Metatestualità
Ceux qui n’aiment pas à entendre
parler de la Mort, feront bien de ne pas lire ce
Misantrope-ci ; j’ai résolu d’en parler beaucoup.
Ce
n’est pas d’aujourd’hui que ce terme est insupportable aux
hommes ; il a presque passé de tout tems pour une expression de
mauvais augure. Les Anciens l’évitoient avec soin,
& dans leurs discours les hommes ne mouroient jamais, ils
cessoient d’être, ils vivoient leur dernier jour, ils sortoient
de la vie, &c. En un mot, ces Anciens ménageoient
extrêmement leurs phrases sur cette matiére, comme si en
adoucissant leurs expressions, ils rendoient aussi moins rude la
triste nécessité qu’elles exprimoient. Les Philosophes Payens
sentoient facilement combien la certitude du trépas devoit
répandre d’amertume sur la vie ; ils voyoient qu’elle ne pouvoit
que troubler leur tranquilité, & empoisonner tous leurs
plaisirs. C’est pour cette raison que tous leurs différens
Systêmes se réunissoient tous à familiariser les hommes avec
l’idée de la mort, & à leur faire regarder cette redoutable
ennemie sans cligner les yeux. Leurs raisonnemens trop vagues
sur l’immortalité de l’Ame, étoient peu propres à produire de
pareils effets. Il leur étoit nécessaire d’appuyer leurs
considérations métaphisiques sur quelque chose de plus réel
& de plus sensible. Ils apelloient donc à leur secours les
infirmités de la Nature humaine, & les miséres inséparables
même de la vie la plus heureuse ; ils employoient toute la force
de leur éloquence à les dépeindre d’une maniére vive ; &
travailloient ainsi à détacher les hommes de la partie la moins
excellente d’eux-mêmes, comme d’un objet indigne de leur amour.
Malheureusement l’ame a beau être convaincue de ces vérités,
elle n’en est pas touchée ; & ce corps, pour
être si imparfait n’en est pas moins sien,
Citazione/Motto
Guenille tant qu’on veut, ma guenille m’est
chére.
Il n’y a que l’assurance d’une meilleure vie à
venir, qui puisse nous faire renoncer sans regret à la vie
présente : & les Sages du Paganisme, incapables de fonder
cette assurance sur une base solide, y supléoient par des
maximes hardies, & par des paradoxes outrés. Ils étonnoient
la Raison au-lieu de la convaincre. La vie, selon eux, ne doit
être considérée que comme un festin, duquel on sort après être
rassasié. Ils louoient comme le plus glorieux effort de la
Vertu, la hardiesse, non pas d’attendre le trépas, mais d’aller
à sa rencontre, & d’ôter à la Nature qui nous a donné la
vie, le droit de nous en priver. Ils vouloient faire ressembler
leurs Sectateurs à ces Soldats mal assurés, qui n’osent pas
attendre l’ennemi dans le poste que leur Général leur a
assigné : la vue du péril les trouble, ils perdent l’usage de la
raison, & se précipitent dans le feu à force de le craindre.
Ces préceptes n’étoient dans le fond capables que d’éblouir
certains esprits impétueux, qui aimoient mieux les sentimens
extraordinaires & surprenans, que les opinions sensées &
raisonnables. Mais d’autres Philosophes, qui examinoient cette
vertu prétendue de sens rassis, en ont facilement compris la
foiblesse & le ridicule. Ils ont vu qu’en se
donnant la mort à soi-même, on donne des preuves plus sensibles
de lâcheté que de courage ; que c’est se dérober aux attaques de
la Fortune, faute de les oser attendre ; que c’est se défier de
sa fermeté, & s’enfuir sur le point du combat ; enfin, que
souvent c’est apeller la mort au secours contre elle-même. En
effet, la plupart de ces Héros imaginaires se sont donnés la
mort, de peur qu’un autre ne la leur donnât.
Citazione/Motto
Et de leur propre main recevant le trépas, Ils
sont morts pour ne mourir pas.
Il est sûr même qu’en
réfléchissant sur la maniére dont plusieurs d’entr’eux ont fini
leur vie, on remarque que la peur seule a été le principe d’une
action si hardie en apparence, ou du moins qu’on ne sauroit la
raporter qu’à une source tout aussi impure. Scipion, par
exemple, Général des Troupes de Pompée en l’Afrique, ne
s’acquita dans la bataille que lui donna Jules-Cesar, ni du
devoir de Général, ni de celui de Soldat. Il s’enfuit après une
très légére résistance ; & au-lieu de périr les armes à la
main, & de partager, tout vaincu qu’il étoit, la gloire du
combat avec son Vainqueur, il se tua dans la fuite & cacha
dans les ténébres de la mort la honte de sa défaite. Othon, le
plus lâche & le plus efféminé des hommes, quoiqu’il fût à la
tête d’une bonne Armée, & qu’il ne tînt qu’à lui de vaincre
Vitellius, ou de mourir glorieusement, aima mieux
se percer le cœur dans son lit. L’idée du combat lui parut plus
affreuse que celle de la mort ; son indolence & sa mollesse
lui donnérent un air de constance, & sa peur se couvrit du
masque de l’intrépidité. La mort de Caton d’Utique est une des
plus brillantes dans ce genre. Montagne, qui raisonne plus par
sentiment que par principe, croit que la gloire n’en étoit point
le motif, & que cependant ce grand-homme puisoit un plaisir
très vif dans la haute vertu qui le poussoit à cette action
éclatante. J’aurois souhaité que cet Auteur eût un peu développé
le principe de vertu auquel il attribue la mort de Caton. Pour
moi je ne vois que l’orgueil & l’opiniâtreté, dont elle
puisse découler ; car il est sûr que cette grande ame étoit
inaccessible à la crainte. Il ne vouloit pas survivre à la
République, dira-t-on, & Caton avoit meilleure grace de
cesser de vivre, que de ne pas vivre libre. Voilà qui est
admirable dans une déclamation, mais rien n’est plus creux
devant le tribunal du Bon-sens. Ce Romain, si je l’ose dire, ne
connoissoit pas assez ni sa Patrie, ni Cesar, ni soi-même. Ce
qu’il pouvoit faire de plus pernicieux pour la République, &
de plus utile pour la Tirannie, c’étoit de se donner la mort. Si
Caton, seul & desarmé, étoit allé trouver Cesar après la
mort de Pompée, son air sévére auroit été capable de faire
trembler ce Maître du Monde à la tête de ses Troupes
victorieuses. Je doute fort que ce Vainqueur qui osoit tout, eût
pourtant jamais osé mettre la main sur un
homme dont tous les différens Partis respectoient également la
justice & l’intégrité. Il l’auroit vu par-tout, comme un
pédagogue rude & inflexible, contrôler ses actions &
traverser ses entreprises. Enfin, après la mort de Cesar, Caton
seul étoit capable de remettre Rome en liberté ; & il valoit
bien mieux ressusciter la République, que de s’ensévelir avec
elle. Mais l’inébranlable Caton avoit fait le projet de
s’opposer à l’usurpation de Cesar, & quand la Destinée eut
trahi une entreprise si belle, sa constance se changea en
opiniâtreté. Ne pouvant pas forcer la Fortune à favoriser le
Parti le plus juste, il aima mieux perdre la vie que de changer
de mesures, quoiqu’en s’accommodant au tems, il eût pu rendre
des services signalés à sa Patrie. Il ne mouroit pas tant pour
ne pas survivre à la République, que pour ne pas survivre à son
projet que le Sort venoit de renverser. D’ailleurs, il haïssoit
autant le Tiran que la tirannie ; & par un principe de
fierté & d’orgueil, il préféroit la mort au malheur d’avoir
de l’obligation à son ennemi. Enfin, quand on creuse par la
réflexion dans la maniére de mourir de ce grand-homme, & de
ceux qui lui ont ressemblé, au-lieu de fermeté, de courage &
de grandeur d’ame, on n’y découvre que bassesse, orgueil &
petitesse d’esprit. On se voit forcé de confondre la fin de ceux
dont on a tant respecté la vertu, avec celle de ces misérables,
qui condamnés à mourir pour leurs crimes,
divertissent par leurs turlupinades les Bourreaux & les
Spectateurs, & paroissent insulter la mort par leurs
railleries. Est-ce par fermeté qu’ils en agissent ainsi ? Point
du tout. Toute la force de leur esprit consiste à se rendre foux
de gayeté de cœur, & à dérégler leur imagination, pour la
rendre inaccessible à l’idée de la mort & des horreurs qui
la doivent suivre. Pour nous autres Chrétiens, une Révélation
Divine étant venue au secours de notre raison, nous a donné une
assurance certaine d’un avenir heureux, par laquelle nous
pouvons attendre la mort sans crainte, & passer la vie sans
inquiétude. Pour nous mettre en possession de cette assurance
consolante, nous n’avons qu’à observer certaines loix, qu’il est
même de notre intérêt temporel d’accomplir. Elles ont en vue
notre santé, la tranquilité de notre esprit, & notre union
avec les autres hommes ; & l’on peut dire qu’elles nous
obligent à être heureux dans cette vie, pour l’être encore
davantage dans une vie sans bornes. Les Payens ont tâtonné après
ce Systême, qui est échappé à leurs recherches : & nous à
qui il est offert, nous en rejettons la salutaire évidence ;
nous aimons mieux, à l’imitation des Payens les moins sages,
nous affranchir de la frayeur de la mort, en en bannissant la
pensée de notre esprit par une dissipation continuelle. Jettons
les yeux, par exemple, sur la conduite de Biophile : c’est un
homme enivré des faveurs de la Fortune, ses plaisirs ne sauroient épuiser sa richesse, il se fait une étude
de les varier & de les rendre piquans ; il renferme tous ses
desirs dans la vie présente, & ne daigne pas seulement
examiner s’il y en a une autre ou non. Ses adorateurs n’osent
pas prononcer le terme de mort devant lui : échappé par hasard à
quelqu’un, il est capable de rendre un homme si indiscret,
odieux à ce délicat Epicurien. Il faut se garder sur-tout de
parler en sa présence des ravages que fait la Peste dans les
Pays voisins, & de la rapidité dont elle aproche des bornes
de notre Patrie. S’il chasse ses domestiques, ce n’est pas
qu’ils soient indociles, négligens, infidéles. Ce sont des
misérables qui ont osé avoir la fiévre chez lui. Il ne veut pas
que les maladies se donnent la licence d’entrer dans sa maison.
Malheureusement elles ne respectent point ses ordres, &
c’est bien à lui-même qu’elles ont l’insolence de s’attaquer.
C’en est fait, les Médecins desespérent, & il faut bien qu’à
la fin il entende parler de la mort, quand il s’agit de
lui-même. Il est étourdi du coup. Que la Nature est injuste !
Elle va l’arracher à ses flateurs, à ses plaisirs, à ses
trésors. Biophile fait enfin un effort sur le trouble qui
l’avoit saisi ; le tems qui lui reste est précieux, & il se
résoud à le bien employer. Il fait venir un Notaire, pour rendre
autentique la disposition qu’il va faire de ses biens immenses.
Sa présence d’esprit n’est-elle pas admirable dans une si
fâcheuse conjoncture ? Il fait son testament avec toute la
précaution, & toute l’étendue imaginable. Ses
biens doivent aller d’abord à une telle branche de sa famille.
Si les mâles viennent à y manquer, ils doivent passer à une
autre, & de celle-là encore à une autre : il songe à ses
descendans, à ses collatéraux, & à toute leur postérité. Un
grand nombre de Siécles doit s’écouler, avant que sa derniére
volonté n’influe plus sur ses richesses. Il se tranquilise après
s’être déchargé d’un soin si important ; son esprit accompagnera
sans doute ses trésors dans toutes leurs différentes
révolutions, & il goûtera encore la satisfaction d’en être
l’arbitre longtems après son trépas.
Eteroritratto
Cléone n’emploie pas d’une maniére moins
judicieuse, les derniers momens de sa vie. Elle fait un
ample catalogue de toutes les parties qui doivent composer
la magnificence de son enterrement, elle en régle la dépense
avec une exactitude surprenante. Le linge le plus propre
doit couvrir son cadavre, & avant que de le mettre dans
le cercueil, on aura soin qu’il soit mollement couché sur le
duvet. Elle veut vingt-quatre carosses, & un grand
nombre de flambeaux pour éclairer la fête la plus brillante.
Enfin, elle n’oublie rien, elle songe à spécifier la moindre
bagatelle. Après avoir de cette maniére épuisé un reste de
force, elle se repose d’un esprit content & satisfait.
N’a-t-elle pas raison ? la mort n’a plus rien d’effrayant
pour elle ; elle se verra bientôt dans un cercueil de plomb,
couvert d’un riche velours. Sa pompe funébre remplira des
rues entiéres ; toute une Ville accourra à un spectacle si magnifique ; & mille personnes, pleines
de santé, lui envieront indubitablement des funérailles si
pompeuses. Il est bien sûr que malgré le sort ordinaire des
cadavres, elle jouira du plaisir d’être enterrée avec tant
de distinction, & que son esprit sera sensible aux
honneurs qu’on va faire à ce corps, dont elle a toujours
fait ses seules délices.