Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "LXXXV. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\044 (1711-1712), S. 357-365, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1743 [aufgerufen am: ].


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LXXXV. Discours

Ebene 2► Rien n’est plus ridicule que de condamner un ancien Auteur, parce qu’il donne à ceux qu’il dépeint dans ses Ouvrages, d’autres Coutumes & d’autre Mœurs, que celles que l’usage nous fait considérer comme les seules bonnes.

Les Héros de notre tems ont un équipage brillant, & une suite nombreuse : leurs tables nous ravissent par la magnificence de la vaisselle, & par la délicatesse des mets. Si par quelques présens on veut leur marquer de l’estime, on leur donne des épées couvertes de pierreries, ou d’autres bijoux d’un prix inestimable. Tout cela nous paroit grand & noble : mais nous aurions tort d’en tirer un droit de nous moquer des anciens Héros, dont la gloire n’étoit pas relevée par tant d’éclat étranger.

Les Ecrivains qui en ont parlé, les louent quelquefois d’avoir été fort entendus à faire la cuisine ; les ortolans & les perdrix ne paroissoient jamais dans leurs festins ; & les présens les plus magnifiques dont on honoroit leur valeur, c’étoient des bœufs propres au labourage, des chaudrons d’airain, & d’autres meubles de cette sorte.

Les Auteurs qui nous ont représenté ainsi ces grands Hommes, ne pouvoient pas deviner les mœurs des Siécles futurs. C’est [358] pourquoi nous ne sommes pas leurs juges compétens, & nous ne saurions avec justice les citer devant le tribunal de notre Luxe.

Ils ne sont pas de-même à l’abri de notre critique, quand ils nous tracent le portrait du Cœur humain : s’ils le dépeignent autrement que nous ne sentons le nôtre, & celui de nos contemporains, on peut les accuser hardiment d’être de mauvais Peintres. L’Homme en général est inaltérable, à l’égard de ses sentimens & de ses inclinations ; il a été, & sera toujours ce qu’il est, vain, ambitieux, amoureux de l’autorité, porté à se distinguer parmi ses semblables. Ces qualités sont fondées sur son amour-propre, & elles cesseront de lui être naturelles quand il cessera de s’aimer. Il a même des inclinations dont on ne découvre pas d’abord la liaison avec les sentimens ordinaires du cœur humain, qui ne laissent pas d’avoir été remarqués en lui de tout tems. Ce n’est pas d’aujourd’hui, par exemple, que les Femmes ont tant de goût pour les gens de guerre ; on remarque dans les Ecrits les plus anciens des traces de ce panchant bisarre. Dans Homére, Briséïs, après avoir perdu par les armes d’Achille, sa patrie, son pére, ses fréres & son époux, chérit pourtant Achille : il est bel homme, sur-tout il est soldat : elle ne sauroit résister à cette derniére qualité ; & celui par qui toute sa famille a été détruite, tient lieu dans son cœur de toute sa famille. La même vérité a été encore indiquée plus claire-[359]ment, par la Fable de Mars & de Vénus : elle est très ancienne, & a été faite sans doute pour tourner en ridicule le foible que le Beau Sexe avoit dès-lors pour les Destructeurs du Genre-humain.

A quoi attribuerons-nous cette inclination surprenante ? Ce Sexe timide s’effraie à la moindre apparence de danger : la vue seulement d’un combat fait tomber une Femme en foiblesse, & elle croit même qu’il est de la bienséance de se pâmer à un spectacle si desagréable. Le Beau Sexe est cependant plein d’estime pour ceux qui font profession de se baigner dans le sang, autant de fois que l’occasion leur en est offerte. Le meurtre & le carnage leur fait horreur, & rien ne leur est plus agréable que les auteurs du meurtre & du carnage.

Les gens qui se donnent les airs de trancher court sur la conduite du Beau Sexe, se tireroient ici bientôt d’embarras. Le cœur d’une Femme, diroient-ils, est la plus grande des contradictions ; rien n’est plus indéchifrable que ses sentimens, & la pénétration la plus vive s’égare dans le labyrinthe de ses passions. Pour moi, qui suis plus porté à rendre justice au Sexe, je ne me contente pas d’une raison si générale. J’en trouve d’abord une plus particuliére & plus véritable dans la timidité même des Femmes, qui paroit les éloigner si fort d’un tendre commerce avec les Guerriers.

Plus le danger les effraie, plus elles regardent comme un effort pénible de l’ame, la profession de braver le péril avec ferme-[360]té. Quand elles fouillent dans leurs sentimens, elles n’y trouvent qu’une foiblesse excessive ; elles en admirent d’autant plus le courage de ceux qui sacrifient volontairement la douceur du repos & l’amour de la vie, à la gloire d’affronter tous les jours la mort, de l’attendre de pié ferme, ou d’aller à sa rencontre. Ce n’est pas tout : la valeur est d’ordinaire le caractére d’une grande ame & d’un cœur généreux : la poltronnerie au contraire est la plupart du tems accompagnée de sentimens bas & méprisables ; elle fait son séjour dans des ames inaccessibles à l’honneur, & il n’y a rien de bon à attendre d’un cœur que la gloire ne sauroit tirer de son indolence. Un lâche est l’objet de l’aversion de tout le monde, personne ne veut avoir de commerce avec lui, & on craindroit de partager sa honte, si on étoit avec lui dans les moindres liaisons.

Une Femme est d’ordinaire extrêmement attentive à tout ce qui peut intéresser sa vanité : quelques aimables qualités qu’un Amant puisse avoir d’ailleurs, elle croiroit deshonorer ses charmes par la conquête d’un homme universellement méprisé, bien loin de vouloir l’en dédommager par sa tendresse. D’un autre côté, rien ne flatte davantage son orgueil, que de voir succomber sous son mérite un homme intrépide, & accoutumé à vaincre tous les obstacles qui s’opposent à sa bravoure. Elle félicite continuellement ses appas d’un si glorieux triomphe, & elle croit s’aproprier toute la gloire de celui qu’elle met dans ses chaînes. La férocité [361] qui s’attendrit, la fermeté qui s’ébranle, la fierté qui s’abaisse & qui devient supliante, voilà les victimes les plus agréables qu’on puisse immoler à la haute opinion qu’elle a de son mérite.

On dira qu’à ce compte le Beau Sexe devroit aimer tous les braves gens, Guerriers ou non : aussi est-il vrai que la valeur charme les Dames dans toutes sortes d’objets ; mais elle leur paroit plus brillante en ceux qui se sont destinés à donner des marques continuelles d’intrépidité, qui toutes les campagnes vont moissonner des lauriers nouveaux, & qui travaillent sans cesse à perfectionner leur gloire.

Voilà des raisons qui certainement ne sont pas au deshonneur des Belles, j’en alléguerai quelques autres qui ne leur plaîront pas tant, mais que cependant ma franchise ne me permet pas de passer sous silence.

Il y a bien des Femmes qui se laissent prendre uniquement à la parure soldatesque d’un Officier, & à cet air délibéré que la Guerre manque rarement de donner aux Nourrissons de Mars. Comment, par exemple, le cœur de Chéphise peut-il tenir contre les airs d’Alidor, quand il se fait traîner au Cours dans une caléche magnifique. Son habit d’écarlate ne laisse voir qu’à peine sa couleur au travers des galons d‘or qui le couvrent. Il tient sous le bras un chapeau tout chiffonné. Sa petite perruque mise de travers, laisse voir à découvert une de ses oreilles, & la moitié d’une tête rasée. Il est étendu dans son carosse avec [362] une indolence cavaliére, & appuyant ses jambes sur le strapontin, il paroit ne vouloir rien dérober de sa figure aux yeux curieux. Avec cela il chante assez haut un petit air à la mode, en battant la mesure de la main droite. De la gauche il tient une tabatiére dont il change à chaque tour qu’il fait, de cette maniére il étale huit ou dix boëtes différentes dans une demi-heure. Voilà les trois quarts de son mérite : il en est aussi fier, que si quelque bonne qualité étoit enfermée dans chacune. Vous le considérez à peu près de la même maniére, Céphise, & vous avez raison. L’une de ces tabatiéres contient la sagesse ; l’autre, l’esprit ; une troisiéme, la discrétion ; celle-ci la grandeur d’ame, & celle-là la fidélité. Encore un coup, Céphise, vous ne sauriez refuser votre cœur à un homme si rare : je vous conseillerois même de prévenir ses soupirs, & de lui épargner les peines que doivent prendre les Amans du commun pour fléchir leurs Maîtresses.

On peut dire encore, que les Gens de guerre sont sujets à des défauts qui contribuent extrêmement à leur rendre les cœurs des Belles accessibles Le caractére de leur métier se répand sur leurs maniéres avec le Beau Sexe : elles ont quelque chose de brusque & de cavalier, qui aproche fort du mépris. Ne croyez pas qu’ils en deviennent odieux & insupportables, point du tout. Les Femmes joignent d’ordinaire beaucoup de fierté à un tempérament foible & craintif. Si vous les traitez avec hauteur, la partie crain-[363]tive joue en elles son jeu ; elles ne vous regardent qu’avec respect, & ne vous étalent que complaisance, que douceur, que maniéres engageantes & flateuses.

Si au contraire vous vous efforcez par des déférences respectueuses à mettre leur orgueil dans votre parti, vos égards, vos soumissions idolâtres, votre précaution à ne leur point déplaîre, rassurent leur humeur timide, & leur donnent une entiére liberté de vous déployer toute l’étendue de leur orgueil. Elles se croiront des Divinités au prix de vous ; & tous vos soins, toutes vos peines leur paroîtront trop payés d’un regard ou d’un souris. Heureux encore, si tous les jours vous n’en essuyez pas les dédains les plus insupportables, & si elles ne se font pas un plaisir des tourmens qu’elles vous font souffrir ! En un mot, la plupart des Belles s’élévent au-dessus de celui qui s’abaisse devant elles ; elles s’abaissent devant celui qui se roidit contre leur fierté ; & le plus sûr moyen d’en obtenir quelque grace, c’est de ne les pas mériter.

Que les hommes ne se glorifient pas du portrait desavantageux que je fais ici des Femmes, parmi lesquelles il y en a un grand nombre de fort éloignées de ces sentimens extravagans. Nous n’en devons rien au Beau Sexe sur les travers d’esprit ; & rien ne ressemble mieux aux sottises des Femmes, que les sottises des Hommes.

Quand je rencontre dans la rue certaines gens sans les saluer, ils me tirent de ma dis-[364]traction par un salut des plus humbles, & me font rougir, par leur honnêteté, de mon incivilité involontaire. Ils s’imaginent alors que je m’estime au-dessus d’eux, & digne de leurs respects ; ils ont la foiblesse d’être de mon sentiment, & se hâtent de me rendre l’hommage qui m’apartient selon eux. Si une autre fois, voulant réparer ma faute, je les aperçois, ils me rendent le salut avec la gravité d’un homme respectable, & comme s’ils me faisoient grace, en remarquant le devoir dont je viens de m’acquiter. C’est alors qu’ils me croient persuadé de leur supériorité, & de ma bassesse ; & ainsi, par ma fierté & par mon humilité aparentes, je dispose de l’opinion qu’ils conçoivent & d’eux & de moi. Revenons aux Guerriers : non seulement ils traitent les Femmes cavaliérement, ils ont même en général assez mauvaise opinion de leur sagesse, & souvent ils remplissent les vuides de leurs occupations d’Eté, en déchirant la réputation des Belles à qui ils ont fait la cour pendant l’Hiver. Ce profond mépris qu’ils ont pour le Beau Sexe, leur tient souvent lieu de mérite.

Un Amant qui se forme une haute idée de la vertu de sa Maîtresse, tâche d’en arracher quelque faveur par ses soins, ses services, sa discrétion, sa constance ; mais il ne fait que tourner autour du pot. Sa timidité est très mal assortie avec la timidité de sa Belle, & elle lui donneroit volontiers le conseil qu’Hélène donne à Paris, dans les Vers [365] d’Ovide, que Metatextualität► je cite peut-être trop souvent. ◀Metatextualität

Zitat/Motto► On cherche en-vain par l’éloquence,

Ce qu’on peut acquérir par quelque violence :
D’une jeune Beauté la timide pudeur
Veut souvent par la force arriver au bonheur. ◀Zitat/Motto

Messieurs les Officiers n’ont pas besoin de cet avertissement ; ils ne sont pas gens à vouloir prendre par la sappe, une place qu’ils jugent de si peu de défense ; ils y vont tête baissée, & prétendent l’emporter du prémier assaut, à quoi ils réussissent bien souvent. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1