Cita bibliográfica: Justus Van Effen (Ed.): "LXXXVIII. Discours", en: Le Misantrope, Vol.2\047 (1711-1712), pp. 383-390, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1746 [consultado el: ].


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LXXXVIII. Discours

Nivel 2► Metatextualidad► Les Amateurs de la bagatelle trouveront sans doute mauvais que je continue encore mes réflexions sur la méthode de cultiver l’esprit de la Jeunesse. J’avoue à ma honte, que je me suis assez souvent accommodé au goût de ces sortes de Lecteurs, par la vanité de vouloir être lu à quelque prix que ce fût. Cette complaisance à quelquefois fait tort à mon Ouvrage ; mais comme je ne crois pas le continuer encore longtems, je me soucie fort peu de plaîre à la multitude, & j’aimerois mieux, s’il étoit possible, être goûté d’un petit nombre de gens raisonnables. ◀Metatextualidad

Quand on s’attache uniquement à former la raison d’un Jeune-homme, on court risque d’éteindre le feu de son esprit, & de borner trop son imagination ; sa conversation sera séche & languissante ; il ne se produira jamais agréablement dans le monde ; & il sera obligé de renfermer ses raisonnemens dans son cabinet. C’est pourquoi je souhaiterois qu’on étendît & qu’on enrichît son imagination, à mesure qu’on donne de l’étendue & de la solidité à son jugement & à sa pénétration. Par-là sa vivacité ne sera pas déréglée & pétulante ; & sa raison prenant un air aisé, s’accoutumera à [384] répandre de l’agrément sur les matiéres les plus difficiles & les plus sérieuses.

Pour attiser le feu de son esprit, & embellir son imagination, on peut se servir de plusieurs moyens. Le prémier est de ne lui laisser jamais pousser l’étude jusqu’à s’épuiser l’esprit, & à émousser son attention. Cette lassitude laisse toujours à la raison quelque chose de sombre & de mélancolique, & la rend moins propre pour le commerce des hommes. Il en est à peu près comme d’un estomac qu’on charge de trop de viandes, pour qu’il les puisse digérer ; il y reste toujours des crudités qui envoient par tout le corps de mauvaises humeurs, & le privent ainsi de sa force & de son agilité.

Il faudroit outre cela faire succéder le plaisir au travail d’un Jeune-homme, & sur-tout le plaisir de la conversation, qui est le plus piquant pour un esprit raisonnable. Pour cet effet, il est bon de le mener souvent dans la compagnie de ces Hommes qui joignent à leurs lumiéres naturelles un grand savoir-vivre, & qui ont acquis par l’usage cette facilité de s’exprimer, cette délicatesse d’esprit, & cet entretien aisé & divertissant, qu’on n’acquiert que dans le grand-monde, & qu’on y considére plus que la plus grande solidité du raisonnement, & que les connoissances les plus sublimes

La conversation des Dames est encore d’un grand secours contre la sécheresse où l’application trop assidue au raisonnement [385] peut faire tomber l’esprit. On sait qu’une imagination vive, un esprit brillant, & un tour d’expression aisé & délicat, sont particuliers à ce Sexe : en le fréquentant on acquiert insensiblement sa maniére d’imaginer, & sa facilité de mettre une pensée dans tout son jour : l’envie de plaîre aux Belles, si naturelle à l’homme, le porte à les imiter, & à écarter de ses discours tout ce qui sent la pédanterie, comme souverainement odieuse aux Dames.

Je trouverois à propos sur-tout, qu’on mît entre les mains des Jeunes-gens certains Livres, qui ont pour prémier but celui de nous divertir, & qui cependant font entrer insensiblement dans notre esprit des préceptes utiles, que nous aimons à goûter en faveur de l’agrément qui les enveloppe. Telles sont les Comédies de Moliére, qui contiennent tout ce qu’il faut pour égayer l’esprit, pour rectifier les sentimens du cœur, pour former le goût, & pour munir la raison contre les habitudes ridicules & vicieuses.

On me dira peut-être, que dans ces Piéces de Théatre, quoique les plus sages qui ayent jamais vu le jour, on trouve pourtant quelquefois certaines choses, qu’on croit utiles de cacher à la Jeunesse aussi longtems qu’il est possible. Mais il me semble qu’on peut remédier à cet inconvénient de la maniére que voici.

Celui qui veille à l’éducation d’un Jeune-homme, & qui veut bien y donner toute son aplication, devroit entrer dans cette lecture avec son Eléve, non pas seulement pour lui [386] faire sentir la délicatesse d’un tour, la finesse d’une critique, la solidité d’une réflexion, & la beauté d’une pensée ; mais sur-tout pour rectifier dans son imagination les idées qu’y font naître certaines expressions qui ne menagent pas assez la pudeur. Il faudroit parler là-dessus d’une maniére grave & sérieuse, sans paroître chatouillé de ces objets dont on donne les prémiéres notions à un Eléve. Il faudroit encore accompagner la sage explication de ces matiéres délicates, de préceptes bien raisonnés ; afin de faire entrer le contre-poison dans les foibles cœurs de la Jeunesse, avant que le venin ait le loisir de se répandre sur leurs sentimens.

Si l’on ne suit pas cette méthode, si on tâche seulement d’éluder la curiosité d’un Jeune-homme sur ces sortes de sujets, il ruminera toujours là-dessus ; il sera attentif à tous les discours qui paroîtront y avoir quelque raport ; malgré vous il trouvera le moyen d’éclaircir ses idées confuses ; & vos préceptes seront des remédes tardifs, qui tâcheront en-vain de déraciner le mal après qu’il aura déja jetté de profondes racines.

Il y a des gens qui croient que le moyen le plus court de prévenir ce malheur, c’est d’ôter entiérement ces sortes de Livres à la Jeunesse, & de la laisser dans une profonde ignorance sur cet article scabreux. Mais qu’ils examinent cette méthode sans préjugé, ils sentiront qu’il en résulte des inconvéniens terribles. Un Jeune-homme ne sauroit être éternellement sous la direction de ses Maîtres, & il y a un tems où il aura [387] la liberté d’entrer dans les compagnies sans Conducteur. Il y entendra les mêmes choses qu’on aura dérobées à sa connoissance, exprimées dans les termes les plus licencieux, & avec toutes les marques d’un cœur qui ne desavoue point le libertinage de la langue. Cette dangereuse nouveauté ne sauroit que frapper son imagination, échauffer ses desirs, qui seront alors dans leur plus grande force, & lui inspirer un panchant presque invincible à vouloir goûter la réalité de ces choses, dont les images seules ont causé des émotions si agréables à son cœur. Si au contraire on lui a apris de bonne heure à écouter, d’une oreille de Philosophe, ces discours qui ne sont que trop familiers à la Jeunesse, ils ne feront pas sur lui des impressions si pernicieuses ; & s’il est d’un bon naturel, en rapellant ces idées, il rapellera aussi dans son esprit les préceptes dont on a muni son cœur contre ce qu’elles ont de dangereux.

Oserois-je dire que la lecture de Don Quichotte me paroit une des meilleures pour égayer l’esprit de la Jeunesse, & en même tems pour lui former le jugement ?

Ce Livre a l’aprobation générale de tous les habiles gens & certainement il y en a peu qui la méritent davantage. Il peut être lu avec plaisir à toutes sortes d’âges, & de presque toutes sortes de personnes. Ceux qui le plaîsent à la bagatelle, s’y peuvent amuser plus agréablement que dans les Contes des Fées. Les Beaux Esprits y trouvent tout ce qui est capable de flater leur goût, un stile aisé, des pensées fines & brillantes, [388] & une agréable variété de matiéres enchaînées les unes aux autres par les liaisons les plus heureuses & les plus naturelles. Disons plus : cet Auteur étale aux Philosophes qui savent percer l’écorce d’extravagance qui enveloppe cet Ouvrage, une Morale admirable, les réflexions les plus sensées sur les mœurs des Hommes, en un mot un trésor de censures judicieuses & d’excellens raisonnemens. Il arrive même qu’à mesure qu’on avance en âge & en connoissance, ce Livre se présente à la même personne sous toutes ces différentes faces, dans tous ces différens degrés de bonté. S’il déplaît à quelques gens, ce n’est qu’à ceux qui ont l’esprit trop sérieux pour goûter ce tissu d’avantures bisarres, & qui n’ont pas assez de pénétration pour entrer dans les vues de l’Auteur, & pour démêler l’utilité de ses excellentes leçons.

J’avoue que la plupart des Jeunes-gens ne sont pas en état de goûter tout le mérite de cet Ouvrage : mais du moins est-il fort aisé de leur y faire sentir la fine raillerie qu’il répand sur l’extravagance des Romans, & sur les dangereux effets qu’ils font sur l’esprit de leurs Lecteurs. Ces Livres fabuleux ne sont que trop propres à charmer les Jeunes-gens ; ils fournissent une agréable occupation à la vivacité de leurs sentimens, & à la faveur du merveilleux dont ils frappent leur imagination, ils les empêchent de remarquer l’extravagance des avantures & des maximes, qu’un Lecteur de sens rassis y découvre facilement. Qu’y a-t-il donc de [389] plus utile que de mettre entre les mains des Jeunes-gens un Auteur qui puisse les dégoûter de ces Ouvrages, si capables de leur dérégler l’esprit & le cœur. Tout est faux dans ces fables ; fausses avantures, fausse valeur, fausse générosité, faux esprit ; & les chimériques vertus dont on y fait l’éloge, y paroissent revétues de tout ce qu’elles ont de plus séduisant, & de plus propre à se concilier le cœur.

Il faut ajouter encore que dans les Romans il y a d’ordinaire des faits véritables liés par des fictions, avec toute l’adresse dont les Auteurs ont été capables. Ce mêlange ne sauroit qu’embrouiller la mémoire de la Jeunesse & lui faire confondre la Fable avec l’Histoire.

A quoi sert-il d’ailleurs d’avoir recours à des chiméres, pour contenter l’amour qu’un Jeune-homme a naturellement pour l’extraordinaire & le merveilleux. L’Histoire le peut satisfaire là-dessus abondamment, & c’est une des prémiéres Sciences dont il est bon d’orner l’esprit de la Jeunesse.

Il est certain d’abord qu’il n’est pas permis à un Homme de quelque naissance, d’être ignorant dans une matiére que tout le monde se pique de savoir. On regardera toujours comme une marque évidente d’une éducation négligée, de n’avoir pas du moins une connoissance-générale de la naissance & de la chute des Etats, des époques de tous les événemens signalés, & des actions des Hommes illustres qui y ont contribué par leur conduite.

Je conviens que ce n’est-là qu’une étude [390] fort superficielle de l’Histoire ; ce n’est pas même l’avoir étudiée comme il faut, que d’être entré dans un plus grand détail, d’avoir épuisé toutes les minucies des Chronologistes, & de savoir concilier les Auteurs qui paroissent ne pas s’accoder sur le tems fixe auquel il faut assigner chaque événement. Ce n’est-là proprement que l’extérieur & le corps de l’Histoire. Il est fort peu important dans le fond de retenir les actions d’un Cyrus, d’un Alexandre, & d’un Pompée, uniquement pour les retenir, & pour faire valoir dans l’occasion la bonté de sa mémoire. C’est le cœur & l’esprit qui doivent trouver leur compte dans cette étude, & non pas simplement une vaine curiosité.

Le grand but de cette Science, c’est de développer le naturel des Grands Hommes, par la connoissance de leurs actions. C’est d’en développer les principes, & de voir s’il faut les attribuer à une vaine ostentation de Vertu, ou bien à une Vertu solide. C’est de savoir pénétrer dans les causes de leurs heureux succès, & dans l’origine de la mauvaise réussite de quelques-uns de leurs desseins. C’est d’examiner par quels moyens ils se sont concilié la tendresse de leurs Citoyens, & la confiance de leurs Soldats. Voilà, ce me semble, la maniére dont il faut enseigner l’Histoire à la Jeunesse, pour qu’elle s’y perfectionne dans l’étude importante du cœur humain, & qu’elle en puisse tirer des régles pour se conduire dans le Monde avec honneur & avec prudence. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1