Le Misantrope: LXXXIV. Discours
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LXXXIV. Discours
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On remarque qu’à présent les Enfans
ont l’esprit presque mûr, dans un âge où autrefois ils
s’amusoient encore à toutes sortes de puérilités, sans savoir
les prémiers rudimens des Sciences. Quoique très certainement
cette remarque soit fondée en raison, il ne faut pas s’imaginer
que la Nature soit devenue plus promte à perfectionner ses
ouvrages. Les hommes n’ont pas une ame plus vigoureuse à présent
que du tems de nos Péres, & c’est toujours un même esprit
qui fait agir en nous les mêmes ressorts. L’Education est la
seule cause de ce changement, dont on est si
surpris. On croyoit autrefois, par un préjugé très pernicieux,
que les Jeunes-gens étoient incapables de tout effort d’esprit
dans leur prémiére enfance, & on les abandonnoit à la
paresse & à la niaiserie, où leur propre panchant ne les
porte que trop. Ce n’est pas tout : il semble qu’on se soit fait
une étude dans ce tems-là de rendre la route des Sciences longue
& épineuse, tant on avoit soin de traîner les foibles génies
de la Jeunesse par les détours infinis d’une méthode embarrassée
& rebutante. On a commencé enfin à connoître mieux la
capacité des Enfans, & l’on a aplani en même tems le chemin
du Savoir. Il se pourroit fort bien que dans les Siécles futurs
on s’étonnât autant de la stupidité de nos Enfans d’à-présent,
que nous sommes surpris du naturel tardif de la Jeunesse du tems
passé ; & je doute fort que la Science de l’éducation soit
déja portée au plus haut degré de perfection. Quoique je sache
que des Esprits du prémier ordre, auxquels je n’oserois
seulement me comparer de la pensée, ont traité cette matiére
importante, je ne laisserai pas de hasarder ici quelques maximes
sur la maniére de cultiver l’esprit de la Jeunesse. Il n’est pas
impossible que des réflexions utiles, échappées aux Génies les
plus transcendans, puissent être quelquefois saisis par une
raison plus bornée. Dès-que les Enfans commencent à s’énoncer,
on travaille d’ordinaire à donner de l’étendue à
leur imagination, & à attiser le feu & la vivacité
qu’ils ont reçu de la Nature : on admire en eux une pensée
brillante, on les loue d’une repartie vive, on se recrie sur une
malice ingénieuse. Je me trompe fort si cette conduite n’est pas
dangereuse & imprudente. Un Enfant excité par les éloges
qu’on prodigue à sa vivacité, s’anime & s’échauffe de plus
en plus ; il ne croit rien de si beau, que de briller même aux
dépens d’autrui ; il s’accoutume ainsi peu à peu à lancer ses
bon-mots sur tout le monde, & à rendre son esprit odieux
& insupportable. Je ne veux pas qu’on éteigne son feu, je
veux qu’on le dirige, & que rectifiant son imagination
pétulante, on l’asservisse de bonne heure à la justesse du
raisonnement. Le brillant & la vivacité ne sont que
l’ornement de l’esprit, le bon-sens en est la substance, &
il est juste de donner les prémiers soins à ce qui est le plus
important. Je serois d’avis qu’on commençât par former la raison
d’un Enfant, & par développer peu à peu la Logique naturelle
qui naît avec tous les esprits, & sur-tout avec les esprits
bien faits. Je sai bien qu’on s’imagine que par cette méthode on
émousse un beau naturel. On compare l’enfance à un jeune arbre,
qui portant une trop grande abondance de fruits perd toute sa
vigueur, & ne répond point à l’espérance qu’il avoit donné
d’abord de sa fertilité. Mais les comparaisons ne sont pas des
raisonnemens ; elles ne servent pas à prouver, mais à faire
sentir davantage la force d’une preuve. Si la méthode que je conseille demandoit de grands efforts, & ne
pouvoit se pratiquer sans fatiguer l’esprit, la comparaison
seroit juste dans toutes ses parties, & l’on en pourroit
tirer une conclusion propre à renverser mon sentiment. Mais je
soutiens qu’il est très facile d’assortir la Philosophie à la
prémiére jeunesse même, pourvu qu’on s’y prenne avec prudence,
& qu’on connoisse à fond le naturel sur lequel on travaille.
Deux choses, à mon avis, arrêtent le raisonnement d’un Enfant.
Les ressorts de son esprit sont incapables de se tenir longtems
bandés, & il n’a que des idées confuses des expressions sous
lesquelles on lui propose une Vérité. Il s’agit donc de lui
aprendre d’abord à définir les mots, à en concevoir la juste
valeur, & à en démêler les différens sens. On peut le faire
dans une conversation enjouée, comme si on ne songeoit pas
seulement à l’instruire ; on peut emprunter de ses badinages
& de ses jeux des expressions qui lui sont familiéres, pour
le faire entrer sans effort dans le sens d’un terme qu’il
n’entend pas distinctement. C’est ainsi qu’il ne commencera pas
seulement à se former une idée nette de ce qu’il entendra dire,
il s’exprimera encore avec précision, & ses discours
cesseront d’être embrouillés & énigmatiques, comme ils le
sont d’ordinaire à cet âge. Il lui sera fort aisé après cela de
concevoir ces Vérités primitives & simples, qu’on reçoit
dès-qu’on les entend prononcer, & que les préjugés tâchent
en-vain d’obscurcir. Il pourra même en tirer des
conséquences, pourvu qu’on ne les étende pas jusqu’à lui
fatiguer l’esprit. Pour voir s’il est capable de cet effort, on
n’a qu’à le suivre dans les jeux qui amusent d’ordinaire la
prémiére jeunesse. Ces jeux ont toujours certaines régles, qu’il
n’est pas permis de transgresser. Vous verrez qu’il les
comprendra d’abord ; & si quelqu’un de ses compagnons paroit
s’en éloigner, il comparera son action avec la loi, il en tirera
des conséquences, & il en conclura avec une justesse
étonnante, que cette action est permise, ou qu’elle ne l’est
pas. A proportion qu’il avance en âge, on doit le porter
insensiblement à une aplication plus grande, & le faire
descendre des Axiômes généraux à des Vérités plus particuliéres
& plus abstruses. On verra dès-lors, si l’on veut prendre la
peine de l’essayer, que sans lui embrouiller l’esprit d’un
fatras de distinctions de Logique, il pourra distinguer un
sophisme d’avec un bon raisonnement. Tâchez, par exemple, de lui
en imposer par quelque subtilité sophistique sur les amusemens
ordinaires ; & s’il s’en débrouille, proposez-lui un
sophisme de la même espéce touchant une matiére plus sérieuse :
il est fort apparent qu’il saisira avec la même facilité le nœud
du faux raisonnement. Si par hasard se trouve pris dans un de
ces piéges de la Logique, & que par ses propres forces il ne
puisse pas se tirer d’affaire, il faut l’aider à se débarasser,
& lui faire sentir avec toute la netteté possible, en quoi
consiste la finesse qui avoit échappé à sa
pénétration. Il faut après cela lui faire apliquer sans aide les
régles qu’on vient de lui tracer, à quelqu’autre exemple, &
sans lui en faire une affaire sérieuse, lui aprendre ainsi
insensiblement à se démêler des subtilités d’un Sophiste. Pour
exercer un Enfant dans cette Science importante, il n’est pas
nécessaire de l’enfermer trois heures de suite dans un cabinet.
Cette étude est de tous les lieux, & de toutes les
occasions. La table & la promenade y peuvent tenir lieu de
collége, & même elle n’est pas incompatible avec les
amusemens les plus puérils, où il est très utile d’entrer
quelquefois avec un jeune Eléve. C’est-là que la joie lui fait
développer entiérement le caractére de son esprit, qu’on ne
sauroit cultiver comme il faut, sans avoir une connoissance
parfaite de ses qualités bonnes & mauvaises. Après avoir
ainsi façonné sa raison, on peut facilement la rendre pour
jamais inaccessible aux Erreurs populaires. Elles choquent
d’ordinaire immédiatement les prémiers principes de la Vérité ;
& un esprit qui n’a pas eu encore le loisir de s’asservir à
la coutume, concevra d’abord l’extravagance des préjugés de la
Multitude ; il se conservera toujours pur, & rien ne
l’arrêtera dans la recherche de la Vérité. Rien au monde n’est
plus libre de sa nature que la Raison : il faut entretenir celle
d’un Enfant dans cette liberté généreuse, & ne la faire
dépendre que de la seule évidence. Il faut lui
permettre de ne s’en pas fier à vous en matiére de raisonnement,
de vous faire des objections, de soutenir même son opinion avec
fermeté. Il est vrai qu’il est bien plus commode de lui imposer
silence avec une autorité magistrale, & de lui faire
regarder vos décisions comme autant d’oracles. Malheureusement
c’est-là le vrai moyen d’engager sa raison dans l’indolence,
& de la priver de cette noble vigueur, qui seule peut
l’élever au-dessus des esprits ordinaires. Je conviens qu’un
Enfant, conduit de cette maniére, commence souvent de bonne
heure à former une haute opinion de son habileté, à vouloir
contester les choses les plus claires, & à parler sur tout
d’un ton décisif. Ces inconvéniens sont grands, mais ils ne sont
pas sans reméde. Voulez-vous reprimer l’orgueil d’un Enfant
qu’on a confié à vos soins, portez plus souvent son esprit sur
les choses qu’il ignore, que sur celles qu’il fait. Qu’il ne
perde jamais de vue son incapacité, & qu’ainsi sa vanité se
perde dans l’abîme des connoissances que son foible esprit ne
peut pas encore sonder. Préservez-le sur-tout du poison de la
flaterie ; tâchez de lui faire sentir le danger & le
ridicule qu’il y a à se laisser duper par des adulateurs, qui
confondent le plus grand fat & le plus honnête homme, en
leur prodiguant les mêmes louanges. Qu’on me permette ici de
faire une petite digression. Je plains de tout mon cœur les
Enfans d’un certain rang qui ont quelque mérite, il
semble que tout le monde conspire contre leur bon naturel. Ils
ont dit trois ou quatre jolies choses, les voilà en réputation ;
ils ne font plus un pas dans la rue, qu’on ne vienne les
embrasser & les féliciter de leurs lumiéres ; ils n’ont que
faire de mettre desormais de l’esprit dans leurs discours, on y
en met pour eux, & l’on trouve un sens, & un sens relevé
jusques dans leurs sottises. Ceux qui veillent à leur conduite,
doivent s’efforcer sans relâche à imprimer de nouveau dans ces
jeunes esprits, les sentimens de modestie que tout le monde
tâche à l’envi d’en effacer : c’est toujours à recommencer,
& la corruption naturelle du cœur humain, fait d’ordinaire
que le poison l’emporte sur l’antidote. Je reviens à mon sujet.
Quel parti faut-il prendre avec an Enfant qui ne se rend jamais
dans la dispute, & qui outre la liberté qu’on lui accorde de
soutenir ses sentimens ? Celui qui doit diriger son esprit, en
doit connoître la portée, & savoir si c’est faute de
lumiéres, ou de docilité qu’il refuse de se soumettre. Si c’est
par opiniâtreté, on doit l’en punir par le silence, & lui
marquer qu’on ne daigne pas répondre à ses chicanes frivoles.
Dès-qu’il sera revenu du dépit que cette espéce de mépris ne
manquera pas de lui donner, il faut l’entreprendre avec douceur,
en lui faisant voir combien il est beau de garder une noble
indifférence pour ses propres sentimens, & de n’être
Sectateur que de la Vérité seule ; que rien n’est plus glorieux
& plus rare, que de savoir dire de bonne
grace, j’ai tort ; & qu’on remporte une plus illustre
victoire en arrachant cette confession à sa vanité, qu’en
faisant succomber son Antagoniste sous la force d’un
raisonnement sans replique. Ce n’est pas tout, il faut qu’on
appuye ses leçons par sa conduite. Il arrive aux plus habiles
gens de pouvoir être relevés avec justice par un Enfant. Dans ce
cas, il ne faut pas se glisser dans les détours de la Logique,
pour échapper aux lumiéres des Jeunes-gens ; il faut convenir
naturellement de la foiblesse de ce qu’on venoit d’avancer ;
& déja éclairés par les maximes dont j’ai parlé tantôt, ils
regarderont moins cet aveu comme la marque d’une raison foible,
que comme le caractére d’un esprit bien fait, & d’un cœur
sincére. Il me semble qu’il est moins difficile encore de
réformer l’air décisif dans un Enfant dont on a formé la raison.
On peut lui faire voir aisément, par des preuves & par des
exemples, que la décision est le partage des sots, comme le
raisonnement est celui des gens habiles. Si on lui inculque bien
cette vérité, si on évite à parler devant lui d’un ton décisif
par les matiéres qui méritent quelque réflexion, si d’ailleurs
on se sert de ce reméde avant que le mal soit invétéré, il
n’aura garde de se mettre du côté des ignorans, dont la sottise
est encore enlaidie par une suffisance ridicule.