Le Spectateur ou le Socrate moderne: V. Discours
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Niveau 1
V. Discours
Citation/Devise
Hoc est
Vivere bis, vitâ posse priore frui.
Vivere bis, vitâ posse priore frui.
Mart. l. x. Epig. xxiii.
C’est vivre doublement, que de pouvoir se rapeller avec plaisir sa vie passée.
Niveau 2
Le dernier Moïen que j’ai proposé,
pour remplir ces Vuides de la Vie, qui causent tant d’ennui
& d’embarras aux Fainéans, est de s’appliquer à la recherche
de nouvelles connoissances. Je me souviens que Mr. Boyle, à
l’occasion d’un certain Mineral dont il parle, nous dit, qu’un
Homme peut l’étudier toute sa vie, sans arriver jamais à la
connoissance de toutes les qualitez qu’il renferme. Il est sûr
qu’il n’y a point de Science, ni aucune de ses parties, qui ne
pût occuper un Homme toute sa vie, quand elle seroit beaucoup
plus longue qu’elle n’est. Je ne m’engagerai pas ici à raisonner
sur l’utilité des Sciences, sur le plaisir & l’étendue
qu’elles donnent à l’Esprit, sur les moïens de les
aquerir, & je n’en recommanderai même aucune en particulier.
Ce sont des Sujets si rebattus, qu’il vaut mieux hazarder
quelque chose de moins commun, & par là même plus agréable.
J’ai déja fait voir que le tems où l’on est oisif, paroît long
& ennuïeux ; mais je tâcherai de montrer ici que le tems,
qu’on employe à l’étude, à la lecture & à l’aquisition de
nouvelles Connoissances, est long sans être ennuïeux ; ce qui
nous découvrira un moïen d’alonger la vie, & de la tourner
toute à notre profit. Mr. Locke remarque, dans son1Essai concernant
l’Entendement Humain, Nous pourrions étendre cette pensée
plus loin, & dire qu’un Homme acourcit son Tems, lorsqu’il
ne pense à rien, ou qu’à très peu de choses, & qu’il
l’alonge, lorsqu’il s’occupe à divers Objets, ou qu’il roule
dans son Esprit une prompte & constante succession d’idées.
C’est pour cela que le P. Malebranche, dans sa Recherche de la
Verité, qui avoit paru plusieurs années avant l’Essai de Mr.
Locke, nous dit, Cette Notion du P. Malebranche peut être
éclaircie en quelque maniere, par l’Endroit que je viens de
citer de Mr. Locke. En effet, si l’idée que nous avons du Tems
est produite par la réflexion que nous faisons à cette suite
d’idées, qui se succedent les unes aux autres dans notre Esprit,
& si cette succession peut être accelerée ou retardée à
l’infini, il s’ensuit de-là, que diférentes
Créatures peuvent avoir des idées diférentes du même espace de
tems, selon que leurs idées, que nous supposons également
distinctes dans chacune d’elles, se succedent les unes aux
autres avec plus ou moins de rapidité. Il y a un endroit célèbre
dans l’Alcoran, qui semble insinuer, que Mahomet avoit à peu
près la même Notion. 2Il y est dit,
On trouve un assez plaisant récit dans les Contes Turcs à
l’égard de cette avanture de Mahomet, & qui a quelque
liaison avec la matiere que j’ai en main.
Je laisse à mes Lecteurs le soin de comparer cette Fable
Mahometane avec les Notions des deux grands Philosophes, que je
viens de citer, & je les prierai seulement, pour en faire
moi-même l’aplication, de vouloir reflechir sur les moïens qu’il
y auroit d’alonger en quelque maniere notre Vie au delà des
bornes que la Nature lui a prescrites, si nous travaillions avec
ardeur à étendre nos connoissances. Le Fou s’ennuïe à suivre ses
Passions, & le Sage se divertit à méditer sur
ses Idées : Le premier trouve le tems long, parce qu’il ne sait
à quoi l’emploïer ; l’autre le trouve de même, parce qu’il en
distingue chaque moment par quelque pensée utile ou agréable ;
c’est-à-dire que l’un n’en jouït jamais, & que l’autre en
profite toûjours. Quelle différence n’y a-t-il pas entre deux
Hommes qui ont vieilli, l’un dans l’Etude & la Sagesse,
l’autre dans l’Ignorance & l’Egarement, lors qu’ils viennent
à tourner les yeux sur leur Vie passée ? L.
Citation/Devise
« que nous
avons l’idée du Temps, ou de la Durée, par la réflexion que
nous faisons sur cette suite d’Idées qui se succedent les
unes aux autres dans nos Esprits : que c’est pour cela,
qu’un Homme, qui dort sans rêver, n’en a pas la moindre
idée, & qu’il ne trouve aucune distance entre le moment
qu’il a cessé de penser lorsqu’il s’est endormi, & le
moment auquel il a pensé de nouveau à son réveil. Je ne
doute pas, continue-t’il, qu’un Homme éveillé n’éprouvât la
même chose, s’il lui étoit possible de n’avoir qu’une seule
idée dans l’Esprit, sans qu’il y arrivât aucun changement,
& qu’aucune autre ne s’y vînt joindre. Nous voïons tous
les jours, qu’une Personne qui s’aplique, avec
une grande contention, à méditer sur un sujet, ne s’aperçoit
presque pas de cette suite d’idées qui se succedent les unes
aux autres dans son Esprit ; qu’il laisse échaper, sans y
prendre garde, une bonne partie de cette Durée, & qu’il
la trouve beaucoup plus courte, qu’elle n’est
effectivement. »
Citation/Devise
« qu’il pourroit
y avoir des Créatures qui trouveroient une demi-heure aussi
longue, que mille ans nous paroissent à nous ; ou qui
regarderoient cet espace de tems, que nous apellons une
Minute comme une Heure, une Semaine, un Mois, ou un Siécle
entier. »
Niveau 3
Récit général
« qu’un matin l’Ange Gabriel
le tira de son Lit, pour lui faire contempler tout ce
qu’il y avoit dans les sept Cieux, le Paradis &
l’Enfer ; que Mahomet en eut une vue distincte, &
qu’après avoir eu quatre-vingt-dix mille Conférences
avec Dieu, il fut remis dans son Lit. » L’Alcoran
ajoûte,
Citation/Devise
« que tout ceci se
passa en si peu de tems, qu’au retour du Prophete,
son Lit’ n’avoit pas encore perdu sa chaleur, &
que l’eau d’un Pot de terre, qui avoit été renversé,
à son départ, n’étoit pas encore tout à fait
répandue. »
Niveau 3
Récit général
« Un Sultan d’Egypte, qui
étoit Infidèle, se moquoit souvent de cette avanture,
qu’il traitoit d’impossible & d’absurde : Mais un
jour qu’il en raisonnoit avec un fameux
Docteur de la Loi Mahometane, qui avoit le Don des
Miracles ; ce Docteur lui dit, qu’il le convaincroit
bien-tôt de la verité de ce Fait historique, s’il
vouloit se tenir de bout auprès d’une grande Cuve pleine
d’eau, qu’il y avoit là, y mettre la tête dedans, &
la retirer d’abord. Le Sultan y consentit, & dès
qu’il eut plongé la tête dans cette Cuve,
Il ne manqua pas de lui faire de sanglans
reproches sur toutes les pénibles courses où il l’avoit
engagé, & cette longue suite de calamitez où il
l’avoit réduit ; mais il fut bien étonné d’aprendre que
tout ce qu’il disoit n’étoit qu’un Rêve & une
Illusion ; qu’il n’avoit pas bougé de la place où il se
trouvoit alors : qu’il n’avoit fait que mettre la tête
dans l’eau, & qu’il l’en avoit retirée aussi-tôt. Le
Docteur Mahometan prit de là occasion de lui enseigner,
que rien n’est impossible à Dieu, & que, si mille
ans sont, devant ce Maître de l’Univers, comme un jour,
il peut faire en sorte, quand il lui plaît, qu’un Jour,
ou qu’un instant même, paroisse à plusieurs de ses
Créatures aussi long que mille années. »
Niveau 4
Récit général
il se trouva au pié
d’une Montagne, sur le rivage de la Mer. Il eut
beau pester en lui-même contre le Docteur, qui le
jouoit d’une maniere si cruelle, par quelque trait
de Magie, il s’apercut bien-tôt qu’il ne pouvoit
en revenir, & qu’il devoit chercher les moïens
de gagner sa vie dans ce Païs inconnu. Là dessus,
il eut recours à quelques Personnes, qui
travailloient dans une Forêt voisine, & qui le
conduisirent à une Ville, qui n’en étoit qu’à peu
de distance, où, après quelques avantures, il
épousa une Femme d’une grande beauté & fort
riche. Il vêcut assez long-tems avec elle, pour en
avoir sept Garçons & sept Filles ; mais reduit
ensuite à une misere extrême, il falut qu’il
gagnât sa vie à faire le métier de Crocheteur. Un
jour qu’il se promenoit tout triste sur le bord de
la Mer, & qu’il rouloit dans son esprit les
differens états par où il avoit passé, touché
d’une vive componction, il resolut d’offrir ses
prieres à Dieu, & de se laver plûtôt, suivant
la coutume des Mahometans. Pour cet
efet, il quita ses habits, & se plongea dans
l’eau : mais dès qu’il en eut la tête dehors, il
se trouva debout auprès de la Cuve, environné de
ses Courtisans, avec le saint Homme à son côté.
Allégorie
Le dernier ne voit, pour ainsi dire, dans tout
son Domaine que des Montagnes arides & d’afreux Deserts,
capables d’inspirer la tristesse & l’horreur ; pendant
que l’autre contemple de vastes & charmans Païsages,
diversifiez par de beaux Jardins, des Prairies verdoïantes,
de fertiles Campagnes, & qu’il ne sauroit presque jetter
la vûe sur le moindre petit coin de terre, où il ne trouve
une bonne Plante ou quelque belle Fleur.