Le Nouveau Spectateur (Bastide): Lettres diverses

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Metatextuality

Voici la lettre d’un homme qui paroîtra aussi singulier que son style, mais en faveur de qui je demande quelque grace, parce qu’il a un caractere & des sentimens qui représentent assez la nature.

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Letter/Letter to the editor

Monsieur le Spectateur, j’entends dire généralement qu’il ne faut point espérer de bonheur en ce monde ? Cela est-il bien aussi vrai qu’on le croit ? J’ai preuve, en main, du contraire ; mais, de plus, il me semble qu’on se frappe trop de la difficulté d’être heureux, & que pour le devenir, il n’y a qu’à le vouloir. On peut dire, du moins, que la difficulté est plus dans la volonté que dans le moyen : car il est bien aisé de sentir que l’une fait trouver l’autre. Mais comme le bonheur est opinion ; c’est-à-dire, dépend de la fantaisie, & qu’il y a autant de bonheurs que de personnes différentes, il y a peut-être tel bonheur qui dépend de sçavoir se résoudre une bonne fois au refus, à le <sic> privation, ou à l’abandon des choses qui paroissent nous convenir le mieux. Ce que je dis là est très-possible, & je ne voudrois pas parier que je ne la prouvasse, si je m’en donnois la peine, tellement que j’en suis sûr. Mais je hais les grands raisonnemens ; &, à mon avis, vouloir prouver de propos délibéré, c’est exercer une forte de persécution : & je veux laisser la liberté de croire, à tout le monde, même à celui qui me consulte. Il n’est pas d’ailleurs ici question de prouver ; je dis ce que je pense : cela finit là. Il est bon de vous dire, Monsieur, que quand je lis une longue lettre, je dis, de l’auteur, voilà un grand marant : je ne veux pas que vous en disiez autant de moi.  . .

General account

Metatextuality

Mais revenons à ce que j’ai dit du bonheur.
J’ai trouvé le mien, où je ne l’aurois pas cherché ; dans un petit cabinet, loin du fracas de la ville, loin des hommes riches, loin de toute femme coquette & jolie, loin enfin de tout ce que j’aimois avant que mes idées eussent changé. . . Que fais-je dans ce cabinet ? J’y passe les hommes en revue, & je vois leurs défauts sans leur en vouloir plus de mal. Ce spectacle m’amuse, & je sens, avec vanité, cet effet de mon bon esprit ; car assurément tous les hommes ne sont pas aimables, & il y en a bien qu’un Philosophe pourroit voir, à bon droit, avec mépris & humeur. Pour moi, je ne méprise ni ne hais, j’ai éprouvé que c’étoit un martyre. Je vois les défauts simplement comme de ridicules, parce que je m’arrête à la superficie. Je n’ai pas toujours pensé de même ; mais on devient plus commode à mesure qu’on devient plus raisonnable. . . Sur tout cela, je gage que vous voudriez avoir mon portrait & un petit mot sur ma naissance : il est aisé de vous satisfaire.

Heteroportrait

Premiérement, je suis né gentilhomme, avec de l’esprit, mais pauvre, & je m’en console ; car si j’avois été riche, j’aurois peut-être été insolent ; j’aurois écarté le malheur avec mépris, afin qu’il n’eût pas le courage de m’attendrir en face, & de déranger l’ordre de mon ame cruelle ; j’aurois commis mille indignités, mille injustices : que sçais-je ce que je n’aurois pas fait ? On est capable de bien des choses quand on est riche. . . Ainsi consolons-nous d’être né pauvre. Il n’y a que façon de voir les choses, & tout dépend de-là pour la tranquillité de la vie. . . Il est presque inutile de vous dire comment je jus élevé ; vous devinez qu’à cet égard j’eus le sort de mes pareils ? On me donna un précepteur qui étoit le fils d’un cocher de place, & qui, malgré cela, étoit très-bon homme. Il ne m’apprit seulement pas ma langue, car il ne sçavoit, ni latin, ni françois. Il avoit un style bas : ce n’est ce qui fait que moi-même j’en ai un qui n’est pas trop noble, mais vous me le pardonnerez en faveur de ma bonne intention, & vous aurez de l’indulgence pour moi, comme les grands en doivent avoir pour les petits. . . Mon précepteur a fait fortune depuis. Il étoit de cet état indéfini & burlesque qui va, l’habit noir, & la tête blanche & très-levée : on ne regarda, ni à son origine, ni à sa simplicité, & au contraire, car c’est à qui lui a porté bonheur. A cause que ses confreres sont semillans, intriguans, hardis & beaux parleurs, lui, qui étoit simple, on affecta de l’élever pour entretenir la confiance de ceux de son état, qui, pour faire leur chemin, n’ont que la recommandation de leur vertu. Pour moi, je n’ai pas fait ma fortune, & je m’en passe, comme je l’ai dit. J’étois du moins né avec de l’esprit, & c’est beaucoup quand on n’a point d’ambition.
Vous ne sçauriez croire ce que j’ai fait de cet esprit là : il faut que je vous donne une idée des services qu’il m’a rendus <sic>. Par exemple, il m’a servi à obliger, à secourir, à prevenir mille gens qui n’en avoient pas assez pour s’adresser à moi avec confiance, & qui craignoient de faire pitié quand c’étoit toute leur ressource. Ne m’eût-il valu que cette seule satisfaction, n’est-ce pas assez pour être autorisé à croire comme je fais, que l’esprit est la fortune de l’homme sensible ? Et en effet, y a-t-il un plus grand plaisir que de faire du bien, que d’entrer dans un cœur qui souffre pour y répandre la consolation ; d’amener un homme pervers à la pente de la vertu, & de l’attacher aux engagemens de cette vertu, par le lien de l’esprit & de la persuasion ; d’établir l’estime, d’assurer l’amitié, d’arracher même le respect, la préférence la confiance, d’employer tous ces sentimens au bonheur de celui à qui on les a inspirés ? Y a-t-il rien de si doux que de faire toutes ces choses là, & de les tirer sans peine d’un trésor qui est en nous, & qu’on ne peut nous ravir ? . . . C’est ce trésor qui m’a rendu heureux ; puisse le ciel me conserver toujours le vif plaisir que je goûte à y puiser, pour le bonheur des hommes.
Un homme vient de mourir, qui, comme tant d’autres, & comme tous les hommes presque, n’avoit jamais songé qu’il n’étoit pas immortel.

Metatextuality

Sa distraction l’a frappé au moment de finir, & lui a inspiré des réflexions qu’il a renfermées dans une lettre qu’il m’a envoyée, & que voici.

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Letter/Letter to the editor

Monsieur, je touche à ce moment qui commence quand nous naissons, qui est le terme où vont aboutir tous les petits instans de notre vie, & qui nous apprend plus de choses que tous les livres & tous les hommes ne nous en ont jamais appris. Je vois le faux de tout, trop tard à la vérité, & infructueusement pour moi, mais assez tôt cependant, pour laisser une leçon à mes semblables, & pouvoir dire que j’ai vécu un moment. Je rassemble tout ce que j’ai fait pendant ma vie, tout ce que j’ai recherché comme essentiel, tout ce que j’ai aimé comme agréable ; je veux y porter ma vue, & j’apperçois à peine un très-petit point dans un espace immense. C’est la faute des objets qui, par leur nature, ont très-peu de consistence ; mais c’est la mienne aussi : c’est la faute de mon goût, de mon cœur & de mon esprit. Il y avoit des choses à faire, qui n’auroient pas péri avec moi ; il y avoit des choses à chérir, qui m’auroient sauvé d’un néant éternel, en me faisant revivre du moins dans quelques esprits. . . . Je fais un retour sur moi-même, & je me demande, si naturellement j’étois né machine ( car c’est ce que j’ai été ) : je trouve que non ; & à ne me rappeller même que quelques idées dont le souvenir m’est resté, j’ai lieu de penser que j’aurois pu être homme. Mais il m’a manqué la faculté de réfléchir & vous sçavez, monsieur, que c’est cette faculté qui détermine le produit de l’esprit. J’ai eu quelquefois des occasions de penser, de considérer, d’approfondir. Si on m’avoit laissé à cette situation, peut-être ne m’auroit-elle pas fait horreur, comme elle m’en a toujours fait. Je m’imagine que mon esprit eût entrevu quelque avantage pour lui à ne la pas détester, & qu’insensiblement il se fût accoutumé à réfléchir. S’il en étoit venu jusque-là, il n’est pas douteux qu’il n’eût pas voulu borner ses idées à la matiere & au temps ( car je vois bien maintenant qu’entre l’examen des choses & la considération de l’avenir, il n’y a qu’un espace que l’esprit, dans ses réflexions, est porté à franchir )  ; mais on ne me laissoit jamais à moi-même ; on me poussoit de tous côtés, pour me plonger dans l’abysme du plaisir ; j’étois riche ; on avoit besoin de moi ; j’étois entraîné toujours dans le mouvement, toujours plus loin du plaisir que je venois de goûter, que du plaisir que l’on venoit m’offrir ; de manière même que je n’ai jamais sçu ce que c’étoit qu’un choix, ni une situation. . . . . . Enfin, monsieur, mon esclavage finit, & je me trouve libre. . . . . . Quel moment ! qu’ai-je été ? comment ai-je vécu ? . . . Ce n’est pas ici un remords ; mais j’éprouve que le regret, quand il commence notre humiliation, est aussi cruel que le repentir. . . . J’étois né riche  j’aurois pu faire des heureux. Depuis trente ans que j’erre dans le monde, & que je suis capable de distinguer une plainte amere, un gémissement vrai, de ce murmure général, que forment l’avidité injuste & ambition insatiable ; il est des malheureux qui se sont couchés deux mille fois, sans avoir pu donner à leurs enfans infortunés cette nourriture sacrés, que la louve cruelle apporte tous les jours à ces petits. J’ai connu ces malheureux ; ils m’ont tendu la main, je les ai vu pleurer, & j’ai détourné les yeux. . . . Laissons tout ce que l’homme riche, l’homme noble semblent devoir à l’opinion des hommes. . . . . Actions d’éclat, actions de valeur, monumens superbes, vous n’êtes rien : la nature vous méconnoît, la justice souvent vous condamne, & pour un mourant, vous n’êtes jamais que les ouvrages de l’orgueil. Mais considérons un honnête-homme dans la misere, qu’un léger bienfait a rendu heureux, & que le souvenir de ce bienfait, qui fut un plaisir pour vous, condira tous les jours sur votre tombeau, pour y répandre des fleurs immortelles comme sa reconnoissance. Considérons un ami témoin de votre humanité, confident de vos sentimens vertueux, image de vous-même par son amour pour vous, au milieu de votre famille, après votre disparation, lui inspirant toutes vos vertus par la vive impression qu’il en conserve ; vous faisant renaître chaque jour en elle, par le prix que votre gloire attache aux jours que vous lui avez donnés. Considérons. . .  Hélas ! j’ai pu jouir de toutes ses consolations, & je les ai méprisées, pour suivre des hommes qui me méprisent à présent. . . . . . Mais, monsieur, je me sens affoiblir. . . . la plume me tombe des mains . . . . la raison s’éloigne avec le jour. . . . . . le ciel pitoyable voudroit-il me sauver l’horreur de moi-même !
Cette mort est un terrible moment, & nous éclaire par une lumiere bien terrible. Quand je pense que tout le monde meurt, je cherche, malgré moi, à définir le présent de la vie, & je sens que je ne le concevrois pas, si les vues du Dieu qui nous l’a donnée, ne m’étoient expliquées. Nous naissons pour mourir. Quelle triste vérité ! Personne n’a échappé, personne n’échappera. Les temples sacrés, les palais orgueilleux seront déserts, ainsi que les humbles & débiles chaumieres. Cette réflexion me rappelle une tradition qu’on lit dans les Voyages du Chevalier Chardin.

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General account

Un Derviche ou religieux Mahométan, qui voyageoit en Tartarie, ne fut pas plutôt arrivé à la ville de Back, qu’il alla se camper dans le palais royal, qu’il prenoit pour un Caravanserai1. Il y entre ; & après avoir regardé de tous côtés, il va se placer sous une belle galerie, met bas son petit sac & son petit tapis, qu’il étend, & s’assied dessus. Des gardes l’ayant apperçu, lui crierent de se lever, en lui demandant en colere,

Dialogue

ce qu’il prétendoit faire là ? Il répondit, qu’il vouloit passer la nuit dans ce Caravanserai. Les gardes se misent à crier plus fort : qu’il s’en allât, que ce n’étoit pas là un Caravanserai, mais le palais du Roi.
Le Prince étant venu à passer, rit de la méprise du Derviche, & l’ayant fait appeler, lui demanda

Dialogue

comment il avoit si peu de discernement, que de ne pas distinguer un palais d’un Caravanserai. Sire, dit le Derviche, que V.M. me permette de lui demander une chose : qui a d’abord logé dans cet édifice, après qu’il a été bâti ? Ce sont mes ancêtres, répondit le Roi. Après eux, Sire, reprit le bonhomme, qui y a logé ? C’est mon Père, répartit le Prince. Et après lui, dit le Religieux, qui en a été le maître ? Moi, répondit le Roi. Et, de grace, Sire, continua le Derviche, qui en fera le maître après vous ? Ce sera mon fils. Ah ! Sire, ajouta le religieux, un édifice, qui change si souvent d’habitans, est une hôtellerie, & non pas un palais.
Quintilien, à la veille de marier sa fille à un homme en place, étoit obligé de fournir à la dépense que cette alliance demandoit, & il y étoit pas opulent. Pline le jeune, lui écrivit cette lettre.2

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Letter/Letter to the editor

« Quoique vous soyez très-modeste, & que vous ayez élevé votre fille dans toutes les vertus convenables à la fille de Quintilien, & à la petite-fille de Tutilus, cependant aujourd’hui qu’elle épouse Nonius Celer, homme de distinction, & à qui ses emplois & ses charges imposent une certaine nécessité de vivre dans l’éclat, il faut qu’elle regle son train & ses habits sur le rang de son mari. Ces dehors n’augmentent pas notre dignité ; mais ils lui donnent plus de relief. Je sçais que vous êtes très-riche des biens de l’ame, & beaucoup moins de ceux de la fortune que vous ne le devriez être Je prends donc sur moi une partie de vos obligations ; &, comme un second père, je donne à notre chere fille cinquante mille sesterces3. Je ne me bornerois pas là, si je n’étois persuadé que la médiocrité du pétit présent pourra seule obtenir de vous que vous le receviez. Adieu. »

Metatextuality

Voici un trait encore plus beau.

Level 3

Letter/Letter to the editor

Monsieur le Spectateur, je connois un homme qui, au moment où je vous écris, est dans la plus cruelle situation. Cet homme a une fille, dont il est justement idolâtre, & sa fille meurt de désespoir de ne pouvoir épouser un amant qu’elle adore, & qui est digne d’elle. Cet amant est sous la tutelle de parens avares, qui croient fermement qu’on doit placer son fils, comme on place un fonds, pour en tirer tout l’intérêt qu’il peut produire. Ils ne veulent consentir à ce mariage qu’autant que la demoiselle apportera dix mille écus à son mari ; & le malheureux père n’a pour toute fortune qu’une pension de deux mille livres. Je prends la liberté, monsieur, de vous envoyer les dix mille écus : je puis les donner, & ils ne me coûtent rien. L’honnête-homme dont je parle, lit vos feuilles : il sçaura par cette voie mes sentimens pour lui, & peut-être qu’en faveur u voile dont je couvre la plus satisfaisante action que j’aye jamais fait de ma vie, il voudra bien me faire l’honneur d’accepter ce léger service. Je ne lui suis pas inconnu, & il a pour moi quelque estime : malgré cela il pourroit me refuser en face, & je ne le condamnerois pas. L’honnête-homme, en recevant pour sa fille, craint toujours de l’exposer à quelque danger. Je veux lui épargner cette crainte, & certainement je n’aurois rien fait pour lui, si je ne la lui épargnois pas.

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« Sans cesse je me rappelle ce jour,4où, me réveillant pour la premiere fois, je me trouvai mollement étendue, à l’ombre, sous les fleurs, sans pouvoir comprendre d’où & comment j’y avois été apportée ; où j’étois, qui j’étois. Non loin de moi, sortoit d’un antre, avec un doux murmure, une fontaine qui s’étendoit en plaine liquide, & dont la surface étoit aussi tranquille, aussi pure que celle des cieux. J’y porte mes premiers regards, & n’ayant fait encore aucun usage de la pensée, je m’arrête sur ces bords couverts de verdure, pour admirer ce bassin clair & uni, qui me paroissoit un firmament. Je me baisse pour le considérer ; & aussitôt dans le sein de cette humide clarté, paroît, vis-à-vis de moi, une figure qui se baisse aussi pour me regarder ; je recule en tressaillant. Le plaisir me ramene, le plaisir fait revenir la figure, & nous nous contemplons avec les mêmes regards de sympatie & d’amour. J’y serois encore fixement attentive, & languissante d’un vain desir, si je n’avois été cirée de mon ravissement par cette voix : Ce que tu consideres, ce que tu admires ici, ô belle créature ! c’est toi-même ; cette image paroît & disparoit avec toi ; mais suis-moi & je te menerai où ce n’est point une ombre qui attend ton arrivée & tes doux embrassemens. Là tu trouveras celui dont tu es l’image, celui dont tu feras la compagne inséparable, & à qui tu donneras un nombre infini de créatures semblables à vous deux, ce qui te meritera le titre de mere de la race humaine. Que pouvois-je faire autre chose que de m’abandonner entiérement à ce guide invisible ? Alors je t’apperçus sous un plane ; je fus frappée de la taille avantageuse, & de ta figure, quoique pourtant moins belle, ( à ce que je m’imaginai ) moins douce, moins gracieuse, moins attirante que celle de l’image fugitive que j’avois vu dans l’onde. Je me retourne pour m’en aller ; tu me suis & tu cries à haute voix : Reviens à moi, belle Eve ! Qu’est-ce que tu veux ? Ce que tu fais, c’est celui dont tu es formée ; tu es sa chair & ses os ; pour te donner l’être, j’ai tiré de mon côté, du plus près de mon cœur, ta substance & ta vie ; ainsi tu dois être à jamais à mon côté, ma chere & inséparable compagne ; c’est toi, que je cherche, tendre moitié de mon ame, c’est vers toi que je soupire, toi, qui es cet autre moi-même. . . Ta main saisit tendrement la mienne, & je me rendis, &c. »

Level 3

General account

Emilie goûtoit l’innocence, parce qu’elle ne connoissoit point le dangereux attrait du plaisir. Ses oreilles fermées jusqu’alors au doux son d’une voix trompeuse, quoique sincere, avoit ignoré ces sophismes vainqueurs que l’amour prête à l’amant qui est obligé de détruire les maximes de la vertu. Lindor la voit, soupire & l’anime : elle le regarde & l’écoute.

Level 4

Dialogue

« Emilie, il est temps que la nature vous parle par ma voix ; ma voix abhorre l’imposture, & si vous consultez votre cœur en m’écoutant, vous l’entendrez répéter lui-même ce que la vérité va me dicter. . . Vous êtes belle. Croyez-vous que tant de charmes soient destinés à l’insensibilité ? La nature se seroit jouée de votre raison, s’il étoit une loi qui vous ordonnât l’indifférence. Voyez ces fleurs que le printemps fait naître ; tant qu’on ne fait que les admirer dans un parterre, on sent que leur destinée n’a pas commencé ; une main se présente pour les cueillir, & par l’odeur qu’elles répandent, elles semblent l’appeler à elle : elles n’avoient que la forme ; ce moment leur donne l’existence. Il en est de même de la beauté : elle a son existence dans nos cœurs ; sans notre amour, elle ne sent qu’à varier les ornemens inanimés, dont la terre abonde ; notre amour lui imprime la vie, lui communique l’utilité, cette utilité glorieuse, sans laquelle on sentiroit une sorte de honte à occuper une place dans l’univers. Mais notre amour n’est point un bienfait désintéressé ; pour votre bonheur même, la nature n’a pas permis qu’il le fût : elle a voulu que nous exigeassions de vous du retour ; & pour vous y contraindre, elle a réglé que nous ne pourrions vous aimer, qu’autant que vous-même, nous y irriteriez pas les vœux les plus tendres. Ainsi donc, chere Emilie, vous êtes condamnée à aimer, ou à posséder toujours, sans gloire & sans plaisir, un trésor qui est la source de tant de plaisir & de tant de gloire. Emilie voulut fuir ; Lindor sçut l’arrêter. Cruelle, où courez-vous ! Où croyez-vous trouver un amant qui vous aime plus tendrement que moi ! . . . Je n’en veux point trouver, dit Emilie, je n’en veux pas connoître. Non, ce n’est pas pour le chercher que je suis. . . C’est donc pour l’éviter ? Ah ! cruelle, je me perdois donc auprès de vous, quand je vous donnois ces preuves si naturelles de mon amour. Vous ne fermiez la bouche, vous ne baissiez les yeux que pour laisser à mon cœur une liberté perfide, & établir un jour mon désespoir sur la certitude de ma passion. Ah ! c’est une cruauté sans exemple, une trahison, un outrage que toutes les loix de l’honneur & de l’humanité. . . Mais je vous fais des reproches & vous n’en méritez point. Non, quand on a pu trahir ainsi l’amant dont on étoit adorée. . . Il n’acheva pas, & Emilie fut justifiée par un regard. »

Metatextuality

J’ai entendu ce que je viens d’écrire. J’étois seul dans le cabinet de la mere d’Emilie occupé à écrire une lettre ; sa fille entra dans la piece voisine, Lindor la suivoit ; je les avois vu ensemble, j’écoutai malgré moi. . .

Level 4

Letter/Letter to the editor

Dialogue

O Emilie ! ta crédulité est naturelle ; le triomphe de Lindor ne peut deshonnorer que lui, s’il te trompe ; mais est-il sûr qu’il ne te trompe pas ? L’amour n’a pas tant d’esprit, que Lindor vient d’en montrer, & si tu avois mieux connu l’amour, tu aurois fait cette réflexion avant moi.

Level 3

Letter/Letter to the editor

Monsieur le Spectateur, il n’est pas vraisemblable que, vous piquant d’observer la nature dans les hommes, vous n’ayez quelque curiosité pour les phénomenes de l’art, dont la destination est de la représenter dans quelques parties. Madame de ** m’amene tous les soirs une marionette haute de 3 pieds ½, qu’elle appelle mon fils, & qu’elle acheta de feu monsieur son mari, deux cent mille écus le jour de ses noces. Cette marionette fut commencée il y a vingt-deux ans, & n’est à son point de perfection que depuis trois. Vous jugez que c’est quelque chose de fort rare ? Il me seroit impossible de vous en faire une fidelle description ; ce n’est pas que je ne l’aye cent fois examinée très-attentivement, mais vous sçavez que les prodiges ne se laissent pas considérer comme les choses simples ; il y a ici dix mille ressorts, & la plupart sont si déliés qu’ils échappent à la vue la plus perçante. Au défaut de ce détail que demanderoit le plus parfait microscope, je vous parlerai des mouvemens, des gestes & de l’action. Cette machine est organisée pour marcher seule, elle a aussi la faculté de parler ; si on avoit pu lui donner celle de répondre, ce seroit presque un homme, il faudroit être fin pour ne s’y pas méprendre. Dès que Madame de ** entre, elle la lâche dans l’appartement, & tout de suite la petite merveille va se placer devant ma femme à qui elle fait, une heure de suite, le plus languissant regard qu’il soit possible d’imaginer. Ma femme va à elle & lui dit des douceurs, elle baisse les yeux, rougit & ne répond rien ; mais quand elle ne lui parle plus, elle recommence à faire le même regard, & si par hasard quelqu’un vient à la heurter, elle tire droit à ma femme, se place à côté d’elle & regardant alors la tapisserie, elle commence à parler, c’est-à-dire, à prononcer des paroles ; car je sçais bien que l’un n’est pas l’autre ; mais, en vérité, l’admirable organisation de la marionette fait que quelqu’un qui entreroit s’y tromperoit quelquefois. Ce qu’elle dit, dans ces momens, paroît pensé.

Metatextuality

Voici de ses phrases :

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Dialogue

il y a des femmes à qui on se donne, dès qu’on les voit. . . On peut aimer assez pour sçavoir attendre long-temps le moment de s’expliquer. . . . L’amour rend timide, & ce n’est pourtant que de l’amour qu’on doit attendre son bonheur, &c.
Ces choses paroissent pensées, comme je viens de le dire ; ce qui leur fait du tort, c’est la répétition, la machine ne sçait que cela ; on se rappelle d’ailleurs de les avoir entendues cent fois débiter aux petits maîtres qui jouent la discrétion ; sans cela, on ne pourroit pas se persuader que c’est une machine. Il y a trois ans que Madame de ** me l’amene tous les soirs, & je vous avoue que chaque fois, je la vois avec un nouveau plaisir. Si vous êtes tenté, monsieur, de venir admirer ce phénomene, ma femme sera flattée de vous en faire des honneurs. P.S. J’oubliois de vous dire, que quoiqu’elle n’entende ni ne réponde, les choses qu’elle articule se placent quelquefois si naturellement dans la conversation, qu’on jureroit qu’elle a du moins une forte d’instinct.

1Hótellerie où logent les Caravannes, en Perse

2C’est la trente – deuxieme du sixieme livre

3Environ 5000 livres de notre monnoie.

4Paradis perdu. Discours d’Eve à Adam