Le Spectateur ou le Socrate moderne: III. Discours

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Niveau 1

III. Discours.

Citation/Devise

Convivæ prope dissentire videntur,
Poscentes vario multùm diversa palato.
Quid dem ? Quid non dem ?

Hor. L. II. Ep. II. 61,63.

Il me semble que mes Conviez sont d’un goût fort contraire, & qu’ils demandent des mets tout diférens. Que pourrai-je donc leur offrir ?

Niveau 2

Metatextualité

En parcourant les derniers Paquets des Lettres qu’on m’a écrites, j’ai trouvé celle qui suit.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

Mr. le Spectateur, « Votre Feuille volante est une partie de mon Equipage de Thé, & ma Femme de Chambre me connoît si-bien là-dessus, que ce matin, lorsque je lui ai demandé à déjeuner, elle m’a répondu que le Spectateur n’étoit pas encore venu ; mais qu’elle l’attendoit à toute heure, & que l’eau bouilloit dans le Chaudron. Après vous avoir ainsi marqué l’estime & la vénération que j’ai pour vous, je vous ferai souvenir du Catalogue de Livres que vous avez promis à notre Sexe ; & je vous avertirai d’ailleurs, que je n’ai pas voulu en admettre aucun sur les Tablettes de mon Cabinet, jusqu’à ce que vous aïez donné vos avis là-dessus à celle qui sera toujours votre fidèle Ecoliere & très-humble servante, » Leonore.
Pour répondre à ma belle Ecoliere, dont je me glorifie beaucoup, je l’avertirai, aussi-bien que toutes les autres, qui daignent s’entretenir de mes Speculations, que, depuis le tems que j’ai imploré le secours des Personnes intelligentes pour m’aider à former une Biblioteque propre aux Dames, j’ai reçu diverses Lettres sur cet article ; mais je ne raporterai ici que la substance des principales. Je mets dans la premiere Classe celles qui me sont venues de la part de quelques Libraires considérables, qui me parlent tous avec éloge des Livres qu’ils ont imprimez, & par conséquent pensent plus à leur intérêt qu’à celui des Dames. L’un me dit qu’il croit absolument necessaire qu’elles aïent une idée exacte du Droit & de l’Equité, & qu’elles ne sauroient choisir pour cela un meilleur Livre que le Juge de la Campagne de Dalton : Un autre compte qu’elles ne sauroient se passer du Parfait Maquignon : Un troisiéme, qui prétend avoir observé que la Curiosité est naturelle au Sexe, croit que cette inclination, bien ménagée, pourroit leur devenir très avantageuse, & c’est pour cela même qu’il me recommande Joseph Mede sur l’Apocalypse. Un quatriéme pose comme une Verité incontestable, qu’une Dame ne sauroit être accomplie, à moins qu’elle n’ait lû les Traitez Secrets & les Négociations du Maréchal d’Estrades Mr. Jacob Tonson, le jeune, croit que le Dictionnaire de Mr. Bayle seroit fort utile aux Dames, pour leur donner une connoissance universelle. Un autre, dont j’ai oublié le nom, s’imagine que toutes les Femmes enceintes devroient lire l’Histoire de Mr. Wall sur le Baptême des petits Enfans : pendant que le sixiéme veut à toutes forces que je recommande à tout le beau Sexe le dernier coup de Pinceau, ou Défense du Gouvernement Patriarchal, &c. Je placerai dans la seconde Classe les Livres, qui me sont indiquez par des Maris, ou ceux du moins qui se disent tels. Quoi qu’il en soit, voici les titres des Livres qu’ils me recommandent : Paraphrase sur l’Histoire de Susanne. Régles pour l’observation du Carême. Les Moyens de prévenir la ruine des Chrétiens. Raisons pour dissuader les Gens d’aller à la Comedie. Les Vertus du Camphre, avec des Avis pour faire du Thé camphré. Les Plaisirs innocens de la Vie Rustique. Le Gouvernement de la Langue. Une Lettre datée de 1Cheapside me prie d’avertir toutes les jeunes Femmes de posseder à fonds l’Arithmetique de Wingate, & l’Ecrivain met dans une Apostille, que je n’oublirai pas sans doute les Recettes de la Comtesse de Kent. La troisiéme Classe de mes Correspondans & Conseillers privez, sur cet Article, est celle des Dames, dont une me prie de mettre Pharamond à la tête de mon Catalogue, & de donner la seconde place à Cassandre, si je le trouve à propos. Coquetille m’exhorte à ne m’aviser pas de clouer les Femmes sur leurs genoux avec des Manuels de Dévotion, ni de se griller le teint auprès du feu avec des Livres sur le Ménage. Florella me demande s’il y a quelques Livres contre les Prudes, & me suplie, en cas qu’il y en ait, de les mettre dans mon Catalogue. Les Piéces de Théatre de toutes les sortes ont leurs Avocates : J’ai plus de quinze Lettres, en faveur de celle qui est intitulée : Tout céde a l’Amour. J’en ai une douzaine qui me parlent de Sophonisbe, ou la Ruine d’annibal ; L’innocent Adultere est une Piéce fort approuvée ; Mithridate, Roy du Pont, a bien des Amies ; alexandre le grand & aureng-Zeb ont le même nombre de voix, mais Théodose, ou la Force de l’Amour, l’emporte sur toutes les autres. Enfin, je devrois specifier les Livres, que des Savans, fort experts en ceci, me proposent, & remercier en particulier celui qui se cache sous les deux lettres A. B. de l’avis qu’il m’a donné là-dessus : Mais l’entreprise, où je me suis engagé, me paroît si difficile, que j’en renverrai l’execution jusqu’à ce que je sois mieux instruit de ce que mes judicieux contemporains en pensent, & que j’aye le loisir d’examiner tous les Livres qu’on me recommande, resolu de ne rien déterminer, dans une affaire de cette importance, qu’après une longue & mûre délibération. Cependant, puisque les Dames font le principal objet de mes soins, je ne plaindrai pas mon travail, pour tirer des meilleurs Auteurs, anciens & modernes, tout ce qui peut leur être de quelque usage, & l’accommoder à leur goût du mieux qu’il me sera possible ; convaincu que les plus raisonnables d’entre elles me pardonneront, si je me moque, de tems en tems, de ces petites Foiblesses qu’on voit dans quelques-unes de leur Sexe, & qui méritent plûtôt la Raillerie que la Censure. Un tel Ouvrage est d’autant plus à propos, que la plûpart des Livres sont écrits pour les Savans ; outre qu’il me semble, s’il m’est permis de le dire, que les Dames ont beaucoup profité de mes Speculations. Cela est si vrai, qu’il y en a déja nombre de plus savantes que les petits Maîtres : J’en connois quelques-unes qui parlent mieux que bien des Cavaliers, qui se donnent des airs au Caffé de Guillaume ; & après avoir reçu plusieurs Lettres de l’un & de l’autre côté, j’avoue que celles des premieres l’emportent, non seulement à l’égard de la pensée mais aussi pour l’ortographe. En un mot, ceci ne peut que produire un bon éfet sur le beau Sexe, & le garantir d’être charmé par ces Diseurs de rien, qui ont été jusques-ici l’admiration des Dames, quoiqu’ils fassent le jouet ordinaire des autres Hommes. Je sai de bonne part que Mr. 2Blateron passe pour un Impertinent ; que Mr. 3Trippit commence à se décrier, & que Mr. Doucet sera bien-tôt reconnu pour un Faquin, si je continue à publier mes Discours. Tous ces Messieurs & leurs semblables peuvent être assurez que je n’y manquerai pas, & que mon dessein est d’exposer à la risée de tout le monde ceux qui cherchent à seduire les Esprits foibles, sous les fausses apparences de bel Esprit, de bon Goût, d’Enjouement & de Galanterie ; prêt à fournir au beau Sexe toutes les lumieres qu’il me sera possible, pour l’aider à faire ces nouvelles découvertes. L.

1C’est une rue de Londres, où il y a quantité de Boutiquiers.

2Mot Latin, qui signifie un Babillard.

3Mot Anglois, qui semble désigner ici un Suborneur de filles.