il a eu en rompant avec moi.
« J’ai eu des idées trop
délicates, Monsieur, & je n’ai pas vu l’excès & le danger que
nous cache tout ce qui approche du roman. Nous ne sommes point faits
pour la perfection : en voulant s’y élever, on renouvelle le vol
d’Icare, on tombe du haut de soi-même, on se
connoît, on voit ce qui manque, & l’on perd jusqu’au plaisir de
pouvoir estimer ce qu’on a. Depuis que j’ai eu l’ambition que je
déplore, je suis mal avec moi, honteux devant tout le monde, tremblant
devant Emilie, mais surtout malheureux devant vous. Toutes le
fois, que, depuis notre conversation, vous me vantez l’amour d’Emilie, je m’imagine que vous vous mocquez de moi, que
vous ne pensez point que cet amour puisse durer, que vous me regardez
comme un homme qu’on va quitter, & qui mérite bien un peu de
plaisanterie pour avoir cru qu’il seroit longtemps aimé. Cette fatale
prévention est naturelle ; vous connoissez mes défauts, je ne dois plus
me croire digne de votre estime ; & quand on pense qu’on a perdu
l’estime d’un honnête homme, on se persuade bien aisément qu’on n’a plus
à ses yeux, ni l mérite d’être aimable, ni le droit d’être
aimé. J’ai voulu me corriger des défauts que vous m’avez reproché,
c’étoit le seul moyen de vous pardonner de les voir vus, mais le dépit
d’est armé contre moi, il agite mon cœur, trouble mon imagination, &
n’y laisse plus entrer que les tristes pensées, & les injustes
sentimens. Vous fuir, est tout ce que je pense ; vous haïr, est tout ce
que je sens. C’est pour vous en informer, Monsieur, & vous arracher
votre pitié en vous insultant, que je vous écris aujourd’hui. Vous me
permettrez de vous éviter, vous m’éviterez vous-même, pour ne pas
devenir publiquement l’un pas l’autre la justification des adulateurs
& des faux amis. »