Citazione bibliografica: Justus Van Effen (Ed.): "LXXXIX. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\048 (1711-1712), pp. 391-398, edito in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Gli "Spectators" nel contesto internazionale. Edizione digitale, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1747 [consultato il: ].


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LXXXIX. Discours

Livello 2► Metatestualità► Vous apellerez ceci Misantrope, ou comme vous le trouverez bon, le nom ne fait rien à la chose ; tant y a que je ne prens la plume que pour vous dire adieu. Mais, dira-t-on, pourquoi finir si brusquement sans nous avertir ? voilà un Auteur qui sait bien peu son monde. Vous avez raison, Lecteur, cette conduite sent un peu son Misantrope, & c’est justement par-là qu’elle me plaît. Par quelle raison voulez-vous que j’aille faire des façons avec le Public ? Nous sommes assez familiers ensemble pour en agir d’une maniére libre, il me traite tout au moins aussi cavaliérement que je le traite, & je vous jure que je l’en aime davantage.

Vous vous attendez apparemment que je vous aprenne la raison qui m’a fait quiter mon Ouvrage. Je le veux bien, Lecteur, la voici ; c’est que je n’avois pas envie de le continuer. Voilà une belle raison, me direz-vous. D’accord, elle n’est pas belle, mais elle est vraie, & cela suffit. Votre curiosité s’étoit préparée à tout autre chose. Que voulez-vous ? Ce n’est pas ma faute, voulez-vous que j’aille mentir pour vous faire plaisir ?

Encore un coup, Lecteur, voici ma seule raison ; j’ai fait le Misantrope, parce que j’avois la fantaisie de le faire ; je ne le fais plus, parce que la fantaisie de le faire m’en est passée. Il n’y a rien au monde de plus natu-[392]rel & vous voyez bien que toutes vos conjectures sur cette affaire sont fausses, à force d’être rafinées.

Les uns disent, que je suis à bout de mon Latin, & que la matiére me manque. Eh, Messieurs, que dites-vous-là ! si vous me fâchez, je composerai encore cent Misantropes sur les seuls discours que fait le Public touchant les raisons qui m’ont fait finir. D’autres qui ont l’esprit bien plus délié, assurent que le Libraire a reçu ordre, de la part des Souverains, de ne me plus imprimer. Cette conjecture, toute fausse qu’elle est, me mortifie extrêmement : il faut que ceux qui la font, ayent trouvé dans mon Ouvrage des choses contraires au Bien Public, ou aux Bonnes Mœurs. Juste Ciel ! qu’ai-je écrit qui puisse leur faire naître cette pensée ? Seroit-ce l’éloge que j’ai fait de ces jeunes Anglois qui se sont signalés à l’Opéra d’une maniére si éclatante ? Je conviens que cela s’apelle louer une folie ; mais cette raison ne me paroit pas assez forte pour faire interdire un Livre. Où en serions-nous, si les louanges de cette nature pouvoient être regardées comme des Crimes d’Etat ? Que deviendroient tant de Poëmes Epiques, Sonnets, Panégiriques, Harangues Funébres ? La plupart du tems on y éleve jusqu’aux nues des folies, & même des folies très criminelles ; & cependant les Libraires ne courent aucun risque en imprimant ces Piéces, si ce n’est quelquefois celui de ne les pas vendre.

Vraiment on a des soupçons bien plus injurieux des motifs qui m’ont fait rengainer [393] ma plume. On dit que je n’écris plus, parce que je suis mort. Voyez jusqu’où va la calomnie des gens. Si je leur ai dit un peu leurs vérités de tems en tems, ai-je mérité par-là qu’ils me tuassent d’un coup de leur imagination ? Laissez-moi faire, je leur montrerai bien que je suis plein de vie, & je vivrai tant que je pourrai, ne fût-ce que pour leur faire dépit : je crois cette vengeance fort permise.

Vous n’y êtes pas non plus, vous autres Messieurs & Mesdames, qui croyez que ma vanité n’ayant pas lieu d’être satisfaite du succés du Misantrope, je l’ai quité par dépit, & que je suis au desespoir de le trouver moins bon que je ne l’avois cru d’abord. Distinguo, pour de la vanité, j’en ai autant qu’Auteur au monde ; ce n’est pas peu dire. Mais pour n’être pas content du Misantrope, bagatelle ; j’en suis plus content que jamais. Un Ecrivain ne se desabuse jamais sur le mérite de ses productions, c’est la régle. Il est vrai qu’il y a bien des gens à qui je n’ai pas l’honneur de plaîre : tant pis pour eux. Je traite tout cela de petits Esprits, c’est la régle encore ; & rien ne m’empêche d’apeller de leur jugement à la Postérité ; son tribunal est une ressource inépuisable de consolation : tous les Tribunaux n’en sont pas de-même.

Je ne vivrai pas du tems de la Postérité apparemment, & je ne jouirai pas de ma gloire future. Voilà une belle affaire, j’en jouis en idée, & cela vaut beaucoup mieux. Je n’y gagnerois peut-être pas, si je savois au juste tout ce qu’on dira de moi dans les Siécles à venir. Mon imagination y suplée de reste ; [394] & comme elle a mes intérêts fort à cœur, on peut bien croire qu’elle me représente ma réputation future sous la face la plus riante. Quel charme d’être apellé, dans ceux mille ans d’ici, le Divin Misantrope, comme le Divin Platon, le Divin Homére ! Que quelques Grimauds me viennent dire alors,

Citazione/Motto► Enfant bâtard de Calliope,

Faux plaisant, fade Misantrope. ◀Citazione/Motto

Il faut voir comment les futurs Daciers laveront la tête à ces ignorans, ces impies, ces sacriléges, & pour dire tout ce qu’il y a de plus fort, ces Zoïles. Peut-être que quelque Prince entêté de moi, m’enfermera dans une Boëte d’or garnie de diamans, comme Alexandre en usa à l’égard d’Homére. Que sai-je même, si quelque Roi, de l’humeur de Ptolomee, ne fera pas crucifier quelques-uns de mes Critiques. Je n’aimerois pas cette rigueur, dans le fond mon naturel n’est pas des plus sanguinaires ; & je conseillerois plutôt à ce Prince de les faire mettre quinze jours au pain & à l’eau, c’est bien autant qu’il en faut pour venger la réputation d’un Poëte. Il en fera pourtant ce qu’il trouvera bon, ce sont ses affaires, & je m’en lave les mains.

La persuasion où je suis de faire l’admiration de la Postérité la plus reculée, me fait résoudre à ne rien changer dans mon Ouvrage, dût-il être réimprimé dix fois pendant ma vie.

Je suis du nombre de ces Auteurs qui se laisseroient plutôt couper les oreilles, que de souffrir qu’on retranchât le moindre mot de ce qu’ils écrivent. Je veux, qui plus est, [395] laisser dans mes Misantropes, jusqu’à la mauvaise ponctuation, & aux fautes d’impression. A quoi s’amuseroient les Commentateurs à venir, si on leur transmettoit des Livres trop exacts ? Il n’y auroit pas-là de quoi faire briller leur beau génie. Mais quand ils trouvent par-ci par-là, dans les Auteurs, quelqu’expression bisarre, quelque fausse pensée, quelqu’endroit embarassé, c’est alors qu’ils triomphent ; & je créve déja de rire, quand je songe aux belles choses qu’ils trouveront dans mes Ouvrages, sans que j’aye jamais pensé à les y mettre.

Enfin, Lecteur, toutes les causes auxquelles vous attribuez mon silence, ne sont qu’autant d’êtres de raison ; il n’y a de la réalité que dans celle que je vous ai alléguée ; c’est une fantaisie toute pure qui m’a fait planter-là le Misantrope. La fantaisie influe terriblement sur la conduite des hommes ; & si tout le monde étoit d’aussi bon foi que je me pique de l’être, vous ne douteriez pas un moment de cette vérité.

Je ne trouve rien de si drolle que Messieurs les Historiens, avec leurs réflexions sur la conduite des Grands Hommes. Alexandre, Pyrrhus, ou Cesar, ont fait telle ou telle action, là-dessus on entre dans les pensées les plus secrettes de ces Conquérans, & on nous déduit, d’une maniére circonstanciée, les vues que la prudence leur a inspirées pour diriger cette action à leur intérêt. Qui vous a révélé tous ces mistéres, Messieurs Tite-Live, Quinte-Curse, & Tacite ? Ce que vous attribuez aux motifs les plus recherchés d’une politique rafinée, n’a eu peut-être sa source [396] que dans la fantaisie, de laquelle les actions des Héros relévent tout autant, pour le moins, que de la Fortune. Vous ne ressemblez pas mal, sur cet article, aux Auteurs des Romans, qui remplissent souvent une douzaine de pages de suite, des discours dont Artaméne, ou Pharamond, se sont apostrophés eux-mêmes dans leur lit, ou dans le fond d’une Forêt solitaire.

Revenons à un sujet qui m’intéresse davantage, c’est à moi-même. Je prévois qu’on m’objectera, que rien n’est plus vilain pour un Misantrope, que d’avoir des fantaisies. Il est vrai, je n’y pensois pas. Cherchons quelque raison plus digne d’un Philosophe ; en voici déja une qui ne me paroit pas tant mauvaise.

Ne vous souvient-il pas, Lecteur, que quelque part dans mon premiér Volume, j’ai dit que mon but étoit de tâter le goût du Public, pour lui donner après quelque bon Ouvrage plus considérable ? voilà justement ce que je vai <sic> faire à présent. D’abord vous aurez la suite de mes Réflexions sur la maniére de culitiver l’esprit de la Jeunesse, après cela vous aurez un Livre intitulé La Bagatelle. Voilà ce qui s’apelle un titre ! il suffit seul pour faire la fortune du Libraire ; & la matiére est si riche, que pourvu que je vive assez longtems, je prétens faire autant de Volumes là-dessus, qu’il y en a eu dans la Bibliothéque de Mr. V.D.M. ou, pour dire encore plus, autant qu’il y en a dans son Catalogue ; & j’espére qu’ils se vendront autant au dessus de leur juste valeur.

Je ne veux pas vous dire les titres de mes autres Livres. J’aime mieux exercer les lu-[397]miéres que vous avez pour distinguer un Auteur d’avec un autre, par les propriétés essentielles de leur stile. Il n’est pas possible de vous en imposer là-dessus. Dès-que vous avez lu une seule période, vous êtes d’abord au fait, vous aplaudissez à votre pénétration, & c’est-là un plaisir piquant dont je n’ai pas la moindre envie de vous priver.

Vous ne prétendez pas apparemment que je vous dise mon nom, ce seroit se moquer de moi. Il n’est pas possible qu’on l’ignore ; j’en ai fait confidence, comme vous savez, à un grand nombre de personnes, qui n’ont pas manqué d’en faire confidence à bien d’autres, & après cela j’espérerois en-vain d’être encore caché ? A propos de mon nom, il faut que je vous fasse part d’une petite avanture qui m’est arrivée dans la boutique de mon Libraire. J’y étois un jour avec quatre ou cinq autres Beaux-Esprits, qui faisoient semblant de n’avoir pas encore découvert l’Auteur du Misantrope, & qui paroissoient fort curieux de le connoître. Dans le tems que chacun débitoit ses conjectures là-dessus, il entre un jeune Gentilhomme, qui fait des complimens à mon Libraire de la part de l’Auteur en question. Vous le connoissez donc, lui dit quelqu’un de la compagnie ? Si je le connois ! c’est le meilleur de mes Amis. Je veux bien vous le nommer, c’est un certain Viguelius de Dusseldorp ; il avoue naturellement que c’est lui qui fait cette Piéce, aussi-bien que le Vas y voir, qu’on imprime à Utrecht. Le Vas y voir ! lui répondit-on, vous avancez-là une contradiction dans les formes. Il n’est pas possible que ces deux Pieces sortent d’une même plume. Rien n’est plus certain pourtant, re-[398]pliqua-t-il, j’en ai eu les brouillons entre les mains. On le pria là-dessus de dire, s’il étoit sûr que ces brouillons lui avoient été montrés avant que les Misantropes dont ils contenoient la matiére eussent vu le jour : car il n’est pas difficile, continua-t-on, de copier un Ouvrage, de le bigarrer de ratures, & de lui donner tout l’air d’un brouillon. Cette objection commença à rendre à ce jeune Monsieur la sincérité de son Ami un peu suspecte ; & il fut entiérement desabusé par les protestations sérieuses du Libraire, qui assuroit que c’étoit la prémiére fois de sa vie qu’il avoit entendu nommer Mr. Viguelius. Le Gentilhomme sortit là-dessus, bien résolu de couvrir son Ami de confusion, & de publier sa supercherie par tout Dusseldorp.

Pour moi, bien loin d’avoir le moindre chagrin contre Mr. Viguelius, je lui suis au contraire bien obligé d’estimer assez mon Ouvrage pour vouloir se l’aproprier. Je prévois même que cette circonstance, si elle vient à la connoissance de la Postérité, donnera un grand relief à mon Livre, sur-tout dans l’esprit des Littérateurs. Ils ne manqueront pas de raisonner ainsi. Le nom de Mr. Viguelius se termine en us ; c’étoit donc un Savant. Un Savant donc s’est voulu faire honneur du Misantrope. Le Misantrope est donc une Piéce excellente. Cette preuve ne seroit pas recevable en bonne Logique, mais elle a de la force autant qu’il en faut en fait de Littérature. Si pourtant Mr. Viguelius vouloit bien se faire apeller Viguelidès, son nom en seroit plus beau, & la preuve en auroit un degré d’évidence de plus. Mais ce Discours n’est déja que trop long : adieu Lecteur, jusqu’au revoir. ◀Metatestualità ◀Livello 2 ◀Livello 1