Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXXXVII. Discours", dans: Le Misantrope, Vol.2\046 (1711-1712), pp. 374-382, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1745 [consulté le: ].


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LXXXVII. Discours

Niveau 2► Si c’est avec justice que la Médecine passe pour un Art incertain, s’il est très difficile de connoître à fond la nature de chaque reméde, & le tempérament particulier de tous ceux à qui on les aplique, j’ose avancer pourtant que cette Science est encore plus susceptible de certitude que la Politique. Je conviens que l’intérêt des Peuples est quelque chose de réel, & qu’il est possible d’en acquérir une connoissance solide. Mais qui me répondra que ces Peuples agiront conformément à leurs intérêts ? On n’en sauroit juger que par leurs inclinations, & c’est là-dessus que les apparences sont plus trompeuses que sur aucune autre matiére du monde.

Les Espagnols, disoit-on autrefois, ne se soumettront jamais à un Prince François, ils savent que c’est un moyen sûr d’être traités comme un Peuple conquis. Les richesses qu’ils reçoivent du Nouveau Monde tomberoient alors entre les mains des étrangers ; & ils ne sont pas si foux que d’aller d’eux-mêmes à la rencontre d’un malheur qu’ils ont éloigné pendant un si grand nombre d’années, en exposant leur vie pour le bien de leur Etat.

On comptoit d’ailleurs sur le rafinement de leur Politique, & sur-tout sur la prodigieu-[375]se aversion qu’il <sic> ont toujours eue pour une Nation si éloignée de leur naturel & de leurs coutumes. En un mot, avancer dans ce tems-là que la Couronne d’Espagne pourroit tomber sur la tête d’un François, c’étoit avancer une contradiction manifeste. Cependant on se trompa sur ce chapitre, en croyant qu’il étoit possible de raisonner juste sur un principe aussi peu stable que les passions de la multitude. Les Espagnols ont reçu le joug avec toute la patience imaginable ; & même pour plaîre à leurs nouveaux Maîtres, ils ont relâché quelque chose de leur gravité, en y mêlant un peu de vivacité Françoise, l’unique avantage qu’ils ont tiré de cette révolution.

On n’a pas trouvé moins impossible, il y a quelque tems, l’union de la France avec l’Angleterre ; rien ne paroissoit plus absurde, que de s’imaginer que les Anglois pouvoient soutenir le Parti de la France, contre des Alliés avec qui ils paroissoient autant unis d’inclination que d’intérêt. Personne ne s’avisoit seulement de douter que la grandeur de l’Angleterre ne dépendît de l’abaissement de leur redoutable Voisin ; & l’on étoit sûr que l’utilité véritable des Anglois seroit l’unique régle de leur conduite. On se fondoit sur l’animosité qui régne entre ces deux Peuples, & qui leur paroit innée. Elle a sa source dans les guerres cruelles qu’ils se sont faites depuis un grand nombre de Siécles : elle a été entretenue par une contrariété presque générale, qu’on trouve dans les mœurs & dans les coutumes de ces deux [376] Nations : contrariété si grande, qu’on pourroit les apeller des Antipodes Moraux.

Les François aiment en général à savoir quelque chose, & l’activité naturelle de leur esprit ne leur permet pas de croupir dans une profonde ignorance. Mais il est rare qu’ils arrivent à un haut degré de savoir. Ils sont peu capables d’une aplication assidue ; & leur imagination, qui agit plus d’ordinaire que leur raison, ne fait que badiner autour de la superficie des matiéres. Ils les effleurent tout au plus ; & ornant ce qu’ils savent d’une expression aiséé & d’un tour heureux, ils donnent dans la vue, & paroissent plus habiles qu’ils ne le sont en effet.

Les Anglois qui s’adonnent à l’étude, ont au contraire une attention infatigable pour les sujets les plus épineux. Leur raison ne se contente pas d’une légére teinture d’habileté, elle creuse jusqu’au fond des Sciences, & leur pénétration ne se laisse arrêter par aucun obstacle. Peu attachés d’ordinaire à polir leur stile & à le rendre aisé & fleuri, ils trouvent ces minuties au-dessous de la solidité de leur esprit. Ils sont plutôt grands Esprits que beaux Esprits, & leurs Ecrits sont plus propres à instruire qu’à plaîre.

Ces Peuples se plaîsent tous deux à donner dans la dépense, mais c’est d’une maniére bien différente. Les François veulent briller pour leur argent, & étaler leur prodigalité aux yeux de tout le monde : ils veulent un équipage magnifique, un grand nombre de gens de livrée, & des habits où éclatent [377] l’or & l’argent. L’Anglois semble vouloir dérober sa dépense aux yeux des hommes ; ses habits sont simples & unis, ses équipages sans ostentation ; & même l’envie de se donner ces grands airs, passe chez lui pour une vanité ridicule. Mais il n’en est pas moins prodigue ; il paye avec la derniére profusion tout ce qui a raport à ses plaisirs, & l’amour & la bonne chére sont deux gouffres où se perdent ses richesses. Son amour pourtant n’a d’ordinaire ni galanterie, ni délicatesse : ce rafinement d’un cœur qui se fait une souveraine félicité d’aimer & de plaîre, n’est nullement de son goût ; un plaisir grossier est l’unique lien qui l’attache au Beau Sexe ; & les sentimens qu’il a pour une Maîtresse, sont de la même nature que ceux qu’il a pour le Vin.

Pour le François il n’est cavalier avec les Femmes que par mode, & il est galant par naturel. Quand il se laisse entraîner par son panchant, il trouve son plus grand plaisir à voir les Femmes & à leur plaîre. Aussi posséde-t-il au suprême degré le talent de les amuser, de s’accommoder à leurs caprices, de s’insinuer dans leur esprit, de nourrir leur vanité, & de faire qu’elles soient contentes de lui, à force d’être contentes d’elles-mêmes.

Ces deux Nations sont mêmes différentes dans leurs débauches. Les François ont en eux-mêmes de grandes ressources pour entretenir leur joie, & ce sont peut-être les gens du monde les plus capables de se divertir. Ils ne boivent que pour animer leur [378] belle humeur ; les chansons, la conversation, la danse & la raillerie se mêlent chez eux aux plaisirs de la bouteille, & rendent le goût de leur vin plus piquant & plus agréable.

La débauche des Anglois est, ce me semble, moins animée par la variété des plaisirs : on diroit qu’ils boivent simplement pour boire, & qu’ils croiroient deshonorer Bachus, s’ils mêloient d’autres plaisirs à ceux qu’il est capable de faire goûter lui seul.

Les François sont remplis de civilité & de politesse ; mais fort souvent ils en restent aux paroles, qui font les trois quarts de leur générosité : & ceux qui comptent sur leurs protestations, courent risque d’être les dupes de leur propre crédulité. Les Anglois au contraire sont véritablement généreux, & l’effet suit de près leurs promesses : mais il faut les saisir dans le moment favorable, pour tirer quelqu’avantage de leur générosité. Si vous laissez échapper l’heure où ils sont pleins de chaleur pour vous, vous les trouverez bientôt tout de glace ; & celui qui paroissoit entiérement dévoué à vos intérêts, vous regarde comme si jamais il ne vous avoit connu.

Mais le caractére qui distingue le plus ces deux Peuples, c’est que le premier se soumet servilement aux ordres absolus de son Monarque ; il préfére à la liberté, le frivole honneur de porter les fers d’un Prince redoutable à toute l’Europe ; il fait son unique bonheur de la grandeur de son Roi, [379] dont il idolâtre les actions & les sentimens.

L’autre est souverainement jaloux de sa liberté, il aime & respecte son Prince tant qu’il respecte lui-même l’Autorité des Loix. Dès-qu’il affecte un Pouvoir absolu, il est en horreur à ses Sujets ; & celui qu’on avoit honoré auparavant comme le Pére de la Patrie, devient l’Ennemi irréconciliable de son Peuple.

On remarque encore que les Anglois perdent quelque chose de leur orgueil naturel en passant dans les Pays étrangers, ils y acquiérent de la souplesse & de la complaisance ; mais ces bonnes qualités font naufrage quand ils repassent la mer, aussi-bien que l’amitié qu’ils ont contractée hors de leur Ile.

Les François, au contraire, paroissent de venir insolens, à mesure qu’ils s’éloignent de leur patrie. Il semble qu’ils n’aillent voir les autres Peuples que pour les morguer, pour insulter à leurs Coutumes, pour braver leurs Loix, & pour promener dans le Monde leur orgueil & leur extravagance. Mais chez eux ils ont tous les égards & toute l’honnêteté imaginable pour les Etrangers ; ils ne leur refusent de services que ceux qu’ils ne sont pas en état de leur rendre, & chacun d’entr’eux paroit être en particulier chargé de faire les honneurs de la France. Il y a un point sur lequel ces deux Nations s’accordent ; mais ce n’est que pour se faire mieux sentir l’une à l’autre, combien elles sont discordantes sur tous les autres articles. Elles sont toutes deux belliqueu-[380]ses ; il est vrai même que leur bravoure est d’un même caractére, & qu’elles ont toutes deux une fougue qu’il est difficile de soutenir. Cependant il y a ici encore quelque différence : la valeur des François a plus de générosité & plus d’amour pour la Gloire ; & dans celle des Anglois, il y a plus de férocité & plus d’intrépidité naturelle. D’ailleurs, si le feu des François va jusqu’à la fureur, & si leur impétuosité a été quelquefois ralentie par le flegme des Allemans & des Hollandois, les Anglois l’ont quelquefois émoussée par une impétuosité supérieure.

Je pourrois pousser plus loin ce paralléle ; & l’on en seroit d’autant plus surpris, que les prédictions qu’on a fondées là-dessus, se trouvent fausses. Ces deux Peuples s’accordent à merveille, & je ne desespére pas que les Anglois ne renoncent à leurs propres maniéres, pour adopter celles de leur nouveaux Amis, qui leur ont toujours paru si odieuses. Ils commencent déja à se familiariser avec les airs des Petits-Maîtres, & quelques-uns d’entr’eux ont fait voir à l’Opéra, qu’ils surpasseront leurs Originaux, toutes les fois qu’ils voudront l’entreprendre.

Un Censeur rigide iroit déclamer ici contre le rolle tragi-comique que ces Jeunes-gens ont joué en plein théatre, & il ne manqueroit pas de traiter leur conduite d’insolente & de honteuse au suprême degré. Mais pour moi, qui me fais un plaisir de rendre justice au mérite, j’avoue que je trou-[381]ve du merveilleux dans cette action, & que j’en tire d’heureux augures pour la conduite future de ces jeunes Gentilshommes. Comment, Messieurs, prendre des loges d’assaut ! escalader un théatre ! affronter l’épée à la main le feu de plus de cent chandelles ! mettre en déroute toutes les Divinités de l’Opéra ! glacer d’effroi tout le parterre ! donner tête baissée dans l’orchestre, & le forcer à célébrer par ses concerts votre gloire & sa propre honte ! En vérité voilà un Héroïsme unique dans son espéce, & vous laissez bien loin derriére vous tous les Mousquetaires François qui ont jamais signalé leur noble audace dans les quartiers d’hiver. Ajoutons encore, pour mettre votre gloire dans tout son jour, que vous avez fait toutes ces expéditions dans une seule soirée ; & ce qui est encore plus étonnant, que vous les avez faites dans un âge où le grand Alexandre même n’avoit pas encore commencé la conquête de l’Asie. Vous aviez bien raison d’aller publier vous-mêmes votre victoire dans les Assemblées, d’étaler la noble poussiére dont vous vous étiez couverts dans ce glorieux combat, & de faire parade des marques qu’avoit laissées sur vos habits, le feu que vous aviez bravé avec tant de grandeur d’âme.

Je suis charmé, Messieurs, de vos incomparables faits d’armes, & je souscris de si bon cœur à la grande opinion qu’elles vous donnent de vous-mêmes, que j’ai résolu de faire de votre triomphe le sujet d’un Poëme Epique, qui effacera Homére & Virgile, [382] au moins par la matiére. Il se présente à mon esprit une foule de comparaisons, que je pourrai employer avec succès. Qu’y a-t-il de plus naturel, par exemple, que de mettre votre combat contre les Divinités du Théatre, en paralléle avec celui que les Géans livrérent aux Dieux, qu’ils forcérent de chercher un azile dans l’Egypte. On peut vous comparer à l’intrépide Dioméde, qui non seulement blessa Mars, mais qui sans avoir aucun égard pour le Beau Sexe, s’attaque à Vénus même. Ou bien, si vous voulez, on vous comparera à l’illustrissime Don Quichotte, qui faisant le moulinet avec son redoutable cimeterre, mit en piéces toute une Armée de Marionettes, & délivra par cette action d’éclat Don Gayafros & la belle Mélicerte de la fureur des Sarrasins. Il est vrai, Messieurs, que les armes sont journaliéres, & que vous pourriez bien un jour perdre la vie dans une rencontre si dangereuse. Mais qu’importe ! une grande vieillesse ne tombe guéres en partage aux Héros du prémier ordre. Thétis, qui par la permission de Jupiter pouvoit donner à son fils Achille une vie longue & peu glorieuse, ou bien une vie illustre & courte, aima mieux le voir couvert de gloire qu’accablé d’années. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1