Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "LXXXVI. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\045 (1711-1712), S. 365-373, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1744 [aufgerufen am: ].


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LXXXVI. Discours

Ebene 2► Metatextualität► Suite de lxxxv. ◀Metatextualität

Après avoir ainsi jetté la base du raisonnement d’un Jeune-homme, ce qui me paroit le meilleur & le plus important à faire, c’est de fonder sur cette base solide l’étude de ses devoirs. Dans l’Education ordinaire, un Enfant ne distingue une bonne action d’avec une mauvaise, que par les récompenses & les punitions qui les suivent ; mais c’est peut-être ce qu’il y a au monde de plus propre à le perdre pour jamais. Rien n’est plus capable de lui donner des sentimens bas & lâches, que de laisser son ame dans une [366] inaction indolente, & de la rendre esclave de l’espérance & de la crainte : c’est un moyen sûr de lui faire examiner, non si une action est bonne en elle-même, mais si pour le présent elle est bonne pour lui : bientôt il ne mesurera ses devoirs qu’à une utilité déraisonnable & grossiére, & il croira licite tout ce qu’il pourra dérober aux yeux des personnes qui ont le pouvoir de le punir. Il vaut infiniment mieux l’instruire de ses devoirs par principe, & le rendre plutôt docile à la raison qu’à l’autorité de ses Maîtres, afin que son ame se détermine vers le bien par son propre mouvement, & avec une liberté généreuse.

Qu’on ne s’imagine pas que cette Science si digne d’être possédée, soit au-dessus de la portée d’une Enfant élevé selon ma méthode. La Morale oblige tous ceux qui ont la faculté de raisonner, & il est naturel qu’elle soit accessible à leurs recherches, pourvu qu’ils veuillent entrer sérieusement dans l’examen d’une matiére si importante. Si elle demande une pénétration extraordinaire, ce n’est que dans un petit nombre de cas particuliers, qui n’influent guéres sur la conduite générale des hommes. Elle n’est hérissée de difficultés, que pour ceux dont on a laissé croupir la raison dans une paresse honteuse. Ils ont eu tout le tems de s’asservir à leurs passions, le faux honneur & les autres préjugés de la multitude les ont familiarisés avec les opinions les plus fausses & les plus ridicules. Elles ont, par une espéce de prescription, occupé dans leur esprit [367] la place de la Vérité ; & les arracher de leur ame, c’est la priver pour ainsi dire d’une partie d’elle-même. Quand enfin la Vérité se découvre à eux dans tout son jour, & s’oppose à leurs erreurs favorites, il semble qu’elle s’oppose à elle-même. Cette contradiction apparente trouble leur foible raison ; il faut une peine infinie pour la débarasser de ses préventions invétérées, & pour la remettre dans une pleine indifférence pour tous les sentimens qui demandent de la réflexion & des recherches. La justesse qu’on donne de bonne heure à l’esprit d’un Jeune-homme, le préserve de tous ces inconvéniens ; la Vérité ne trouve en lui d’autres obstacles, que ceux qu’elle apporte elle-même ; & certainement ce ne sont pas ceux-là, qui sont les plus difficiles à surmonter.

Une Raison éclairée sur le devoir trouve moins de peine, qu’un Esprit enveloppé de ténébres, à triompher d’un tempérament indocile ; cependant elle n’y réussit pas toujours. C’est pourquoi il faut aussi tâcher de mettre de bonne heure le cœur dans ses intérêts, & d’y exciter des passions avantageuses pour la Vertu. On y peut travailler avec succès par les exemples. On doit mettre souvent devant les yeux d’un Enfant la conduite de ces hommes qui se sont acquis par leurs vertus une réputation éternelle. Il faut lui dépeindre de la maniére la plus vive leur générosité, leur constance, leur grandeur d’ame, & sur-tout leur humanité & leur justice, afin de lui [368] en faire concevoir de hautes idées, & de lui inspirer pour ces grands modéles de l’admiration & de la tendresse. D’un autre côté, il faut lui faire des portraits affreux de ceux qui se sont rendus les objets du mépris des hommes, par des actions intéressées, cruelles, & injustes. Par-là son cœur ému & pénétré, se remplira d’aversion pour la bassesse de leurs sentimens. Ces impressions qu’on fait dans une ame encore tendre, ne sont pas sujettes à en être effacées : & quand elle sera balancée entre le Vice & la Vertu, frappée par les exemples qu’on lui aura rendus familiers, elle suivra plutôt ceux qu’elle estime & qu’elle aime, que ceux qu’elle méprise & déteste.

Il faut sur-tout exciter un Enfant éclairé à prendre pour guide les lumiéres de sa raison, par respect pour la Divinité & pour sa volonté révélée, qu’on lui doit faire connoître dès-qu’il est en état de goûter la force d’une preuve.

Il y a des démonstrations de l’existence d’un Dieu & de la vérité de la Religion Chrétienne, dont l’évidence sera facilement saisie par un Jeune-homme d’un raisonnement cultivé, à qui on aura donné une idée nette des expressions, & qu’on aura préservé soigneusement de la tirannie des préjugés. Il ne s’agit que d’arranger ces preuves dans un ordre facile, & de ne descendre jamais à une conséquence, avant que d’avoir fait comprendre clairement la proposition dont elle découle.

Il est bon même, pour soulager sa mé-[369]moire, qui ne retiendra pas sans peine toute la suite d’un raisonnement, de le lui faire écrire à lui-même. Par-là toutes les parties d’une preuve se graveront mieux dans son esprit, & il pourra remonter facilement à chaque proposition, qui peut répandre de la lumiére sur les conséquences qui l’embarassent.

Aussi-tôt que sa raison sera parfaitement convaincue sur ces deux Vérités fondamentales, on peut lui développer la Morale sacrée des Livres Divins, & la confronter avec celle que la Raison nous prescrit sans l’aide de la Révélation. On peut lui faire sentir fortement, combien en partie la prémiére est conforme à l’autre, & combien en partie elle surpasse les découvertes de notre esprit, qui ne laisse pas de goûter & d’admirer des Vérités auxquelles il n’auroit jamais atteint par ses propres forces.

Enfin il est très utile de lui faire comprendre que les Loix admirables que la Révélation nous prescrit, n’ont en vue que notre propre intérêt ; & qu’un bonheur réel & présent, est une suite nécessaire de la pratique de nos devoirs.

A l’égard des Dogmes, je serois d’avis qu’on ne le fît pas entrer d’abord dans un grand détail. On devroit se contenter de lui développer avec toute la netteté possible, ceux qui servent de fondement à la Religion, & qui sont si clairement exprimés dans nos Saints Livres, qu’on ne sauroit refuser de les admettre sans manquer de res-[370]pect à celui qui nous les a révélés. Il y en a d’autres, qu’il n’est pas nécessaire de spécifier, où les plus habiles gens voient le moins clair, & où tout homme de bonne foi avouera qu’on trouve des difficultés considérables, de quelque côté qu’on se tourne. Il faudroit éviter d’en parler à un Enfant, afin de n’accabler pas sa foible raison sous un fardeau que les génies les plus vigoureux ont bien de la peine à soutenir. Je me trompe fort s’il ne seroit pas utile, que jusqu’à un certain âge on sût uniquement qu’on est de la Religion Chrétienne, sans prendre aveuglément parti entre les différentes Sectes qui partagent ceux qui se font un honneur de porter le nom de Chrétien.

Si enfin, dans un âge plus mûr les questions d’un Jeune-homme vous obligent à lui exposer ces différentes opinions, tâchez de lui en parler sans passion & sans aigreur, ne donnez aucun nom odieux à ceux-là même qui embrassent les sentimens les plus ridicules ; & plutôt que de les accuser de malice ou d’opiniâtreté, plaignez-les de leur aveuglement, & de leur malheureuse éducation qui en est la cause. Gagnez sur-tout sur votre amour-propre, s’il se peut, d’expliquer ces différens Systêmes avec fidélité, & de mettre en tout leur jour les raisons sur lesquelles on les appuye. Il est sûr qu’un esprit bien cultivé n’adhérera jamais à ces Sectes, où régnent l’Autorité des hommes & la Superstition. A l’égard de celles qui s’opposent les unes aux autres des difficultés [371] embarassantes pour les esprits les plus pénétrans, on feroit bien, ce me semble, de laisser à un Jeune-homme bien instruit sur les objections qu’on fait de part & d’autre, la liberté de suspendre son jugement, ou bien de se déterminer de lui-même vers le parti qui lui paroit le plus raisonnable.

Cette maxime déplaîra fort à toutes les personnes aveuglément zélées, je n’en doute point. Quoi ! dira ce Pére ; mon fils seroit exposé par cette méthode à donner dans l’Arminianisme ? Je le déshériterois s’il tomboit jamais dans des Erreurs si détestables. Mon enfant, dira cet autre, pourroit bien, en suivant ces belles maximes, devenir Particulariste, & j’aimerois mieux le voir au tombeau, que dans un si déplorable égarement.

C’est ainsi que nous croyons que nos enfans courent à la perdition, à mesure qu’ils s’éloignent de nos Systêmes. Je conviens qu’ils courent risque de s’égarer, si pour se déterminer ils se fient à leurs propres lumiéres. Mais sont-ils à l’abri de ce danger, en soumettant leurs opinions à l’autorité paternelle ?

Supposons même qu’on évite l’Erreur à coup sûr, quand on adopte les sentimens de ses Péres, ma méthode ne m’en paroit pas moins raisonnable ; & j’ose avancer, qu’il vaut mieux être dans l’Erreur, après avoir fait tous ses efforts éclairer sa raison, que de suivre la saine Doctrine, en pliant sous l’autorité d’une maniére servile.

Si l’on tombe dans le prémier inconvé-[372]nient, on agit du moins en homme, on met en œuvre la Raison, à laquelle seule on est responsable de ses sentimens ; & sans être coupable de paresse ou d’obstination, on a seulement le malheur de ne savoir pas se dégager de l’illusion, par une force d’esprit suffisante. Mais si l’on est Orthodoxe par prévention, à proprement parler, on ne croit rien, on s’imagine de croire, & ce qu’on prend pour une conviction de l’esprit, n’est qu’une passion du cœur ; au-lieu de soumettre ses opinions à l’évidence, on les fait relever du hazard, qui, selon les parens & la patrie des hommes, en fera à son gré des Juifs, des Chrétiens, ou des Mahométans.

Par une éducation si mal dirigée on aprend à haïr des sentimens sans les connoître, parce qu’on a apris dès sa plus tendre enfance à haïr ceux qui les ont embrassés. De-là ce zéle persecuteur, qui étouffe la Charité Chrétienne par attachement pour le Christianisme, & qui pour défendre les intérêts de Dieu, transgresse ses loix les plus saintes. De-là ces massacres barbares, où une noire perfidie & une rage infernale se couvrent du voile de la Piété, pour saper la Religion par ses fondemens.

Plût au Ciel qu’on voulût bien sérieusement réformer l’Education des Enfans sur cet article, & ne point émouvoir leurs passions pour leur faire aimer une Secte, & pour leur en faire haïr une autre ! Tous les hommes se regarderoient bientôt comme fréres, & le titre odieux d’Hérétique, qu’on emploie [373] à tort & à travers, ne nous feroit pas regarder les uns les autres comme des monstres d’impiété. On employeroit toute la douceur que la Charité Chrétienne peut inspirer, pour dissiper les ténébres qui offusquent l’esprit de ceux qui s’égarent. Sur-tout on concevroit l’impertinence qu’il y a à attaquer le raisonnement par des suplices, & à vouloir renverser les conceptions de l’ame par les tortures dont on déchire le corps. Je soutiens même que la variété des Opinions seroit de beaucoup moindre.

La Raison qui offre à tous les hommes les mêmes principes, les méneroit facilement aux mêmes conséquences, dans les choses importantes pour le Salut, qu’un Etre rempli de bonté pour nous nous a rendues faciles, pourvu que nous veuillions y prêter toute l’attention dont elles sont dignes. On ne différeroit, selon toutes les aparences, que sur les choses les plus difficiles de la Religion, & en même tems les moins importantes. Nos Erreurs ne s’appuyeroient point sur la paresse, sur la prévention, sur les passions du cœur, sur l’esprit de Parti, ni sur un ridicule respect pour nos semblables. Enfin, l’esprit ne pourroit être la dupe que de sa propre foiblesse, qui est à mon avis la cause la moins ordinaire de nos égaremens. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1