Le Nouveau Spectateur (Bastide): Le véritable Amour

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Metatestualità

Voici une histoire dans laquelle on respire les sentimens du plus parfait amour. J’ose dire que tous ces hommes voluptueux, qui s’arrogent le titre d’amant, y trouveroient de quoi rougir de leurs sentimens frivoles & vicieux, s’il pouvoit y avoir des leçons utiles pour ceux que l’amour ne peut pas rendre reconnoissans, & que le plaisir ne peut pas rendre heureux, comme sont tous les inconstans. Cette histoire m’a été envoyée par un homme de qualité, qui y a joint une lettre dont voici l’extrait.

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Lettera/Lettera al direttore

« . . . . . J’ai donc lu le plan que vous vous proposez de suivre, dans la lettre que vous avez écrite à M. de * * *. Comme vous promettez de faire usage des aventures qu’on vous communiquera, j’ai voulu être des premiers à vous donner des marques de mon estime. Vous m’en donnerez une très-sensible de la vôtre, Monsieur, si vous faites promptement usage de mon présent : je dis présent, & c’est le mot propre ; car je vous donne ce que j’ai de plus cher. Vous jugerez vous-même, en lisant, si mes expressions & mes sentimens sont outrés, &c. »
Le véritable Amour.

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Racconto generale

Je donne un beau nom à ce que je connois de plus beau, qui est une véritable passion. J’exprime comme je sens : cela est permis quand on aime. J’ai toujours fait de même dans l’aventure que je vais raconter ; mon amour étoit toujours sur mes levres, avec toute sa force, toute sa vivacité, tel qu’il étoit dans mon cœur : c’est un bienfait de la nature de pouvoir s’exprimer ainsi. Ce bienfait augmente le bonheur de sentir : il est le plus grand charme de l’art de plaire. Je n’écris ce que j’ai senti que pour m’en occuper. Ma passion sera éternelle, quoiqu’elle soit devenue très-malheureuse. C’est pour en perpétuer la premiere douceur que je veux m’en retracer les premiers événemens.

Eteroritratto

Je suis né avec tous les avantages de la nature ; naissance, fortune, figure, esprit : malgré cela, je n’ai pas été fat. J’en ai peut-être l’obligation à ceux que j’ai vus. Les femmes piquées de ma modestie, lui ont rendu souvent des pieges. Je ne me glorifie pas d’avoir évité d’y tomber ; s’ils avoient été plus fins, moins visibles, peut-être m’y serois-je laissé prendre : mais il faut dire que les femmes, dont on a toujours admiré la souplesse d’esprit pour nous faire prendre des ridicules, manquent aujourd’hui d’adresse pour cela. Il est vrai que de la façon dont les hommes préviennent leurs desseins à cet égard, ce seroit avoir conservé un art inutile. Quoique je ne fusse point fat, & que je ne voulusse pas l’être, je n’en réussis pas moins auprès des femmes : elles me trouvoient tant de bonnes qualités, qu’elles cesserent de me chicaner là-dessus. Je donnai cependant dans la bonne fortune. C’est aujourd’hui un chemin tout fait ; il n’y a qu’à marcher pour trouver des bonnes fortunes ; & de mille femmes qu’on peut attendir, il faut bien qu’il y en ait plus d’une qui tente. Mais je fus bientôt dégoûté de ce genre de vie. J’étois né pour aimer. Un plaisir trop facile me parut ce qu’il étoit. Je commençai par m’ennuyer, je finis par rougir. Je vis beaucoup l’art dans les femmes. C’est là l’époque du changement de mœurs dans un homme qui n’aspire point à faire une lifte. Une affaire d’honneur que j’eus, vint encore à l’appui de ma raison. Je m’exilai en Allemagne, à la cour de * *. C’est là que commença ma vie ; c’est là que l’amour avoit fait naître l’objet que je devois aimer. Je lus ma destinée dans les plus beaux yeux du monde, la premiere fois que je les vis. Heureux moment ! & que je regarderois comme le plus doux de ma vie, si je n’avois pas à lui comparer tous les premiers momens de ma passion !

Eteroritratto

Etre princesse, être belle, être jeune, être charmante, c’est avoir tout, c’est être tout ce qu’on peut être. L’objet dont je parle étoit encore au dessus de tout cela ; elle avoit quelque chose qui se sent, qui ne peut se rendre, & qu’on ne pourroit voir que dans l’objet qu’on doit aimer, quand même il pourroit être ailleurs. La premiere fois que je la vis, j’eus tout le plaisir de la beauté ; elle commençoit sa toilette ; elle n’étoit encore belle que par ses propres charmes, & je ne crus pas qu’elle pût l’être davantage. Je ne me trompois pas : mais elle eut une beauté d’une autre espece. Je m’imaginai voir Vénus au milieu des Nymphes ; car elle prêtoit des graces à ses femmes. J’avois été touché, je fus ravi. Je me tenois davant elle avec un respect dont je n’avois point d’idée. J’avois été à la cour, & chez les plus grandes princesses : mais je n’avois jamais rien senti en leur préfence, comme ce que je sentois alors. Je n’étois point intimidé, & cependant je ne sçavois ce que je lui pourrois répondre, si elle me parloit. Lorsqu’elle me parla, ce fut pour me dire des choses si obligeantes & si spirituelles, que je me serois presque jetté à ses genoux pour lui dire que je l’adorois. Elle étoit née avec toute la curiosité que l’esprit peut donner. Elle me fit vingt questions sur nos Françoises. Ma position étoit délicate : il falloit presque sacrifier l’esprit, ou sacrifier nos femmes. Il n’y avoit qu’un milieu très-difficile à prendre ; j’eus le bonheur de le saisir. Il me parut, par le compliment qu’elle me fit, qu’elle me jugeoit aussi estimable par les faillies que je m’étois refusées, qu’amusant par celles que je m’étois permises.
Je dis toutes ces choses là parce que ce sont les petites nuances qui caractérisent les grandes passions. Je n’écris d’ailleurs que pour moi ; & pour moi, tout ce qui me rappelle ses charmes ou ses bontés, est d’une très-grande importance. Je sens encore toutes ces choses, & je les écris précisément comme je les sens. Chercher à dire mieux ou moins, ce seroient me priver d’un plaisir, & je n’en veux perdre. Je croirois n’avoir eu qu’une passion ordinaire, si le souvenir que j’en conserve n’étoit pas une passion. Dès ce premier jour je crus pouvoir me flatter qu’elle me trouvoit un certain agrément dont elle étoit touchée, & qu’elle me permettroit de dégager mon hommage de cet air sérieux & contraint qu’on affecte dans les cours du nord. J’attendois tout de cette liberté flatteuse : j’espérois que peu accoutumée au ton que j’aurois avec elle, elle le prendroit elle-même avec moi, & que comme de l’adoption du ton on passe naturellement à celle des idées, & encuite à celle des sentimens, je parviendrois d’autant plus aisément à me faire aimer, qu’elle sentiroit que je la rendois elle-même plus aimable.

Eteroritratto

La princesse n’avoit que vingt ans, & elle étoit veuve depuis deux. Elle n’avoit jamais aimé, parce qu’elle étoit née avec une très-haute idée de l’amour. L’on trouvoit son cœur dans sa conversation, lorsqu’on la mettoit sur ce chapitre. L’on voyoit qu’elle étoit née pour aimer, mais que craignant les suites de l’amour, l’exigeant trop pur, trop tendre, & ne jugeant pas les hommes capables d’un sentiment qui demande tant de vertus, elle n’eût pas consenti volontiers à s’engager.
Il y avoit encore une plus grande difficulté ; pour pouvoir lui plaire, il eût fallu avoir toute sorte de mérites, toute sorte de qualités, & surtout beaucoup d’esprit & beaucoup de sensibilité, parce qu’elle avoit tout cela elle-même, & qu’elle s’y connoissoit très-bien. Ces difficultés ne m’effrayerent point. Je sçavois que la femme la plus difficile se rend comme les autres, sans réfléchir, quand l’amant que la nature a fait pour elle vient à se montrer. J’avois d’ailleurs ( j’ose le dire ) tout ce qu’elle pouvoit demander, & j’écartois la modestie comme un obstacle encore plus grand que tous ceux qu’elle pourroit m’opposer. Lorsque je fus bien établi auprès d’elle, par le goût, je songeai à m’y bien établir par l’estime. Cela ne me fut pas difficile. Elle me rendoit si estimable, que lui montrer mes vertus, c’étoit lui vanter ses bienfaits. Elle reconnut son ouvrage, & elle en fut touchée. J’aimois les vers, & elle les aimoit beaucoup aussi. J’avois fait en ma vie vingt chansons très-tendres & assez heureuses. Pour varier nos entretiens, je les lui chantois : elle les trouvoit charmantes, & les répétoit avec moi. J’en faisois de nouvelles ; je lui apprenois à en faire ; elle étoit enchantée d’un tendre amusement, dont elle ne prévoit pas les suites, ou peut-être qu’elle n’en étoit si affectée, que parce qu’elle les prévoyoit ; car l’amour agit avant que de parler. Nous fûmes pendant quelque temps ensemble sur ce pied là. Insensiblement mille choses me firent imaginer que j’étois aimé : mais je n’osai pas croire mon bonheur. J’en devins plus timide avec elle, & je n’osai pas croire mon bonheur. J’en devins plus timide avec elle, & je m’apperçus qu’elle n’étoit plus si libre avec moi ; je perdis mon tendre enjouement, & elle devint triste. Quand nous étions ensemble, nous ne songions plus à chanter, ni à faire des vers ; nous craignions presque nos regards, & il entroit dans nos conversations, qui étoient devenues tristes comme nous, mille choses qui nous faisoient soupirer sans que nous sçussions pourquoi. Je sentis que ma passion alloit devenir indiscrete, & je craignis les jaloux. Je me composai un masque de coquetterie, que je me fis une loi de garder auprès de toutes les femmes. Mon stratagême me réussit : on ne parla bientôt plus de moi que comme d’un homme voué à la vanité des conquêtes, & qui veut plaire sans aimer. Tranquille sur la pénétration des courtisans, j’éprouvai une autre sorte d’inquiétude plus chagrinante. Je commençois à trouver la Princesse sérieuse avec moi ; je ne sçavois à quoi attribuer ce changement d’humeur ; & ne voulant pas la soupçonner de caprice, ne pouvant imaginer de défaut dans un objet adoré, je n’accusois que moi, & je ne vivois plus.

Racconto generale

J’étois un soir descendu dans le parc du château, & je rêvois, assis sous un berceau, lorsque tout à coup je vis paroître la Princesse. Aussi ému qu’elle, je voulus m’éloigner par respect ; elle me dit de rester, & auprès un moment de silence :

Dialogo

je ne me flattois pas de vous trouver ici, me dit-elle : triste & rêveuse, j’y venois profiter de la fin d’un beau jour : les charmes de votre conversation vont dissiper ma mélancolie. Belle Princesse, répondis-je, je suis trop heureux d’entendre des louages si flatteuses ; j’oserois presque espéres de les mériter, si le desir de plaire donnoit toujours l’art d’être amusant. Cet art, c’est votre esprit même, reprit-elle, quand vous y joignez le desir de plaire, sûr de réussir au-delà de vos vœux, vous ne devez craindre que pour l’objet qui vous écoute : mais toujours galant, & toujours peu sensible, vous m’ambitionnez pas assez le plaisir d’être aimé, pour vous occuper beaucoup du sois d’être aimable. . . . ( C’étoit la réputation que l’air de coquetterie, que j’affectois depuis quelque temps, m’avoit donné : mais devoit-elle s’y tromper ? devoit-elle croire qu’on pût la voir sans l’adorer ? ) Votre Altesse a pris les impressions publiques, répondis-je ; sans m’avoir examiné, elle me juge, & peut-être elle me condamne. Que ne puis-je justifier l’opinion qu’elle a de moi ! Que n’ai-je cette indifférence dont elle m’accuse ! Hélas ! on n’est heureux que quand on n’aime pas. . . . ( Elle me regarda avec un attendrissement singulier. ) Cette réflexion seroit à peine pardonnable dans la bouche d’un manant malheureux : me dit-elle : craindre l’amour, quand on est aimable, c’est se défier d’un ami. Non, Princesse, répondis-je ; être prudent n’est point être injuste ; l’amour est-il jamais l’ami d’un amant ? Il l’est toujours d’un amant qui sçait connoître ses avantages. . . . Ah ! lui dis-je, peut-on compter sur un ami dont on a toujours à craindre le caprice. ( Sa vivacité augmentoit, & ses regards la déceloient toute entiere ; elle vouloit s’expliquer, se livrer au dépit plein de tendresse, que mes discours lui donnoient ; elle n’osoit me gronder, & ne pouvant se contraindre qu’à demi, elle me donna des louanges, au lieu de me faire des reproches. ) Pouvez-vous vous montrer si prévenu contre l’amour, me dit-elle, vous, qui l’avez peint si séduisant ? Il trompoit mon esprit, répondis-je ; il n’a pu tromper mon cœur. Quand je n’avois que des amourettes, je ne lui voyois que des charmes ; mes sentimens ont fait ma pénétration, & c’est aux dépens de ma félicité que j’ai perdu mon erreur. Vous étes donc à présent bien malheureux, me demanda-t’elle ? Oui, Princesse, on ne le fut jamais autant. Quels font vos chagrins, reprit-elle ? En croyez-vous la cause éternelle ? Elle ne finira qu’avec ma vie. Mon malheur est dans toute ma passion ; il ne peut finir qu’avec elle, & je sens qu’elle ne finira jamais. . . . Une passion si tendre méritoit un fort plus heureux, poursuivit-elle : l’objet que vous aimez est donc bien injuste ? Je n’ai pas même la consolation de pouvois l’accuser d’injuste ? Je n’ai pas même la consolation de pouvoir l’accuser d’injustice, répondis-je. Il ignore mes sentimes ; s’il venoit à les pénétrer, il les puniroit, & il ne me seroit pas permis de m’en plaindre. Eh ! pourquoi les puniroit-il ? S’il l’étoit, la délicatesse de vos soins & de vos expressions en rendroit l’aveu innocent. Vous pourriez blesser la vertu, mais vous flatteriez l’amour-propre, & l’on ne court pas grand risque à paroître un peu téméraire, quand d’ailleurs on paroît aimable. Ah ! Princesse, je ne m’aveugle pas ; je sçais ce que je peux mériter : mais si vous sçaviez à quoi j’ose prétendre ! Je suis d’autant plus à plaindre, que n’étant pas naturellement modeste, je suis forcé de sentir que si je n’ai point d’espérance, c’est qu’en effet je n’en dois point avoir. . . . ( Elle étoit trop touchée de la sincérité de mes discours, pour ne pas voir qu’il falloit me donner du courage. ) Tant de prévention est une soiblesse, repartit-elle, & peut être une cruauté. Au moment où vous vous faites une si triste destinée, vous plongez peut-être l’objet aimé dans le même chagrin. On prend votre timidité pour de l’indifférence, & votre tristesse pour de l’ennui. Dans une tendre rêverie, dans un songe on vous prête peut-être des idées toutes contraires à celles que vous me confiez ; on a pu vous donner mille marques de préférence qui vous sont échappées, ou que par respect vous n’avez pas osé interpréter, & si cela est, je ne jurerois pas qu’on ne vous accusât de dédain ou d’insensibilité. Ah ! Princesse, ne croyez pas cela. Si je devois être un jour souffert, j’aurois été deviné ; je sçais bien, quand je suis en la présence de ce que j’aime, combien il passe d’amour dans mes yeux. . . . L’expression des regards ne persuade qu’un moment, me dit-elle ; il faut des marques moins incertaines, pour arracher un cœur qui se respecte au scrupule d’une foiblesse, ou à l’incertitude du retour. C’est aussi ce que j’ai fait, répondis-je ; quelquefois, à cause de mon foible mérite, qu’elle daigne distinguer, elle daigne descendre jusqu’à moi : elle me voit triste, & elle a la bonté de me faire des questions. Ma douleur prend alors des charmes ; elle vole toute entiere sur mes levres, & même, en la sentant s’augmenter, je sens que je lui en parle avec plaisir. . . . Ne paroît-elle pas en prendre à vous écouter ? Ne cherche-t’elle pas à rassurer ? Vous me pardonnerez ; tous les discours sont des bontés. L’autre jour, dans ces mêmes jardins, & à la même heure, elle me trouva seul rêvant à ma passion ; elle daigna m’aborder, & s’en entretenir avec moi. . . Je parie, reprit-elle, qu’elle vous parla comme je vous parle, & que vous ne sçûtes pas sentir qu’elle vouloit faire disparoître votre timidité. Ah ! Princesse adorable, ne poussez pas plus loin vos genoux de mon bonheur & de ma flamme.
Je me jettai en effet à ses genoux. Quel moment ! Comment dire tout ce que je sentis ! Des mots entrecoupés, des regards où l’amour peignoit toute sa fureur & tout son trouble, furent toute l’expression d’un cœur que ne pouvoit contenir toute sa joie. Un saisissement égal au mien, ne lui laissoit pas plus de liberté de parler. Elle me regardoit, & me serroit la main. Une rougeur délicieuse couvroit son front des charmes de l’amour & de la vertu. Ce fut bien dans ce moment que je sentis que l’amour ne se mérite point. Tout grand qu’étoit mon bonheur, il étoitréser vé <sic> à ma tendresse de l’augmenter encore. Les événemens vont prouver qu’on n’aima jamais aussi tendrement, & ce n’est jamais que de cette façon que l’on peut goûter tout le plaisir d’être aimé. Après nous être juré mille fois que nous nous aimerions toujours, nous nous séparâmes, & elle rejoignit sa cour, qu’elle avoit quittée dans une allée du parc.
Je sentis bientôt combien l’amour, même le plus heureux, a de tristes détails. Avant ce jour, le plus beau de ma vie, j’avois joui auprès de la Princesse d’une liberté qui me paroissoit sans bornes. Le plaisir de me trouver à chaque instant avec elle, m’étoit devenu si nécessaire, que je ne comptois plus que les momens où les bienséances de la cour m’empêchoient de la voir. Mon respect me faisoit des scrupules ; je craignois de me trahir ; je n’osois presque la regarder en public. Elle s’embellissoit à ma vue. Je craignois que cette vivacité de ses yeux, ce coloris de ses joues, cette ame de la beauté, qu’elle devoit à ma flamme, n’éclairassent les moins médisans. Avant ce jour, ses courtisans, je veux dire ceux qui cherchoient à lui plaire, m’amusoient par leur air de servitude ; tout ce qu’ils lui disoient me fournissoit d’agréable plaisanteries ; j’en riois avec elle dans le particulier, & quelquefois en leur présence : cela faisoit une forte de comédie d’autant plus divertissante, qu’elle y prenoit un rôle. Mes sentimens étoient tous changés. Chaque courtisan, le plus indifférent même, étoit un rival insupportable. Leur moindre attention m’accabloit ; leur air gauche me donnoit un mépris, une haine que tout mon respect pour elle pouvoit à peine retenir. Elle voyoit ma douleur, & il n’y avoit rien qu’elle ne mît en usage pour me consoler. Elle n’y réussissoit pas toujours. Ma passion avoit plus d’empire que ses faveurs : mais elle me pardonnoit des mouvemens invincibles, qui renouvelloient sans cesse dans son cœur la certitude d’être adorée. On se fait une habitude de la tristesse, & elle augmente tous les jours lorsque c’est le ton que la passion prend. Dans cet état on reçoit volontiers, on vole même au devant des idées affligeantes. Jéprouvai bientôt cette vérité. Dans mes rêveries je me frappai de la distance que la fortune avoit mis entre elle & moi. Ne pouvoir jamais espérer de me voir son époux, me parut une chose épouvantable. Dès-lors je ne jouis plus du plaisir d’être aimé ; je n’envisageai plus mon bonheur que comme un songe agréable, qu’un moment pouvoit emporter. . . . Je distinguois le principe de ma douleur : il n’étoit point précisément dans la privation de ses faveurs ; j’avois une ambition plus noble, un chagrin plus délicat. Mon bonheur étoit entre elle & moi ; l’univers devoit l’ignorer. Tous mes momens ne pouvoient être à elle ; j’étois obligé de me contraindre, de me taire. Une ame si tendre & si belle ne pouvoit se confondre dans la mienne ; toutes ses idées, tous ses mouvemens étoient contrariés par cette distance odieuse qui nous séparoit. Il y avoit mille choses que je ne pourrois jamais faire pour l’objet le plus tendrement aimé ; j’étois obligé de renfermer dans mon cœur une passion immodérée, dont j’aurois voulu que l’univers fût jaloux, & il ne pouvoit jamais m’être permis d’en laisser paroître que ce qui ressembloit aux sentimens les plus ordinaires. Voilà ce que je distinguai d’abord dans mon cœur, & peut-être n’y avoit-il encore que cela : mais j’y trouvai bientôt autre chose. Il y a des sentimens délicats qui subsistent toujours dans le plus grand chagrin de la passion, parce qu’ils sont raisonnables. Il y en a d’autres qui finissent à la moindre douleur, parce qu’on peut les regarder comme chimériques. A force d’aimer d’admirer, de contempler la plus jolie femme du monde, & de la voir amoureuse de moi, je sentis mon imagination s’échauffer, & mon cœur former des desirs. Je fus d’abord effrayé du danger où je courois, & je ne vis que des rigueurs & des tourmens. Ne pouvant ni me résoudre à la témérité, ni me condamner au silence, je fus pendant un mois le plus agité des amans. Je compris enfin que mes scruples ajoutoient trop à la difficulté réelle, & que quelque respectable que fut l’objet aimé, par le rang, comme par la vertu, le desir n’étoit jamais un crime, lorsqu’il ne restoit plus rien à faire, dans le cœur, à la persuation, ni à l’amour. Je ne me sentis donc plus tant de timidité : mais il y avoit encore bien loin de ce courage à tout celui qu’il faut pour oser demander. Quelque chose que je fisse pour m’y résoudre, je n’y parvenois pas ; quelque occasion de m’expliquer que ma tendresse ou la sienne pût faire naître, ma résolution expiroit dans mes yeux ou sur mes levres. Un combat si cruel formoit une situation si agitée, que la Princesse s’en apperçut aisément. Elle m’ordonna de lui ouvrir mon cœur.

Dialogo

Laissez-moi me taire & mourir, lui dis-je ; je ne suis plus digne de vous, que par celle douleur que vous voudriez adoucir ; ne cherchez point à en connoître la cause ; je perdrois, en vous l’apprenant, la seule consolaton qui puisse me soutenir, qui est de vous la cacher. Je devine ce que vous n’osez me dire, me répondit-elle : hélas ! j’ai prévu ce que je devine ; ma pénétration fait mon désespoir, mais je n’ose m’en plaindre. Je n’ai point des idées romanesques, & il en faut pour reprocher à un amant aimé des desirs trop naturels. . . .Quelle respectable ingénuité, lui dis-je, en tombant à ses genoux ! Vous me consolez de mes maux. Ah ! reprit-elle, il m’en coûteroit plus de les voir, que de les finir, si je ne consultois que mes sentimens : non que la nature agisse en moi comme elle agit en vous  tout mon amout est dans mon cœur : mais lorsque vous souffrez, vos sentimens font les miens, & je n’écouterois qu’eux, si le plus grand malheut pour vous, comme pour moi, ne devoit pas être la suite d’une tendresse trop écoutée.
Je ne comprenois pas trop ce qu’elle vouloit me dire, apparemment, parce que je craignois de comprendre. Je la fis expliquer. Elle redoutoit les suites presque inévitable de sa complaisance. Quelque fermet que je pusse lui faire, quelque espoir qu’elle-même voulut se permettre, elle avoit sur cela des terreurs fondées sur le malheur de trop de victimes, pour pouvoir s’aveugler.

Dialogo

Pourquoi la fortune m’a-t’elle placée si près tu trône, me dit-elle, après s’être expliquée ? Mon élévation fait mon supplice ; enchaînée à des bienséances cruelles, je gémis d’avoir à respecter d’autres idées que celles qui m’attachent à vous. Cependant, comment faire ? Comment me soustraire à une loi trop respectable ? Car il n’est pas ici question de préjugés. Ce qui me retient n’est ni chimérique, ni arbitraire ; c’est la façon de penser de mon père, & son amour pour moi : deux objets qui se prêtent l’un à l’autre un pouvoir trop invincible. Mon père, quoique souverain & homme d’esprit, a sur ce qu’on appelle la gloire d’une femme les idées du particulier le plus simple. Il m’adore, & son estime pour mes mœurs fait partie de son bonheur & de sa tendresse. Il est né violent & absolu. Si je répondois à vos desire, & que malheureusement les preuves de ma complaisance vinssent à paroître, il seroit capable de se porter à la plus grande violence, & il en mourroit certainement de chagrin : jugez si je dois m’opposer à moi-même moins de résistance, & si vous devez exiger. . . . Non, lui dis-je, en lui baisant tendrement la main, je ne dois rien exiger que votre bonheur ; le mien sera assez grand quand j’y contribuerai par mes sacrifices. Ce n’est qu’avec ces sentimens que je puis vous mériter, & vous mériter, c’est avoir tous les bonheurs.
Je crus, après cette conversation, que j’aurois un peu plus de tranquilité : inutile espérance. Partout je trouvois l’image de la Princesse gravée d’une main divine ; elle étoit adorée des sujets de son père, & de toute la cour ; tout resentissoit de sa beauté & de ses vertus ; tout imprimoit dans mon cœur son idée avec ses charmes. Je n’avois plus ni plaisir, ni repos ; je ne pouvois la voir un seul moment, sans éprouver une agitation violente, & je ne lui prenois plus la main, sans me sentir consumé. Malgré ce que je souffrois, je ne me plaignois point ; j’osois à peine me permettre des soupirs ; elle m’en avoit assez dit pour me contraindre au silence ; je ne pouvois être heureux que par son bonheur ; une complaisance arrachée lui eût coûte des larmes, & ne m’eût donné que des remords. Mon état n’étoit point encore assez triste ; la fortune me préparoit bien d’autres chagrins. La Princesse m’avoit adouci jusqu’alors devant le monde cette circonspection que son rang lui imposoit nécessairement ; tout ce qu’elle pouvoit se permettre décemment, elle se le permettoit. Ces marques de distinction me donnoient de la vanité, & conséquemment me faisoient une douce consolation au milieu de ma douleur. Je m’apperçus de je ne sçais quel changement dans les manieres : cela n’étoit d’abord pas trop visible, mais je le sentois, & c’est bien assez du sentiment pour voir clair, lorsqu’on est préparé à la pénétration par la tristesse. Bientôt j’eus des preuves plus certaines de ce changement. Il me fut confirmé dans le particulier par une mélancolie profonde, & par une circonspection scrupuleuse, sentimens qu’elle n’avoit jamais eus. Elle craignoit à chaque instant d’être surprise avec moi ; le moindre bruit l’allarmoir ; elle osoit à peine me parler tête à tête, & me recevoir dans son appartement. Elle vouloit me cacher tous ces mouvemens, & ce fut ce qui servit le mieux à m’éclairer. Quoique désespéré, je n’osois me permettre le moindre soupçon ; je souffrois, je gémissois amérement, mais je ne l’accusois pas. Cependant, à quoi attribuer cette métamorphose extraordinaire ? Je me faisois mille idées, mille illusions pour m’empêcher de la condamner. Elle m’envoya un jour son portrait par une de ses femmes. Une lettre étoit jointe au portrait : voici ce qu’elle contenoit.

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Lettera/Lettera al direttore

« Je n’ai jamais eu le courage de vous dire ce qu’il faut que je vous apprenne. La fortune nous trahit. Il est nécessaire que j’exige de vous que vous me voyiez moins souvent : des raisons trop puissantes m’y contraignent. Laissez-moi vous les cacher : c’est une preuve d’amour que j’exige de vous. Je ne sçais comment j’ai la force de prononcer un arrêt si cruel ; je me reproche la raison qui me reste : elle m’accable plus que mon malheur. Je vais souffrir tous vos maux ; diminuez-les autant qu’il vous sera possible, si vous voulez que je vive. Je vous envoie mon portrait ; je ne vous demande pas le vôtre. Je veux me priver de tous les plaisirs pour vous donner une idée de mes douleurs ; mon ambition est de souffrir encore plus que vous ; ce n’est que de cette façon que je pourrai supporter tout ce que vous souffrirez. Adieu. Toutes les fois que vous voudrez m’écrire, vous pourrez remettre vos lettres à la confidente : je me flatte qu’il est inutile d’exiger que vous l’employiez souvent ».
Quel coup de foudre ! Je tombai presque mort dans mon fauteuil. Le voilà donc expliqué ce changement cruel, m’écrirai-je enfin ! Ah ! Dieux, je veux mourir, je n’ai plus rien à faire sur la terre. Un ruisseau de larmes inonda mon visage, & des sanglots précipité me couperent la voix. Revenu à moi, je pris la plume, & j’écrivis pour me soulager ; car mes sentimens m’étouffoient.

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Lettera/Lettera al direttore

« Vous êtes malheureuse pour moi, chere Princesse, & malgré vos douleurs, vous me cherchez des consolations ! Ah ! ne me disputez point le triste avantage de souffrir plus que vous ; laissez-moi mourir de vos maux & des miens. Que ferois-je dans le monde, où je ne puis plus vivre que pour vous coûter des larmes ! Je ne cherchai point à approfondir mon malheur ; je n’ai des sentimens que pour m’en pénétrer. Mais je ne devine que trop ce que je voudrois ignorer. Ma passion indiscrete nous a trahi ; l’on a vu que je vous adorois, & vous craignez pour moi la pénétration d’un père que ma témérité révolte ! Hélas ! je lui pardonne un ressentiment dont je sens toute la justice ; je me suis trop élevé ; j’ai eu l’ambition des Rois ; en vous adorant, je leur dispute leurs titres ; mes sentimes sont une revolte, & mon bonheur, s’il est soupçonné, est une usurpation. . . . Tout audacieux que je crains de le paroître ; je suis si glorieux de vous aimer, que je ne serois plus malheureux si, pour prix de tout ce que j’ai à souffrir, il m’étoit permis de publier que je vous aime ».
Je me sentis un peu soulagé, après avoir écrit cette lettre. ( Rien n’adoucit autant les douleurs que d’en parler.) Mais comment me soumettre à la loi qui m’étoit imposée ? Comment me faire un courage, une force d’esprit, dont la seule pensée me faisoit frémir ? J’y étois bien résolu ; je ne pouvois jamais avoir que des sentimes dignes de ma passion : mais comment soutenir le combat, le contraste affreux de ces nouveaux sentimens avec ceux dont j’avois contracté la délicieuxe habitude ? Quoi ! m’écriois-je, toute la nature va être entre la Princesse & moi ! Je ne pourrai plus lui rendre ces soins publics, dont le charme me confirmoit sans cesse la justice de mon hommage ! Ces perits mysteres, ces riens voluptueux, ces regards si bien sentis, si bien rendus, que m’élevoient jusqu’à elle dans les momens où tout le monde étoit à ses pieds : tant de plaisirs inexprimables me sont interdits pour jamais. . . . Je ne supportois point ces cruelles réflexions ; j’aurois préféré la mort au tournement qu’elles me faisoient éprouver : cependant il falloit obéir à la nècessité, & je n’étois pas capable de balancer. Quelque temps après il se répandit un bruit assez général, que la Princesse alloit être mariée au Prince de * *. Le Prince de * * étoit fils unique d’un souverain puissant ; il revenoit de l’armée, couvert de gloire, & tout ce que la fortune & la nature peuvent donner à un Roi & à un homme, il l’avoit au degré le plus éminent. Il étoit depuis quelque temps à la cour de * *, & en l’examinant de plus près que je n’avois fait, je vis qu’il étoit attaché à la Princesse, & que le Prince, son père, lui faisoit beaucoup de caresses. Un bruit si général & si confirmé me jetta dans le plus grand désespoir. Je sentis pour la premiere fois la jalousie, & pour la premiere fois il m’échappa une plainte contre la Princesse. Elle auroit dû, selon moi, m’avertir de ce qui se passoit ; elle devoit assez me connoître pour sçavoir que j’apprendrois mon malheur sans le lui imputer, & que je me comporterois avec toute la prudence & le respect qu’elle pouvoit attendre de moi. Insensiblement toutes mes idées prirent la force des sentimens. Je ne vis plus que par le funestre flambeau de la jalousie, & tout ce qui avoit précédé ce fatal moment, tout ce qui auroit pu sauver la Princesse de mes accusations, loin de me calmer, ne servit qu’à me rendre ma situation plus affreuse. Je n’étois pourtant pas encore jaloux de l’aveu de mon esprit ; je dissimulois mes soupçons à la Princesse, & un regard de ses yeux lui rendoit presque son innocence. Mais un pareil état ne peut pas subsister long-temps ; la jalousie commande, & son fatal poison est fait pour couler dans les veines. Je m’appercevois depuis quelque temps que le Prince me regardoit avec cet air arrogant, qui confirme si bien le bonheur d’un rival. Il falloit dévorer ma douleur par respect pour la Princesse : mais les douleurs contraintes forment insensiblement es tempêtes. Un soir que nous étions tous deux en cercle chez une femme de la cour, il présenta le tableau de ma situation dans un discours que je vis bien qu’il avoit amené. Il fit l’histoire de quelques gentilshommes qui avoient osé s’égaler à des Princes, & devenir leurs rivaux. Selon lui, rien n’étoit si téméraire, ni si punissable que ces présomptions romanesques : aussi, dans son récit, le Gentilohomme étoit-il toujours puni par le Prince, ou sacrifié par la Princesse. Je n’étois pas assez directement attaqué pour ne pouvoir pas me dispenser de répondre. Malgré mon dépit, je gardai donc le silence. Ce n’étoit pas que je craignisse le ressentiment d’un fat ; dans ce moment j’aurois donné ma vie pour pouvoir éclater : on sent que mon motif étoit plus digne de moi. J’aurois pu cependant répondre quelque chose ; car enfin le ton dont il avoit parlé, abaissoit trop la noblesse ; je n’étois point son sujet, & le sang françois, accoutumé à ne reconnoître de Prince que le sien, lorsqu’il est offensé, pouvoit raisonnablement trouver en moi un défenseur : mais j’étois né violent, j’avois à respecter des intérêts qui ne pouvoient jamais me paroître que le conseil de l’amour. L’on sent bien qu’un pareil sacrifice augmenta infiniment mes soupçons & ma douleur. L’air arrogant du Prince me tenoit seul lieu de preuve de son bonheut, & j’en trouvois mille autres dans des choses extraordinaires, qu’il sembloit que la fortune eût arrangé exprès pour me désespérer. Je voyois peu la Princesse, ainsi qu’elle l’avoit exigé, & elle avoit toujours avec moi l’air si embrassé, que pour mon repos j’évitois presque de la voir. Le bruit de son mariage augmentoit tous les jours. Je ne sçavois qu’en croire, & cependant je le croyois. J’étois jaloux, mais trop accoutumé à l’estimer trop contraint par la nature de mes sentimens à respecter cette estime consolante, je ne l’accusois pas précisément d’infidélité & de maivaise foi ; j’étois plus fâché contre la fortune, que contre elle ; il y avoit même des momens où je lui prêtois des excuses ; son air triste me faisoit imaginer qu’elle étoit tyrannisée par son père & par mon rival, & qu’en prenant un engagement odieux, elle cédoit en victime au coup qui alloit m’accabler. Dans cette confiance je formois un projet dont tout autre que moi n’eût pas été capable ; je voulois lui écrire que je n’ignorois pas la cruelle circonstance où elle se trouvoit, que j’étois désespéré de ce qu’elle souffroit pour moi, & que je la priois de m’abandonner. Ce projet étoit digne de la plus tendre passion, & du plus honnête homme ; mais la fortune m’eût envié le plaisir de l’exécuter, tout propre qu’il étoit à faire dans la suite le tournement de ma vie : elle avoit préparé des événemens affreux, que alloient m’ôter jusqu’à la liberté de faire des sacrifices. Un soir que je me promenois seul dans le parc du château, je’entendis, derriere une haie, le son d’une vois qui m’étoit connue. Je m’approche, plein d’un trouble secret, & je vois le Prince aux genoux de la Princesse : il lui baisoit la main avec transport. Ce fut tout ce que je pus voir. Mes yeux s’obscurcirent, mes genoux tremblerent sous moi, & je me sentis mourir. Lorsque j’eus repris l’usage de mes sens, je crus revenir du tombeau ; la douleur avoir imprimé la mort dans mon cœur. Une extrême foiblesse, une palpitation cruelle, un horrible sifflement dans les oreilles, furent d’abord tout ce que je sentis. La nature prit le dessus ; je pus voir mon malheur, & je le vis tout entier. Perdre un objet illustre & charmant, perdre tout le plaisir du plus tendre amour, n’avoir plus que des tourmens à souffrir, rester en proie à tous les feux de la passion, sentir que je ne les éteindrois jamais, lorsque tout mon bonheur étoit désormais de les éteindre, ne fut pas ce qui s’offrit de plus terrible à mon esprit : mais me voir lâchement trahi par un objet que j’avois tant estimé, ne pouvoir plus conserver son idée, sans nourrir volontairement la plus humiliante foiblesse, sentir la haine avec l’amour, n’avoir plus de consolation à espérer que celle du plus profond mépris, voilà ce qui me pénétra le plus, & ce qui m’accabla. Je me ferois certainement donné la mort dans ce permier moment, si un reste d’illusion inexplicable ne m’avoit soutenu. Je me traînai `a mon carosse, & je me fis conduire chez moi. Je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un d’assez insensible pour ne pouvoir se faire une idée de la nuit que je passai ; il est bien plus aisé de se la représenter, que de la décrire.

Racconto generale

Je fus éveillé le lendemain par une lettre de la Princesse : il n’y avoit que ce que je souffrois déjà qui pût me donner la force de la lire jusqu’au bout. Elle renfermoit un nouvel arrêt plus cruel que le premier. Nous étions absolument découverts, me disoit-elle. Le Prince, son père, voloit qu’elle se remariât ; elle étoit si malheureuse, que l’époux qu’on lui destinoit, étoit déjà amant déclaré & jaloux ; les persécutions qu’elle essuyoit, étoient inconcevables ; son refus obstiné tenoit lieu à son tyran des preuves de notre intelligence ; de la façon dont il aimoit, elle avoit tout à craindre pour moi de sa jalousie ; son père même commençoit à éclater. Pour détourner l’orage, elle étoit obligée de me prier de feindre de l’amour pour quelque femme de la cour, de pousser les démonstrations de ma feinte tendresse jusqu’à l’extravagance, & de ne la plus voir qu’en public, jusqu’à ce que son adresse & sa fermeté eussent pu faire naître des momens plus heureux. Ce n’étoit plus que de cette façon qu’elle pouvoit se conserver à moi, sans risquer tout pour moi-même. La lettre finissoit par des sermens d’une fidélité éternelle, & par la promesse denècouter plus que les conseils de la passion, s’il arrivoit qu’on la poussât à bout, & qu’on l’obligeât, par une continuelle tyrannie, à se déclarer.
J’employai un reste de force à me contraindre. Je priai la confidente d’attendre la réponse que j’allois faire dans mon cabinet ; & lorsque je fus seul, plus déchiré que je ne l’avois encore été, je tombai dans un fauteuil comme un homme qui a perdu tout sentiment. Je me mis à pleurer, sans que toute mon indignation pût m’en empêcher. Hélas ! m’écrirai-je, elle veut donc ma mort ! elle veut que je meure en détestant son nom ? Est-ce là ce que je méritoit ! Quelle adresse ! Quelle fausseté «  Où cachoit-elle une ame si perfide ! Hélas ! mon estime faisoit mon bonheur : c’est ce qui m’a perdu. Je n’ai point cherché à la connoître, je n’ai cherché qu’à l’adorer ; mon aveuglement a fait sa méchanceté, & je ne suis malheureux que parce que je n’ai pas voulu voir que je devois l’être. Malgré mon accablement, je pris la plume, & trop gouverné encore par une tendresse que ma douleur augmentoit, je pris mes pensées dans mes sentimens. Il y avoit un autre motif aussi puissant que la soiblesse. Malgré ma jalousie, malgré les indices qui l’établissoient, je ne pouvois croire la Princesse infidelle & perfide. Il y avoit en moi quelque chose qui la défendoit. Le Prince à ses genoux étoit seule autorité qui contrariât manifestement le penchant que je me sentois à la justifier ; mais cette preuve pouvoit me paroître équivoque ; je la séduisois à une simple probabilité. Un amant jaloux ou téméraire, se jette aux genoux de ce qu’il aime par un excès d’amour, ou par un excès de futeur ; la reconnoissance peut même l’y conduire sans qu’il soit aimé ; il ne faut qu’un mot, qu’un seul regard, qu’on ne peut souvent refuser à sa situation, ou à ses sentimens, pour le remplir de la plus grande joie, & lui donner les transports de l’amant le plus heureux. Je me disois toutes ces choses ; je ne sentois pas qu’elles partissent de mon imagination, je les prenois dans mon coeus, & je les trouvois à peu près raisonnables. Dans cet état j’écrivis la Lettre qui suit.

Livello 5

Lettera/Lettera al direttore

« Je suis le plus malheureux des hommes, Madame ; je souffre d’autant plus que je puis me plaindre à personne, & que je ne sçais de qui j’ai à me plaindre. Il y a quelque chose dans mon malheur que je ne puis expliquer. Cela n’est pas étonnant ; j’ai trop de délicatesse pour avoir beaucoup de pénétration. Je gémis, je me désespere, je sens qu’il y a une chause de mon désespoir que m’est cachée, & je n’ost remonter jusques-là, de peur de devenir injuste. Hélas ! j’aime trop tendrement ; pourquoi ne puis-je pas m’en corriger aussi aisément que je m’en corriger aussi aisément que je m’en apperçois ! je le voudrois pour vous, Madame, dont al situation, quelle qu’elle soit, me touche encore plus que la mienne. Je sens tout ce que vous souffrez, tout ce que vous devez souffrir, & je me reproche vos peins, qui me punissent de la téméraire ambition que j’ai eue en m’élevant jusqu’à vous. Aidez-moi vous-même à les faire finir : abandonnez-moi ; il n’est pas juste que vous consacriez vos jours heureux à un triste engagement, contre lequel tout vous donne à présent des conseils : je suis assez malheureux pour ne pas craindre de le devenir encore davantage. »
Je remis cette réponse à la confidente, & en la lui remettant, ne doutant pas qu’elle ne fût instruite de tout ce qui se passoit : Vous n’ignorez pas toutes les trahisons que la fortune me fait, lui dis-je ; peut-être, hélas ! est-ce de concert avec vous que l’on m’arrache la vie ? malgré cela, dites à la Princesse que je l’aimerai toujours avec la même tendresse, tant que je n’aurai pas de preuves plus certaines de son changement : si ma constance nuit à son bonheur, je la prie de me le faire connoître ; pour être obéïe, il ne lui en coûtera que de m’apprendre qu’elle ne m’aime plus ; je sçaurai lui prouver que je ne l’ai pas aimée pou la rendre malheureuse. Je me sentis un peu plus tranquille après m’être librement expliqué, & comme je ne doutois pas que la confidente ne rendît mon discours à la Princesse, j’allai à la Cour dans l’espérance de l’y trouver. Le Prince son père, me parut extrêmement froid & rêveur : il m’avoir accoutumé à des bontés ; son aire me pénétra d’un nouveau chagrin, sans compter ce qu’il m’annonçoit de sinistre. La Princesse arriva, mais je n’eus pas le temps de la voir ; son père la fit passer dans son cabinet. Lorsqu’ils reparurent, je vis deux visages conmposés. Celui du Prince paroissoit plus gai & plus ouvert : il m’aborda, & me dit qu’il m’avoit mis d’une partie de chasse qu’il avoit ordonnée pour le lendemain. Dans le besoin de me flatter, je ne fis pas de réflexions ; je pris cette marque de distinction pour une favour réelle, & je le remerciai comme on peut remercier le père de ce que l’on aime. Je fus le premier au rendezvous, quoique je sçusse que la Princesse ne s’y trouveroit point. Pendant la chasse je m’apperçus que quatre hommes que je ne connoissois pas, ne me quittoient point, mais je n’y fis pas une grande attention. Le cerf passa de mon côté, je voulus le couper ; l’on m’avoit donné un cheval qui n’obéissoit point, il se cabra ; les quatre hommes fauterent sur moi, & eurent le temps de m’arrêter, & de se saisir de mes armes avant que je pusse faire le moindre mouvement. La scene se passoit dans un endroit extrêmement écarté ; ils profiterent si bien de la circonstance, qu’ils me firent marcher jusqu’à la fortie du bois, & me porterent dans une chaise, après m’avoir ôté toute faculté de voir & de parler, sans que j’eusse encore, pour ainsi dire, senti le coup qu’on me portoit. Je commençois à peine à reprendre mes esprits, lorsque la chaise s’arrêta. L’on me fit monter pendant près d’un demi-quart d’heure, & lorsqu’on m’eût rendu l’usage de la vue, je me trouvai dans une chambre qui n’étoit éclairée que par le jour d’une fenêtre grillée, & qui avoit tout au lus douze pieds en quarré. Après m’avoir bien visité, & s’être assuré que ne n’avois point d’armes sur moi, l’un de mes bourreaux me dit, en me remettant une lettre : C’est par un ordre suprême que nous vous avons conduit ici : lisez cette lettre ; votre réponse décidera de votre destinée : on viendra la chercher dans deux heures. A ces mots il me quitterent sans vouloir m’écouter.

Livello 5

Lettera/Lettera al direttore

« C’est avec plus de douleur que vous m’en ressentirez vous-même, que je consens à vous apprendre qu’il nous faut séparer pour jamais : il n’y avoit que votre vie menacée qui pût me donner l’affreux courage de vous annoncer cette séparation, & de vous y engager. Consentir à votre more, c’étoit toujours vous perdre ; j’ai mieux aimé prendre le parti le moins terrible, au risque de m’exposer à vos soupçons : voici ce qu’on exige de vous. Vous vous laisserez conduire à * * *, par des hommes affidés, puisque l’affaire de votre duel n’est point encore terminée en France, & vous ne parlerez jamais de votre aventure à qui que ce soit dans le monde ; à ce prix l’on consent à vous rendre la liberté. Si vous refusez, vous finirez votre vie dans l’étroite chambre qui vous sert de prison. Voilà ce qu’on m’ordonne de vous écrire sous les yeux de témoins trop incorruptibles : on me permet seulement d’ajouter le conseil d’obéir à la nécessité. Ceux qui sont actuellement vos maîtres, seront toujours plus forts que vous : cédez, puisqu’il le faut ; ne me donnez pas le chagrin de vous vois aussi malheureux que moi. »

Livello 5

Lettera/Lettera al direttore

Réponse. « Je sçais mourir, Madame ; voilà ma réponse : vous m’avez appris que la mort peut être un bonheur. Dans l’état où je suis, je ne conserve pas assez de sang froid pour sçavoir si je dois vous accuser ou vous plaindre, mais toujours jaloux des sentimens que vous m’avez inspirés, je prends le parti de cesser de vivre pour les conserver jusqu’à la mort. Si vous m’aimez encore, je ne fais rien de trop ; si vous ne m’aimez plus, ma mort est le reproche de votre inconstance ; & je me venge de vous, en conservant toute la délicatesse de mon amour. »
On vint chercher cette réponse, comme on me l’avoit dit ; on m’apporta en même temps quelque nourriture. Je dis à mon géolier qu’il pouvoit se dispenser de tout soin qui regardât ma vie, que j’étois résolu à n’en accepter aucun, & que la seule chose que je lui demandois, étoit de dire à ceux à qui il remettroit ma lettre, 1ue je n’avois plus besoin de rien. Je parlois à un homme que la nature n’avoit pas fait pour les fonctions dont il étoit chargé ; je l’ai nommé géolier, mais c’étoit une espece de Commandant, à qui l’on avoit donné, pour récompense de ses services militaires, la garde des prisonniers d’Etat. L’humanité souffrit en lui du secret que je lui confiois ; il voulut absolument m’ébranler. Mais mon parti étoit bien pris, je lui répondis que j’avois compté tous les biens & touts les maux que je pourrois encore attendre dans la vie, & que dans l’état où j’étois, ma mort ne pouvoit être un malheur que pour ceux qui m’avoient forcé d’en prononcer l’arrêt. Quelque chose qu’il pût me dire, je l’écoutai avec reconnoissance, mais je fus toujours inébranlable. Deux jours s’étoient écoulés sans que j’eusse rien voulu prendre, & je mourois ; j’étois dans un affaissement, qui ne differe de la mort, que parce qu’on souffre encore un peu. Qouique mes idées pussent à peine s’élever jusqu’à la superficie des choses, elles se fixoient de temps en temps sur le sujet qui les avoit presque épuisées. Quelques larmes couloient de mes yeux ; c’étoit tout ce qui me restoit de force. J’ai donc perdu tout ce que je pouvois aimer, me disois-je ; je n’ai aimé, je n’ai distingué qu’une seule femme en ma vie, & c’est par elle que je meurs. Ah ! Dieux, puisse-t’elle du moins m’oublier, après m’avoir si lâchement trahi. Je n’avois pas la force de continuer : une sueur froide couvroit mon front ; on esprit ni mes levres n’avoient plus de mouvement. Au milieu de ma douleur profonde, le Ciel eut pitié de moi. Le Commandat, qui ne m’avoit presque pas quitté, entra dans ma chambre, & me regardat d’un air riant ;

Dialogo

je m’expose à tout pour vous sauver, me dit-il, je vous amene un inconnu bien-faisant, dont la présence, si je l’en crois, dot vous rendre la vie ; je vous crois honnête homme, & j’espere que vous ne coudrez pas me perdre. Qui pouvoit avoir voulu pénétrer dans mon tombeau, malgré les ordres d’un tyran ? La Princesse feroit-elle innocente ? auroit-elle découvert un mystere de cruauté, & de la confidente me seroit-elle envoyée de sa part comme un Ange tutelaire ? . . . . . Je n’avois pas achevé, que je vis entrer ; dirai-je, qui ! la Princesse elle-même. Ah Ciel ! ah dieux ! m’écriai-je en la voyant entrer. C’est tout ce que je pus dire ; j’étois étendu sur mon lit tout habillée, je voulus me lever, je tombai à ses genoux sans connoissance.
Revenu à moi par son secours, je colai <sic> ma bouche sur sa main ; c’étoit le seul mouvement dont je fusse encore capable.

Dialogo

Dans quel état je vous vois, me dit-elle ? O Dieux ! . . . . . Cet état n’est rien, s’il n’est pas votre ouvrage, répondis-je ; je vous revois, je ne sens plus que votre présence. Mais par quel miracle m’êtes-vous rendue ? quel dieu vous a conduit dans cette prison ? . . . . 
Tout ce qu’elle m’apprit étoit affreux, mais elle étoit innocente, elle m’étoit fidelle : plus je dûs frémir de ce que j’entendois, plus je me sentis consolé par le bonheur d’être si tendrement ammié. La confidente nous avoit trahi par un romanesque attachement pour elle ; gagnée par le Prince son père, & le Prince son amant. Voyant qu’elle sacrifioit un établissement éclatant à son amour pour moi, elle avoit consenti d’intercepter nos lettres. Le remords de nous avoir trahi s’étoit peint sur son visage, lorsqu’elle avoit vu que mon absence inexplicable réduisoit la Princesse au désespoir. Cette derniere avoit deviné la vérité, & elle avoit si bien trouvé l’art de l’ébranler & de l’attendrir, qu’enfin elle lui avoit arraché son secret. C’étoit par l’ordre de son père que j’avois été arrêté, on s’étoit servi d’une main étrangere pour écrire la lettre qu’on m’avoit remise en entrant dans la prison, & elle ignoroit par conséquent la réponse que j’y avois faite. C’étoit par la confidente, redevenue fidelle, qu’elle avoit appris que j’étois prisonnier, & le lieu où je l’étois ; elle avoit tout employé pour gagner le Commandant, & elle y avoit réussi ; elle n’avoit voulu se fier qu’à elle seule du soin de la rassurer, parce qu’elle seule du soin de la rassurer, parce qu’elle avoit sçu que je la soupçonnois. . . . . Il falloit à présent céder à la force & à la nécessité ; elle avoit imaginé le moyen le plus sûr & le plus court de nous conserver l’un à l’autre avec autant de bonheur que nous en pouvions encore espérer ; mais il faloit, pour faire réussir ce moyen, que je reprisse toute la confiance que j’avois eue autrefois en elle, & qui étoit dûe à la démarche qu’elle faisoit. Après avoir parlé, elle me demanda si j’avois cette confiance qu’elle exigeoit, & si elle pouvoit parler.

Dialogo

Oui, lui dis-je, j’ai tous les sentimens que vous méritez ; vous pouvez ordonner : après ce que vous avez la bonté de faire pour moi, je fais autant consister mon bonheur à vous croire qu’à vous vous adorer. . . .
Malgré mon impatience, elle ne voulut pas continuer, que j n’eusse pris quelque chose pour me soutenir ; je fis ce qu’elle souhaitoit. Lorsque j’eus achevé, elle me dit que quoique le Prince lui fût odieux, elle avoit discerné dans son cœur une probité rare, & que c’étoit l’essentiel dans la situation où nous étions. Elle comptois intéresser cette probité à nous servir, par la façon dont elle se conduiroit avec lui.

Dialogo

Il est persuadé que je vous adore, continua-t’elle, mais il a pour moi une passion qui lui fera sacrifier les intérêts lorsque je le voudrai bien : mon dessein est de l’amener par la pitié à la générosité ; il me verra si inconsolable de vous avoir perdu, si touchée de l’inutilité de ses sentimens, si pleine d’estime pour lui, & en même temps si ferme, si résolue à ne jamais changer, que je dois espérer de le contraindre, par les propres mouvemens de son cœur, à renoncer entiérement à sa poursuite ; je ne doute pas que cela n’arrive, continua-t’elle, & même bientôt : fiez-vous à mon pressentiment & à mon adresse. Lorsque nous n’aurons plus pour obstacle l’opiniâtreté d’un amant & d’un rival, toute difficulté dans l’esprit de mon père sera presque détruite. Je connois sa tendresse pour moi, elle est extrême ; je lui montrerai tant de désespoir ( & je n’aurai pas besoin d’en affecter ), j’employerai tant de tessouces différentes, qu’il fera contraint à souffrir que je vous aime : je fuis encore plus sûre de le fléchir que de subjuger le Prince : reposez-vous sur la connoissance que j’ai de son cœur ; il m’a sacrifiée aux avantages d’un mariage éblouissant, mais c’est parce que je n’ai pas pu prévoir le coup qu’il alloit me porter ; si je l’avois prévu, je l’aurois évité : puisque la chose est faite, il faut lui laisser l’illusion de sa vanité, mais lorsque j’aurai amené le Prince à cesser de poursuivre ma main, je ferai la maîtresse de son esprit, & sa tendresse me vangera amplement de tout ce que nous avons souffert. Il faut dont que vous acceptiez la nourriture qu’on vous apporte deux fois par jour, & que vous disez que vous avez assez d’amour pou pourvoir supporter le poids de votre malheur. C’est tout ce que j’exige de vous, & si vous le faites, si vous consentez à vivre, je vous promets la plus heureuse issue à notre infortune. Me la promettez-vous ? Puis-je me flatter que vous voudrez vivre pour moi ? Ah ! lui dis-je avec transport, épargnez-moi un doute injurieux ; est-il temps de douter de mon obéissance ? Oui, je vivrai pour vous plaire, je vivrai pour vous adorer ; mes jours sont votre ouvrage, ils sont votre bien ; cette prison devient un temple où je vais offrir à l’amour l’encens le plus pur. . . . Je vous verrai quelquefois, reprit-elle, & je vous écrirai tous les jours : le Commandant est trop engagé pour nous trahir ; je suis sûre de la confidante ; son intérêt à présent sera sa fidélité ; avec ces deux amis, nous nous aimerons avec plus de liberté que nous n’en avons perdue, & nous devrons notre bonheur à l’excès de notre tendresse.
Nous nous séparâmes après un entretien qui dura encore près de deux heures. Elle avoit pris le temps de la nuir pour n’être pas soupçonnée, & il falloit qu’elle pût arriver à la ville avant le jour. Il lui avoit été d’autant plus facile de suivre son dessein, qu’elle avoit son hôtel éloigné du château, & que, déguisée en homme, il étoit presque impossible qu’elle fût reconnue. Je suivis de point en point le plan qu’elle m’avoit tracé. L’espérance étoit entrée dans mon cœur, & je ne souffrois plus : tous mes soupçons étoient évanouis ; je goûtois cette douceur extrême de revoir un revage chéri, après les efforts du plus violent orage : je n’étois heureux, je n’étois aimé que de ce moment : une longue prison ne m’effrayoit point, j’aurois pu en sortir aimément, mais il eût falle offenser ce que j’aimois par une dissimulation de mon amour ; j’eusse préféré tous les maux à tous les bonheurs, plutôt que de m’abaisser au moindre détour. Ma passion me donnoit de l’émulation, je pressentois un avenir qui justifieroit la grandeur de mon amour : sans imaginer précisément que j’épouserois la Princesse, je sentois que l’amour nous uniroit, du moins, par les liens particuliers, dont l’espérance seule m’imposoit la plus violente & la plus parfaite ardeur. L’amour ne me trompoit point ; il avoit fait pour nous des douceurs nouvelles dont il fut prodigue dans la suite : hélas ! ce n’est pas de lui que j’ai à me plaindre, ce n’est pas lui qui m’a rendu le plus malheureux des hommes ; il a tout épuisé pour deux cœurs dignes de lui ; s’il avoit dépendu de l’amour, jamais félicité n’eût égalé la nôtre. Mais ne prévenons point les événemens par des réflexions qui attendriroient trop. La Princesse ne s’étoit pas trompée dans l’opinion qu’elle avoit eu de mon rival. Au bout d’un temps, assez long à la vérité, elle m’écrivit qu’elle avoit obtenu de lui ce qu’elle en avoit espéré.

Livello 5

Lettera/Lettera al direttore

« Il me trouva hier en larmes, me marquoit-elle ; il sembloit que la fortune eût tout disposé pour assurer la victoire à l’amour. J’étois malade, un pâleur extrême couvroit mon visage, je n’avois presque rien pris depuis deux jours, & je revenois à peine d’une foiblesse qui avoit fait craindre pour ma vie. Dans et état on est toujours attendrissante : jugez si, avec le secours des larmes que je répandois, je dûs l’être pour lui ? Il est né honnête homme, & même généreux ; je vis qu’il étoit pénétré ; je profitai d’un moment aussi favorable. Il venoit de me demander ce que j’avois, & ce que c’étoit que ma maladie. Vous me demandez ce que j’ai, lui dis-je : hélas, ne le sçavez-vous pas ! ce que je souffre ne peut être senti que par moi, mais il est aisé d’en deviner la cause : vous ne l’ignorez pas, & votre question me fait frémir. Se peut-il que vous veuilliez ma mort ! c’est contre vous-même que vous travaillez ; vous apprendrez peut-être tout ce que l’amour réserve de tourmens à ceux qui se sont vengés, par la cruauté, d’un cœur tendre qu’ils n’avoient pu rendre infidele. . . . . Vous me reprochez une cruauté que je n’ai point, me répondit-il ; mon crime est dans la disposition de votre ame ; on paroît toujours cruel lorsqu’on cherche vainement à se faire aimer. Hélas ! que ne pouvez-vous lire dans mon cœur ! j’ose dire qu’au lieu des défauts que vous me reprochez, vous y trouveriez des vertus que vous feriez peut-être forcée d’estimer ; mais il n’est plus temps de vous dire du bien de moi, je vois que vous exigez le sacrifice de mes plus tendres vœux ; il faut y consentir, il faut vous prouver que je ne méritois pas de vous être odieux. La guerre qui s’allume dans l’europe, m’offre des moyens de distraction ; dès demain je parlerai au Prince votre père, dès demain je ne serai plus pour vous qu’un amant généreux, trop digne de votre estime, & de votre pitié. . . .  Il me quitta à ces mots sans vouloir entendre ce que je lui disois, ni jouir de ma reconnoissance ; & ce matin il a annoncé son retour dans ses Etats. J’ai eu une preuve encore plus certaine de sa générosité. Mon père m’a fait dire qu’il avoit à me parler ; je me suis rendue auprès de lui très-préparée à lui montrer une ame inébranlable. La conversation n’a pas été bien longue ; il vouloit montrer de la colere, & il n’a pu souffrir de ne montrer que de la pitié. Vous êtes le maître de ma vie, lui ai-je répondu, mais souffrez que je vous dise que vous ne l’êtes pas de mon cœur ; l’amour ne se commande point, & puisque ce seroit pour moi le plus grand des malheurs d’épouser ce que je n’aime pas, puisque je ne puis aimer le Prince, puisque vos bontés m’ont fait un établissement qui me dispense de me sacrifier à l’ambition de mon rang, je crois qu’il m’est permis de refuser un époux avec lequel je ne pourrois mener qu’une vie très –malheureuse. Je parle à un père équitable, & qui m’aime, lui ai-je dit ; je me flatte qu’il me rendra un jour plus de justice, & qu’en résistant, malgré moi, à ses volontés, je lui épargne des chagrins. Mon père m’avoit écouté attentivement, continuoit la Princesse, & je voyois qu’il étoit touché ; mais voulant, ou faire un dernier effort d’autorité, ou me cacher un attendrissement qu’il regardoit comme une soiblesse, il m’a dit séchement qu’il voyoit bien ce qui me rendoit si indocile ; qu’une passion effrénée me tournoit la tête, & que j’espérois apparemment de revoir un jour le funeste objet de mon aveuglement. Par respect pour vous, lui ai-je répondu, je ne vous ai parlé que de ma répugnance ; puisque vous me mettez dans la nécessité de vous parler de mes sentimens, j’ose avouer qu’il est trop vrai que j’ai dans le cœur la plus grande passion ; elle m’a attiré votre colere, elle devroit en être devenue moins puissante, mais le triomphe de l’amour s’établit encore par les obstacles. Vous m’avez rendu très-malheureuse ; car de la façon dont vous me parlez, je vois bien que c’est par un coup d’autorité que le Marquis est disparu ; vous m’avez reduite à me reprocher toutes nos douleurs, à pleurer la perte de votre amitié, à détester les jours que vous m’avez donnés ? Malgré tout ce que je souffrois, je n’ai pu écouter qu’une passion infurmontable ; vous pouvez la contrarier par des tourmens aussi longs que ma vie, mais je dois vous avertir que vous ne réussirez jamais à l’éteindre : ne croyez pas qu’il entre aucun dessein de révolte dans ce que je prends la liberté de vous dire ; je cherche à vous épargner de chagrins, car vous en aurez un jour, lorsque, plus tranquille sur mes sentimes, vous verrez l’effet qu’aura produit votre inflexibilité : je ne m’explique pas sur ce que j’en dois craindre, vous pourriez croire que je veux vous effrayer ; mais je vous prie du moins de penser que j’adore votre amitié, que je ne pourrai jamais vivre après l’avoir perdue ; que c’est malgré moi qu’une passion invincible s’est rendue maîtresse de mon cœur ; que vous m’avez toujours vue vertueuse & indifférent, & que lorsque l’amour s’empare d’une femme de mon caractere, il expose toujours un père tendre à gémir éternellement de sa rigueur. Il m’a répondu, en me quittant, qu’il espéroit que je ne penserois pas toujours de même, & que puisque je connoissois toute l’étendue de son chagrin, j’en rougisois assez pour le faire finir. . . Soyez donc à peu près tranquile, poursuivoit-elle, vous voyez ce que vous pouvez espérer. Hélas ! je vous donne des conseils que je ne suivrois pas moi-même. Jouissez du moins de tout l’amour que vous m’avez inspiré ; ne vous reprochez pas ce qu’il me coûte, il m’en dédommagera lui-même un jour : les peins que l’on souffre en aimant, ne sont qu’une avance que l’on fait à ce qu’on aime ; c’est placer à usure. Je vous verrai bientôt, ou je vous instruirai de ce que j’aurai fait : je m’occupe de vous, comme de la seule chose qui puisse m’intéresser ; il n’y a pas un moment de la journée, où votre idée ne soit dans mon esprit, & votre nom sur mes levres ; ne pouvant pas parler de vous à tout le monde tous les gens que je vois m’excedent. Je suis persuadée que j’ennuye la confidente ; il n’y a qu’elle qui sçache mon secret, & cela me la rend si nécessaire, que j’oublie presque sa trahison. Mais je vous parle de mes plaisirs, au lieu de vous parler de vos peines ! Hélas ! quels foibles plaisirs auprès de ceux que je regrette ! Est-il besoin que je me les reproche pour vous prouver combien je souffre, & combien je vous aime ! »
Le bonheur d’être si tendrement aimé, remit mon esprit dans une situation sie douce, que je ne sentis presque plus d’autre douleur que celle qu’entraîne toujours en amour, l’impatience d’un plus grand bonheur. J’avois obtenu du Commandat une plume & du papier. Je passois ma vie à écrire à la Princesse. Ce que je sentois pour elle, étoit bien capable de me donner de l’esprit. Chaque jour je trouvois quelque chose de nouveau dans mon cœur, & toutes mes lettres étoient, pour ainsi dire, l’histoire d’un sentiment particulier. Le Prince fidele, à sa parole, partit quelques jours après. Il sembla à la Princesse qu’elle n’avoit jamais eu un si beau jour. Tout ce qui la rapprochoit de moi, lui faisoit une ame nouvelle. La façon dont elle s’expliquoit, en me l’apprenant, prouve seule combien elle digne d’aimer.

Livello 5

Lettera/Lettera al direttore

« L’éloignement du Prince, me disoit-elle, me laisse à présent toute liberté d’être à vous. Ce n’est pas encore là le côté le plus agréable de son départ. Ce qu’il porte de plus délicieux dans mon ame, c’est qu’il réunit les plus grandes preuves de mon amour : j’ai refusé pour vous un amant aimable qui m’adoroit, & un époux qui me plaçoit sur le trône ; j’ai le plaisir de vous sçavoir aussi pénétré que moi-même de ce que j’ai fait, & de conserver, malgré la vivacité de votre reconnoissance, un peu de l’avantage que je viens d’acquérir sur vous. J’ai répandu sur les preuves de mon amour tout l’éclat de mon rang ; vous pourrez juger combien je vous aime ; c’est de tous les plaisirs de l’amour, celui que j’ai toujours de plus désiré, après votre cœur. »
Elle commença alors à travailler efficacement sur l’esprit de son père. Elle le vit revenir à elle aussi tendre & aussi caressant qu’il l’avoit jamais été. Mais le retour de la tendresse ne suffisoit pas ; sans la séduction, nous ne pouvions rien obtenir. Elle comprit qu’il falloit amener une effort par un excès. Elle affecta la plus grande mélancolie ; & insensiblement, elle ne sortit plus de son appartement. Les médecins consultés avec inquiétude, ordonnerent des remedes pour un mal qu’elle n’avoit pas ; ces remedes altérent sa santé comme elle le souhaitoit ; elle perdit ses couleurs, elle maigrit à vue d’œil ; elle devint enfin malade sérieuxement. Son père allarmé, sentit alors toute l’étendue de sa tendresse pour elle ; il commença à soupçonner la cause de son état & à se la reprocher. Un jour qu’il étoit assis au chevet de son lit, elle eut des convulsions si violentes, qu’il n’y put resister. Lorsqu’elle fut revenue, il voulut que les medécins consultassent encore sur son état, se doutant bien déjà de ce qu’il cherchoit à connoître. La Princesse, dans ses accès, avoit prononcé souvent les mots d’amour, d’amant, d’absence. Il n’en fallut pas davantage aux médecins pour opiner. Ils déciderent qu’elle souffroit d’une passion contrainte ou malheureuse. Le Prince voulut avoir une conversation avec sa fille, déterminé au parti le plus doux. La fuite de cet entretien fut élargissement. Les circonstances en furent aussi flatteuses pour moi que la nouvelle. Ce fut le Prince lui-même qui vint me l’annoncer dans ma prison. Je n’avois été prévenu que jusqu’à un certain point sur ce qui se passoit. Quel fut le trouble que je ressentis en voyant entrer dans le même homme un tyran & un père ? Il me parla avec toute la dignité qu’il se devoit à lui-même, & tous les égards qui m’étoient dûs ; car enfin, je n’étois coupable de rien, & en me faisant arrêter, il avoit violé les droits de l’humanité & de la noblesse. Je me reproche, me dit-il en voyant mon respect, ce que vous avez souffert ; j’ai employé un remede violent, il est juste qu’il tourne contre moi-même : puisque la Princesse ne peut vivre sans vous, je consens que vous la revoyez ; mais comme je connois le cœur humain, je sçais à quelle foiblesse je l’expose, & je consens aussi que vous l’épousiez en secret. Si vous êtes honnête homme, si vous êtes digne d’elle, vous tairez à jamais le sacrifice que je fais, & si vous avez des enfans, vous envelopperez leur naissance d’un voile impénétrable. Je tombai aux genoux du Prince sans pouvoir prononcer une seule parole, & je vis qu’il étoit flatté de mon saisissement. En me quittant, il me dit qu’au moment de mon enlévement, on avoit répandu par son ordre, que j’étois parti précipitamment pour une affaire très-pressée, & qu’il alloit ardonner à un domestique fidele de m’amener des chevaux, afin que mon retour à la Cour eût l’air d’un retour de voyage. Je ne m’arrête point aux réflexions que je fis, lorsqu’il fut parti. Il faudroit avoir un cœur bien insensible pour ne les pas deviner. Mon élargissement ne fut différé que jusqu’au lendemain. J’arrivai vers le milieu de la nuit. Je fus conduit sécrétement dans l’appartement de la Princesse. Quel moment pour elle & pour moi ! Nous ne nous dîmes rien : dans cet état on ne peut point parler ; on meurt de plaisir & d’amour. Nous fûmes mariés cette nuit même. . . Voici le moment redoutable que j’ai craint de hâter dans mon récit. Je le sens renaître dans mon cœur. Dieux, éloignez de moi un souvenir horrible. . . Mais non, laissez-moi me remplir d’un objet adorable ; laissez-moi mourir en l’adorant. . . La Princesse accoucha neuf mois après d’une fille qui mourut en naissant. Son accouchement fut affreux, & elle mourut elle-même dans le travail. Je ne dirai point ce que je souffris, ni ce que je deviens. Hélas ! je n’ai plus la force de soutenir ma plume.
Je suis persuadé que cette histoire, presque tragique, aura intéressé le plus grand nombre de mes lecteurs. Les hommes sont nés pour souffrir. Ils retrouvent avec plaisir leur condition dans les peines des malheureux ; surtout quand les vertus ou les sentimens sont cause de ces peines. Lorsque je refléchis à ce sentiment, & que je remonte à son principe, il n’a plus rien d’étonnant pour moi. A l’examiner superficiellement, on croiroit que les hommes naturellement cruels, aiment à voir souffrir. Ce n’est point cela, & voici ce que c’est. Ils portent en eux un fonds de douleur, qui entraîne une certaine mélancolie ; le plaisir, le contentement des autres les tire de cet état naturel, il faut qu’ils montrent, par bienséance, une forte de joie qu’ils ne sentent point, qui contrarie l’habitude de leur ame, & dont la cause, d’ailleurs, est pour eux un sujet trop fondé de jalousie. Ils se trouvent bien plus à leur aise, quand ils ont à partager une douleur qui les touche, que lorsqu’il faut qu’ils rient d’une joie qui les humilie. . . Lorsque le ciel se couvre, & que de fréquens éclairs annoncent un orage, on voit tous les jours des personnes frappées de frayeur, rechercher la compagnie des personnes encore plus tremblantes qu’elles, & goûter une certaine douceur à les voir pousser des cris : est-ce qu’il entre de la méchaneté dans ce sentiment ? Point du tout : il se forme d’un goût , généralement senti, que l’on trouve dans le rapport de situation. On aura beau lui chercher une autre cause ; il n’en a point d’autre, quoi qu’on en dise ; c’est une chose très-certaine. On se fait trop mauvaise opinion des hommes ; one ne sent pas ce qu’on y perd. On contracte involontairement l’habitude du mépris, il devient une maladie de l’ame. Que gagnera-t-on quand on ne trouvera plus rien à estimer ? . . . Ne dérangeons point l’ordre de la nature ; elle nous a fait pour vivre ensemble ; ne nous examinons pas de si près les uns les autres ; il vaudroit mieux être bon homme que bon juge. Un ancien a dit : Pensons mal des hommes en général ; pensons bien de chaque homme en particulier. J’ose dire précisément le contraire. Il est impossible qu’avec de la sensibilité & un certain ton de probité, penser mal des hommes en général, n’entraîne le mépris pour eux ; il est encore moins possible que ce mépris justement senti, & nécessairement proportionné aux vertus qui sont en nous, ne soit pas suivi d’une haine secrette <sic> & d’un profond dégoût pour le monde. Il arrivera de-là inévitablement que nous passerons une vie fort triste, & que nous nous ferons une ame très-injuste. Nous aurons contracté l’habitude de la défiance, nous ne pourrons plus nous empêcher d’avoir l’air défiant, il nous échappera mille choses qui seront purement d’humeur, & que nous croirons être de raison ; l’insensibilité, l’inhumanité se tourneront en principes, & nous croirons toujours avoir évité d’être dupes, quand nous aurons resisté impitoyablement à la voix plaintive & sacrée du malheur. Par-tout ennuyés, nous fuirons tous les commerces, toutes les sociétés, sous prétexte que nous haïssons les complimens & les manieres frivoles ; mais en effet, parce que haïssant aveuglément, outrément & sans exception, les hommes & l’univers entier, nous voudrons toujours que ces manieres & ces complimens souvent agréables, & plus souvent innocens, cachent le dessein de séduire & de surprendre. Malheureux celui qui se prévient ainsi, sa vie est un tourment continuel & une injustice continuelle : quiconque ne croit pas qu’il soit d’honnêtes gens, ne croit pas plus qu’il en puisse être. Je sçais que tous les hommes ont des vices, mais toute leur ame n’est pas également défectueuse ; en nous contentant de penser mal de chacun d’eux en particulier, nous pourrons distinguer le plus & le moins ; nous ne les confrondons pas dans la même opinion. En les examinant séparément, nous les verrons de plus près, & comme alors il arrivera que nous en trouverons de très-haïssables, de très-criminels, qui nous frapperont de la plus forte haine, il arrivera aussi que les moins vicieux nous paroîtront dans l’ordre ordinaire, & qu’avec un peu de prudence & de précaution, nous pourrons vivre avec eux sans danger & avec plaisir. A quoi peut jamais servir ce mépris général pour les hommes ? à nous prémunir contre les mauvais exemples, & nous faire éviter les mauvaises affaires ? Mais les mauvaises exemples, les exemples dangereux parlent & nous éclairent d’eux-mêmes : il n’est pas nécessaire de mépriser les hommes pour être frappé d’un coquin qui s’affiche. Quand aux mauvaises affaires (je les suppose de quelque nature qu’elles puissent être), c’est en pensant mal de chaque homme en particulier, qu’on les évite. Une prévention directe & particuliere conduit à un examen bien plus profond ; vous fondez tous les replis de celui à qui vous allez avoir affaire ; vous ne pouvez plus être trompé ; ou si vous l’êtes, c’est que vous n’avez pas une certaine pénétration absolument nécessaire dans le monde, même avec les moins fins : en ce cas attribuez votre malheur au malheur de votre esprit, & non au vice de votre regle.