Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "LXXXI. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\040 (1711-1712), S. 321-329, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1739 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

LXXXI. Discours

Ebene 2► La Honte est assurément une qualité si nécessaire à l’Homme, que sans elle il est presque impossible de se conduire avec sagesse.

Je sai bien qu’il y a une fausse Honte, qui assujettie à un mauvais raisonnement, ne sert qu’à rendre les hommes ridicules, & bien souvent criminels. Mais je parle ici [322] d’une Pudeur employée à un meilleur usage. Elle a pour guide un esprit éclairé, & c’est l’effet d’une vanité bien entendue, qui nous fait craindre de nous attirer la raillerie & le mépris du prochain, par une conduite extravagante ou vicieuse. Elle constitue le caractére d’une belle ame ; elle nous inspire une louable défiance de nous-mêmes, & nous fait veiller soigneusement sur toutes nos actions. Si elle ne fait pas toujours le véritable Homme-de-bien, elle fait toujours l’Honnête-homme. Si malgré son secours on se trouve incapable de domter ses passions vicieuses, elle nous excite du moins à sauver les aparences, & à n’exposer pas effrontément aux yeux de tout le monde, un mauvais naturel, & des habitudes criminelles.

Rien ne paroissoit autrefois si beau que cette Crainte généreuse de déplaîre à ses semblables ; on l’exigeoit sur-tout des jeunes-gens, & on la considéroit comme un augure certain de toutes les grandes qualités qui rendent les hommes estimables. Malheureusement il y a longtems que cette Vertu n’est plus de mise, & que la noble Pudeur, compagne du vrai mérite, passe pour rusticité. Il ne faut pas s’étonner pourtant que l’Impudence ait pris de cette maniére le dessus sur la Modestie, puisqu’on voit par expérience, que rien ne conduit à la Fortune par une route plus abrégée, que cette qualité vicieuse. La véritable cause en est dans la conduite de ceux que la Fortune a rendus dépositaires de ses faveurs. Bien loin [323] d’aller d’eux-mêmes déterrer le mérite craintif, pour le faire briller dans un rang où son éclat peut être utile à tout le monde, à peine daignent-ils jetter les yeux sur ce mérite, quand il se hasarde à se produire.

On ne fait, la plupart du tems, des graces que pour l’amour du repos. Si un Faquin sollicite un Emploi, & qu’on lui marque aujourd’hui tout le mépris dont il est digne, il reviendra demain à la charge ; c’est la régle. Un Grand-Seigneur ne sauroit plus entrer dans sa maison, ni en sortir impunément. Le prémier visage qui le frappe en montant en carosse, c’est celui du Supliant. Dès-que le Cocher touche, mon Faquin se glisse par un petite chemin détourné, le voilà à la Cour qui se présente encore à la portiére. On diroit qu’il a le secret d’être en divers lieux en même tems ; & la maniére dont il se montre par-tout à celui dont il brigue la faveur, ressemble le mieux du monde aux apparitions d’un Esprit. Non content de faire cinquante fois la même priére, ses révérences supliantes présentent en tous lieux requête pour lui.

Le Grand-Seigneur a beau se fâcher à la fin, & le maltraiter de paroles ; tout cela ne fait que blanchir contre cet impudent, ce sont les vagues de la mer qui se brisent contre un rocher. Que faire de cet homme ? On n’en peut plus, on en est accablé, & on le favorise pour se débarasser de ce visage odieux.

L’Homme-de-bien au contraire, après a-[324]voir représenté son droit d’un air timide, n’ose plus faire une seconde tentative, s’il remarque la moindre froideur en celui qu’il sollicite. On ne le voit plus, pourquoi lui voudroit-on rendre justice ? Il ne cause aucun embarras, il ne trouble la tranquilité de personne. C’est ainsi qu’on ne favorise point les gens modestes, parce qu’ils ne se rendent pas odieux ; & qu’on favorise les importuns, par cela même qu’ils se rendent haïssables.

Mais cette espéce d’impudence est vieille ; on renchérit à présent sur un vice si bas ; on se pique d’être effronté, on s’en vante ; & la seule chose qu’on trouve honteuse, c’est d’être capable d’avoir de la honte.

Allgemeine Erzählung► J’en ai vu depuis peu un exemple fort éclatant, qui ne me seroit jamais venu dans l’esprit, s’il n’y étoit entré par les yeux & par les oreilles. La pluye me fit entrer un de ces jours dans un Caffé des plus achalandés, où je vis plusieurs jeunes-gens qui avoient toute la mine de ces Officiers dont la coutume est, grace à la Discipline Militaire de nos jours, d’anticiper sur les quartiers d’hiver. Ils en avoient l’air, dis-je ; car à présent on voit jusques sur les Clercs de Procureurs l’or & l’écarlate, les habits confondent tous les rangs au-lieu de les distinguer. Ces Messieurs en étoient sur le chapitre des Femmes, qu’ils y croyoient toutes du caractére de celles qu’aparemment ils fréquentoient le plus. Boileau dit en riant des honnêtes Femmes.

[325] Zitat/Motto► « Et même dans Paris, si je sai bien compter,

Il en est jusqu’à trois que je pourrois vanter. » ◀Zitat/Motto

Pour eux ils paroissent très sérieusement persuadés qu’il n’y en avoit pas une seule dans l’Univers. Ils déchiroient entr’autres la réputation d’une personne dont tout le monde vante la sagesse ; & le plus étourdi de la troupe dit ouvertement, que cette prétendue Vestale n’étoit nullement propre à garder le Feu Sacré. Mr…. est parfaitement bien avec elle, continua-t-il ; & il en est amplement récompensé en particulier, des rigueurs dont elle affecte de l’accabler en public.

Un jeune-homme habillé plus modestement que les autres, après avoir écouté ce discours d’un air assez indifférent, demanda à ce Panégiriste du Beau Sexe, comment il pouvoit être si bien instruit de la bonne fortune de cet Amant ? Mon Fat le regardant par dessus l’épaule, lui repliqua brusquement que personne ne le savoit mieux que lui, puisqu’il étoit ami intime de Mr…., qui lui avoit dit en confidence toutes les particularités de son amour. Celui qui avoit commencé à questionner notre Petit-Maître, le poussa si loin par d’autres questions, qu’il le réduisit enfin à faire le portrait du Galant trait pour trait, pour justifier qu’il lui étoit connu, & qu’il n’en parloit pas en l’air.

[326] L’autre, perdant enfin patience : Parbleu, dit-il, il faut être bien impudent pour me débiter de pareilles choses ! Savez-vous que c’est moi que vous venez de dépeindre à tout hasard, & que je serois au desespoir d’avoir eu de mes jours quelque commerce avec un homme de votre caractére ?

Vous vous imaginez facilement quelle doit être la confusion d’un homme attrapé sur des mensonges si téméraires, mais vous êtes fort loin de deviner la conduite que tint cet homme.

Après avoir d’abord regardé fixement celui qui venoit de lui donner un démenti, il fit un grand éclat de rire, & embrassant d’une maniére brusque un de ses compagnons : Qui diable, lui dit-il, se seroit jamais avisé que je parlasse à l’homme en question lui-même ! cela est trop drolle ; & je meure, si jamais avanture plus plaisante est arrivée à qui ce soit. Après avoir continué pendant quelque tems ses extravagans discours & ses éclats de rire, il demanda des cartes, & commença à jouer fort tranquilement une reprise d’Hombre.

Zitat/Motto► « Moi caché dans un coin, & murmurant tout bas,

Je rougissois de voir qu’il ne rougissoit pas :
Et j’étois-là le seul qu’à son air on pût prendre,
Pour l’impudent Menteur que l’on venoit d’entendre » ◀Zitat/Motto

[327] Il semble presque que Despréaux ait eu en vue les gens de cet affreux caractére dans sa Satyre de l’Honneur :

Zitat/Motto► « L’Ambitieux le met souvent à tout bruler ;

L’Avare à voir chez lui le Pactole rouler ;
Un faux Brave à vanter sa prouesse frivole ;
Un vrai Fourbe à jamais ne garder sa parole ;
Le Poëte à noircir d’insipides Papiers ;
Le Marquis à savoir frauder ses Créanciers ;
Un Libertin à rompre & Jeûnes & Carême ;
Un Fou perdu d’honneur à braver l’honneur même. » ◀Zitat/Motto

En effet, il n’est pas concevable que la corruption de l’homme aille, d’elle-même, jusqu’à l’abominable effronterie dont je viens de parler : il faut bien qu’ébloui par un faux honneur, on fasse un effort sur son naturel, pour parvenir à un aussi haut degré de crime & d’extravagance. ◀Allgemeine Erzählung

Convenons ici que tous ceux qu’on comprend sous le titre de Petit-Maître, ne sont pas vicieux dans un pareil excès ; ils ne mettent pas tous leur gloire dans l’infamie ; tous ne font pas profession ouverte de ne rien valoir ; en un mot, tous n’ont pas abjuré la honte, comme une hérésie en matiére de bel-air. C’est-là l’espéce la plus odieuse des Petits-Maîtres, & j’en trouve encore deux [328] autres classes, qu’on auroit tort de confondre avec la prémiére.

On donne souvent ce nom à ceux qui, sans regarder la Vertu comme une qualité qui deshonore, se font un mérite de choquer la bienséance, de ne garder des mesures avec personne, de dire librement les vérités les plus choquantes ; en un mot, de rendre leur conduite aussi contraire qu’ils peuvent, à celle des personnes prudentes & posées. Ils sont plutôt étourdis que vicieux, & ils ont plus d’impolitesse que de mauvais naturel.

Il y a encore une autre espéce de Petits-Maîtres, à qui on donne ce titre improprement & par une espéce d’abus. Ceux-ci ne se piquent point de rompre en visiére à tout le monde, ils ne dédaignent pas de passer pour des gens supportables dans la Société, & ne renoncent pas à l’estime des honnêtes-gens. Seulement trop esclaves de la mode, ils imitent la maniére de s’habiller, la démarche, le ton de voix, & la gesticulation de cette engeance maudite qu’ils détestent dans le fond du cœur. J’aurois tort de les confondre avec les autres ; mais j’aurois tort aussi de ne pas les censurer d’une imitation aussi ridicule que la leur. Peut-on plus mal répondre à ses lumiéres & plus mal entendre ses intérêts, que de se faire la copie d’un original qu’on méprise autant qu’il est méprisable ? C’est vouloir être pris pour ce qu’on n’est pas, & qu’on seroit au desespoir d’être ; & c’est s’exposer de gayeté de cœur à l’aversion des honnêtes-gens, qui [329] voient bien d’abord un habit & un air ridicule, mais qui ne sauroient découvrir du prémier coup d’œil, les sentimens raisonnables d’un cœur bien placé.

On dira que je reviens bien souvent aux Petits-Maîtres. Mais le moyen de n’y pas revenir ? Ce sont eux qui m’ont les prémiers échauffé la bile, & qui m’ont mis la plume à la main pour attaquer la sottise du Siécle. Plût au Ciel que mon esprit pût satisfaire aux mouvemens de mon cœur, & que mon stile égalât en vivacité mon aversion pour ces impudens ennemis de la Vertu & du Bon-sens ! Je les dépeindrois par des couleurs si ressemblantes, qu’on montreroit un homme au doigt, dès-qu’on lui verroit un petit chapeau plutôt caché qu’orné d’un galon d’or, un habit assez étroit pour le gêner sans être assez long pour le couvrir, la poitrine nue en plein hiver, & tout le reste de l’attirail caractérisant d’un Petit-Maître. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1