Le Misantrope: LXXIX. Discours
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LXXIX. Discours
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Metatextuality
Dialogue entre Mercure &
le Misantrope.
Dialogue
Le Misant. D’où vient donc le
Seigneur Mercure, chargé de la sorte ? Aparemment que vous
venez porter les Billets-doux des Habitans des Cieux aux
Grisettes de la Terre : car vous fûtes toujours l’Intendant
des plaisirs de ces Messieurs-là. Merc. Eh ! d’où venez-vous
vous-même, mon Ami ? Il y a longtems que j’ai renoncé à cet
emploi. Il y avoit quelque chose à faire autrefois, en
facilitant les amours des grands Seigneurs ; c’étoit même la
route la plus abrégée de la Fortune. Mais à présent il n’y a
pas de l’eau à boire. L. M. Quelle peut être la cause de ce
changement ? M. C’est qu’au tems jadis il falloit pour
gagner le cœur des Filles, de l’intrigue, de l’éloquence, en
un mot toutes les qualités dont les Poëtes me font présent.
Mais depuis que le Sexe est au dernier enchérisseur, les
talens de Mercure ne sont point nécessaires pour faire ce
commerce avec succès. Jupiter même auroit beau prendre la
figure de toutes sortes d’animaux, à moins que ce ne fût
celle d’un riche Juif, toutes ces métamorphoses
ne lui serviroient de rien pour conduire heureusement ses
tendres entreprises. L. M. De quoi vous mêlez-vous donc à
présent ? M. Je suis depuis plus de quarante ans Garçon
Libraire pour vous rendre service. L. M. Un Dieu de votre
qualité, Garçon Libraire ! vous vous moquez de moi. M.
Garçon Libraire, vous dis-je ; mais Garçon Libraire de
distinction. Il vaut mieux être grand dans un petit emploi,
que petit dans un grand. Je suis de l’humeur de César,
voyez-vous ; il aimoit mieux être le prémier dans une
bicoque, que le second à Rome. C’est moi qui porte chaque
mois, par tout l’Univers, un Recueil de Nouvelles & de
Piéces d’esprit, les meilleures que je puis trouver ; &
pour peu que vous soyez curieux, je vous montrerai ma
marchandise d’à-présent. L. M. Vaudra-t-elle la peine d’être
vue ? M. Vous en jugerez. Voilà d’abord des Avantures
véritables, arrivées exprès pour augmenter mon Recueil.
Voici de vieilles nouvelles auxquelles on a donné le bon
tour ? L. M. Qu’apellez-vous le bon tour ? M. Diantre !
c’est de faire une rencontre d’une bataille, & une
bataille d’une rencontre, selon l’exigence du cas. Voici
encore des Enigmes, qui sont quelquefois
si bien Enigmes, qu’il n’y a que l’Auteur qui puisse les
deviner. Regardez bien ceci : ce sont des descriptions de
Pompes funébres, où tout est rempli d’écussons, de tapis, de
pavillons, de festons, de pilastres, & de girondelles.
L. M. « Ce ne sont que Festons, ce ne sont qu’Astrogales. »
Votre Livre est bien meublé, à ce que je vois. M. Je vous en
répons. Aimez-vous les Chansonnettes ? en voici à choisir.
Il y en a de tendres, il y en a à boire, à dormir même.
Celles qui sont bonnes ne sont pas trop nouvelles, &
celles qui sont nouvelles ne sont pas trop bonnes : les
moins goûtées pourtant ne sont pas celles qui ont pour elles
la nouveauté. L. M. Je n’en doute aucunement ; il y a même
de l’aparence que la Vertu & la Raison ne sont si peu
estimées dans le monde, que parce qu’elles sont vieilles.
Mais vous ne débitez que de la bagatelle, ce me semble. M.
Qu’apellez-vous de la bagatelle ? ne voyez-vous pas ces
grandes Piéces de Littérature ? cela est bien sérieux au
moins. L. M. En effet, voilà de la bagatelle sérieuse. Mais
permettez-moi de vous dire que ceux qui lisent votre Ouvrage
ne s’entendent guéres en Litérature, & que ceux qui
s’entendent en Litérature ne lisent guéres votre Ouvrage. M.
Tant pis pour eux s’ils ne le lisent pas. Vous voudriez par
la même raison exclure encore de mon Recueil,
la Physique, la Botanique, & la Chimie : mais quand ce
ne seroit que pour varier les matiéres, je trouve tout cela
d’une grande utilité. L. M. Pour occuper de la place,
n’est-ce pas ? Mais voilà des Vers, ce me semble ; sont-ils
jolis ? M. Je n’en répons point, ce n’est pas mon Maître qui
les fait tous ; & comme ce Livre paroit tous les mois,
on prend ce que l’on trouve. L. M. Je vous entens.
Aussi-bien le nombre des bons Poëtes est un peu diminué en
France, depuis que la Guerre a tari la source des Pensions ;
& Plutus inspire bien autant de bons vers, qu’Apollon.
M. Mais vous qui vous donnez aisni les airs de censurer
tout, quel homme êtes-vous, s’il vous plaît ? L. M. Je suis
l’Auteur du Misantrope : vous devez connoître cette
Piéce-là. M. Il est vrai ; mais il faut être Mercure pour la
connoître, & votre réputation est aussi obscure que
votre stile. Il n’y a rien qui soit goûté universellement
dans tout ce que vous avez écrit, que votre début. Peste
soit du Titre & de l’Auteur ! C’est bien le moyen de
plaîre, morbleu ! que de se faire un plan général de blâmer
tout ce que les autres aprouvent, & d’aprouver la
plupart des choses qu’ils blâment. L. M. C’est que les
hommes n’ont pas le sens-commun ; & si vous
aviez vu ce que j’ai écrit là-dessus. M. Je ne l’ai que trop
vu de par tous le diantres. Cette Piéce seule suffit pour
décrier tout ce que vous écrirez de vos jours. C’est quelque
chose de fort divertissant pour un Lecteur, de voir qu’on
lui soutient en face, que tous ses sentimens & toutes
ses actions sont autant d’extravagances. L. M. Mais il me
semble que je le prouve en forme : vous avez trop d’esprit
pour n’en pas convenir. M. Tant pis, si vous le prouvez.
Savez-vous, Monsieur le raisonneur, que la Raison est une
insolente, qui ne sait pas son monde, & qui, pourvu
qu’elle suive je ne sai quels principes, prétend avoir le
privilége de rompre en visiére à tout le Genre-humain ? L.
M. Si les hommes ne veulent pas que la Raison dévoile leur
ridicule & leurs vices, ils peuvent facilement l’éviter.
Qu’ils se corrigent. M. Qu’ils se corrigent ! vous me feriez
rire. Lit-on pour se corriger ? Un Livre est un amusement
qu’on prend quand on est las d’autres plaisirs. Et lire,
c’est se dissiper plus modestement qu’on ne fait dans le
tumulte des Sociétés. L. M. Si le Siécle est assez perverti
pour ne goûter que la fadaise, & pour dédaigner tout ce
qui peut le rendre meilleur, je me contente de faire mon
devoir, & de ne rien négliger pour désiller les yeux à
des aveugles qui se plaîsent dans leur
aveuglement ; M. Vous parlez comme un Caton. Mais
songez-vous que vous commencez à augmenter le nombre de ces
Barbons que vous traitez si cavaliérement ? & que votre
Ouvrage n’est qu’un composé desagréable de l’aigreur de
votre bile & des glaces de votre esprit. Il vaudroit
autant, à votre âge, affronter tous les écueils de
l’hymenée, que d’entreprendre de corriger la sottise du
Genre-humain. Il faut bien un autre Alcide que vous pour
domter cette hydre, dont on ne sauroit abattre une tête,
sans en voir renaître mille à la place. Vous ne serez jamais
goûté, c’est moi qui vous le dis. L. M. Tout Misantrope que
je suis, j’ai meilleure opinion des hommes que vous. .On a
dans le fond autant de raison à-présent que jamais ; &
il y a une relation si naturelle entre la Raison & la
Vérité, qu’en n’exposant que des vérités à l’esprit des
humains, on peut espérer avec fondement de ne leur être pas
desagréable. M. Vous ne connoissez guéres les hommes, vous
qui vous piquez de les avoir étudiés à fond. On se ruïne à
coup sûr dans leur esprit avec la vérité ; & le chemin
le plus abrégé de parvenir dans le monde, c’est l‘art de
mentir avec adresse. J’ai ici une Chanson qui convient le
mieux du monde à ce sujet, sur l’Air, Ce n’est qu’une
médisance. Quand les Princes rafinez Savent
mener par le nez
Un Voisin sans défiance ;
Quand
leur souple conscience
Se prête à l’utilité ;
S’ils
augmentent leur puissance,
Est-ce par la Vérité ? Quand
la fleur des Partisans,
Qui fut gueux il y a dix
ans,
Se trouve dans l’opulence ;
Quand il sait par
sa Finance
Se faire de qualité,
Pour éviter la
potence,
Est-ce par la Vérité ? Quand d’un Roi les
Favoris,
Couvrent ses vices chéris
Sous un voile
d’innocence ;
Si par cette manigance
De leur
Protecteur gâté
Ils partagent l’opulence,
Est-ce par
la Vérité ? Quand un habile Avocat
Sait duper un
Magistrat
Par le far de l’éloquence,
S’il étonne
l’audience,
Et sait vers l’iniquité
Faire pancher la balance,
Est-ce par la Vérité ? L. M.
Il n’est pas étonnant que le Dieu des Mensonges se déclare
contre la Vérité. M. Vous faites des Vers à ma louange, sans
le vouloir apparemment ; & ce n’est pas un petit titre,
que celui du Dieu des Mensonges. Mais supposez que la Vérité
fût moins odieuse qu’elle n’est, il est toujours sûr que
vous avez pris très mal vos mesures pour faire réussir votre
Ouvrage. Peut-être auroit-il eu quelque bonté, si vous
l’aviez fait imprimer à Paris, & que de-là il se fût
répandu dans les Provinces & dans tous les endroits où
l’on parle François. Mais d’entreprendre d’écrire bien hors
de Paris, & qui pis est en Hollande, c’est ignorer que
le Bel-Esprit est un droit attaché à la Capitale de France,
& que tous les Auteurs sortent de leurs Provinces pour
faire éclôre leurs productions dans une Ville qui a de si
beaux priviléges. L. M. A vous entendre parler, il semble
que l’esprit ressemble aux fruits, à qui il faut un certain
air, & un certain terroir pour être d’un goût excellent.
Se peut-il une pensée plus extravagante ? M. Vous prenez la
chose trop à la lettre. N’est-il pas vrai qu’on trouve
certains fruits délicieux, & certains vins exquis, parce
qu’on se persuade qu’ils sont d’un tel terroir, ou d’un tel
côteau ? Il en est tout de même des productions de l’esprit.
Il ne s’agit que de satisfaire l’imagination
des Lecteurs. Vous n’aviez qu’à donner votre Misantrope pour
un Ouvrage venu de France, fait par Mr. … de l’Académie
Françoise. Tout le monde y auroit couru comme au feu, &
ç’auroit été un crime de léze-bon-goût de ne le pas admirer.
Un titre de cette force rend le débit d’un Livre
indubitable, sur-tout dans les Pays étrangers, où l’on est
dans le véritable point de vue pour regarder l’Académie avec
admiration. L. M. Je serois bien fâché de plaîre à des
admirateurs de ce genre, je me ris de leurs sottes
décisions, & je ne prétens surprendre les suffrages de
personne. Si je veux plaîre, ce n’est que par le mérite qui
est réellement dans mes productions, & non par celui qui
ne subsiste que dans l’imagination d’un Lecteur prévenu. M.
J’aime fort votre fierté misantropique : mais songez-vous
qu’à ce compte-là il vous est absolument nécessaire de
renoncer au plaisir d’être lu, ou bien de guérir le
Genre-humain de ses préjugés ? Ce seroit une belle cure
en-verité. Mais par malheur c’est vouloir prendre la Lune
avec les dents. Les remédes ne servent qu’à aigrir un mal
aussi invétéré que celui-là. Croyez-moi, il faut traiter les
hommes commes des malades incurables. Au-lieu de les
importuner par des remédes aussi desagréables qu’inutiles,
il faut laisser agir la Nature & le Hasard, & qu’ils
guérissent s’ils veulent. Adieu. Profitez de mes conseils.
Je dois chercher ici des Additions, & puis
partir au plus vite. L. M. C’est bien quelquefois la
meilleure piéce de votre sac que ces Additions, pourvu que
l’Alchimie ne vienne pas nous y alambiquer le cerveau. Mais
je serois fâché de vous retenir. Vous avez un grand voyage à
faire, & les mauvais Plaisans disent que vous ne battez
plus que d’une aile.
Level 2
Metatextuality
Dialogue entre Mercure &
le Misantrope.
Dialogue
Le Misant. D’où vient donc le
Seigneur Mercure, chargé de la sorte ? Aparemment que vous
venez porter les Billets-doux des Habitans des Cieux aux
Grisettes de la Terre : car vous fûtes toujours l’Intendant
des plaisirs de ces Messieurs-là. Merc. Eh ! d’où venez-vous
vous-même, mon Ami ? Il y a longtems que j’ai renoncé à cet
emploi. Il y avoit quelque chose à faire autrefois, en
facilitant les amours des grands Seigneurs ; c’étoit même la
route la plus abrégée de la Fortune. Mais à présent il n’y a
pas de l’eau à boire. L. M. Quelle peut être la cause de ce
changement ? M. C’est qu’au tems jadis il falloit pour
gagner le cœur des Filles, de l’intrigue, de l’éloquence, en
un mot toutes les qualités dont les Poëtes me font présent.
Mais depuis que le Sexe est au dernier enchérisseur, les
talens de Mercure ne sont point nécessaires pour faire ce
commerce avec succès. Jupiter même auroit beau prendre la
figure de toutes sortes d’animaux, à moins que ce ne fût
celle d’un riche Juif, toutes ces métamorphoses
ne lui serviroient de rien pour conduire heureusement ses
tendres entreprises. L. M. De quoi vous mêlez-vous donc à
présent ? M. Je suis depuis plus de quarante ans Garçon
Libraire pour vous rendre service. L. M. Un Dieu de votre
qualité, Garçon Libraire ! vous vous moquez de moi. M.
Garçon Libraire, vous dis-je ; mais Garçon Libraire de
distinction. Il vaut mieux être grand dans un petit emploi,
que petit dans un grand. Je suis de l’humeur de César,
voyez-vous ; il aimoit mieux être le prémier dans une
bicoque, que le second à Rome. C’est moi qui porte chaque
mois, par tout l’Univers, un Recueil de Nouvelles & de
Piéces d’esprit, les meilleures que je puis trouver ; &
pour peu que vous soyez curieux, je vous montrerai ma
marchandise d’à-présent. L. M. Vaudra-t-elle la peine d’être
vue ? M. Vous en jugerez. Voilà d’abord des Avantures
véritables, arrivées exprès pour augmenter mon Recueil.
Voici de vieilles nouvelles auxquelles on a donné le bon
tour ? L. M. Qu’apellez-vous le bon tour ? M. Diantre !
c’est de faire une rencontre d’une bataille, & une
bataille d’une rencontre, selon l’exigence du cas. Voici
encore des Enigmes, qui sont quelquefois
si bien Enigmes, qu’il n’y a que l’Auteur qui puisse les
deviner. Regardez bien ceci : ce sont des descriptions de
Pompes funébres, où tout est rempli d’écussons, de tapis, de
pavillons, de festons, de pilastres, & de girondelles.
L. M. « Ce ne sont que Festons, ce ne sont qu’Astrogales. »
Votre Livre est bien meublé, à ce que je vois. M. Je vous en
répons. Aimez-vous les Chansonnettes ? en voici à choisir.
Il y en a de tendres, il y en a à boire, à dormir même.
Celles qui sont bonnes ne sont pas trop nouvelles, &
celles qui sont nouvelles ne sont pas trop bonnes : les
moins goûtées pourtant ne sont pas celles qui ont pour elles
la nouveauté. L. M. Je n’en doute aucunement ; il y a même
de l’aparence que la Vertu & la Raison ne sont si peu
estimées dans le monde, que parce qu’elles sont vieilles.
Mais vous ne débitez que de la bagatelle, ce me semble. M.
Qu’apellez-vous de la bagatelle ? ne voyez-vous pas ces
grandes Piéces de Littérature ? cela est bien sérieux au
moins. L. M. En effet, voilà de la bagatelle sérieuse. Mais
permettez-moi de vous dire que ceux qui lisent votre Ouvrage
ne s’entendent guéres en Litérature, & que ceux qui
s’entendent en Litérature ne lisent guéres votre Ouvrage. M.
Tant pis pour eux s’ils ne le lisent pas. Vous voudriez par
la même raison exclure encore de mon Recueil,
la Physique, la Botanique, & la Chimie : mais quand ce
ne seroit que pour varier les matiéres, je trouve tout cela
d’une grande utilité. L. M. Pour occuper de la place,
n’est-ce pas ? Mais voilà des Vers, ce me semble ; sont-ils
jolis ? M. Je n’en répons point, ce n’est pas mon Maître qui
les fait tous ; & comme ce Livre paroit tous les mois,
on prend ce que l’on trouve. L. M. Je vous entens.
Aussi-bien le nombre des bons Poëtes est un peu diminué en
France, depuis que la Guerre a tari la source des Pensions ;
& Plutus inspire bien autant de bons vers, qu’Apollon.
M. Mais vous qui vous donnez aisni les airs de censurer
tout, quel homme êtes-vous, s’il vous plaît ? L. M. Je suis
l’Auteur du Misantrope : vous devez connoître cette
Piéce-là. M. Il est vrai ; mais il faut être Mercure pour la
connoître, & votre réputation est aussi obscure que
votre stile. Il n’y a rien qui soit goûté universellement
dans tout ce que vous avez écrit, que votre début. Peste
soit du Titre & de l’Auteur ! C’est bien le moyen de
plaîre, morbleu ! que de se faire un plan général de blâmer
tout ce que les autres aprouvent, & d’aprouver la
plupart des choses qu’ils blâment. L. M. C’est que les
hommes n’ont pas le sens-commun ; & si vous
aviez vu ce que j’ai écrit là-dessus. M. Je ne l’ai que trop
vu de par tous le diantres. Cette Piéce seule suffit pour
décrier tout ce que vous écrirez de vos jours. C’est quelque
chose de fort divertissant pour un Lecteur, de voir qu’on
lui soutient en face, que tous ses sentimens & toutes
ses actions sont autant d’extravagances. L. M. Mais il me
semble que je le prouve en forme : vous avez trop d’esprit
pour n’en pas convenir. M. Tant pis, si vous le prouvez.
Savez-vous, Monsieur le raisonneur, que la Raison est une
insolente, qui ne sait pas son monde, & qui, pourvu
qu’elle suive je ne sai quels principes, prétend avoir le
privilége de rompre en visiére à tout le Genre-humain ? L.
M. Si les hommes ne veulent pas que la Raison dévoile leur
ridicule & leurs vices, ils peuvent facilement l’éviter.
Qu’ils se corrigent. M. Qu’ils se corrigent ! vous me feriez
rire. Lit-on pour se corriger ? Un Livre est un amusement
qu’on prend quand on est las d’autres plaisirs. Et lire,
c’est se dissiper plus modestement qu’on ne fait dans le
tumulte des Sociétés. L. M. Si le Siécle est assez perverti
pour ne goûter que la fadaise, & pour dédaigner tout ce
qui peut le rendre meilleur, je me contente de faire mon
devoir, & de ne rien négliger pour désiller les yeux à
des aveugles qui se plaîsent dans leur
aveuglement ; M. Vous parlez comme un Caton. Mais
songez-vous que vous commencez à augmenter le nombre de ces
Barbons que vous traitez si cavaliérement ? & que votre
Ouvrage n’est qu’un composé desagréable de l’aigreur de
votre bile & des glaces de votre esprit. Il vaudroit
autant, à votre âge, affronter tous les écueils de
l’hymenée, que d’entreprendre de corriger la sottise du
Genre-humain. Il faut bien un autre Alcide que vous pour
domter cette hydre, dont on ne sauroit abattre une tête,
sans en voir renaître mille à la place. Vous ne serez jamais
goûté, c’est moi qui vous le dis. L. M. Tout Misantrope que
je suis, j’ai meilleure opinion des hommes que vous. .On a
dans le fond autant de raison à-présent que jamais ; &
il y a une relation si naturelle entre la Raison & la
Vérité, qu’en n’exposant que des vérités à l’esprit des
humains, on peut espérer avec fondement de ne leur être pas
desagréable. M. Vous ne connoissez guéres les hommes, vous
qui vous piquez de les avoir étudiés à fond. On se ruïne à
coup sûr dans leur esprit avec la vérité ; & le chemin
le plus abrégé de parvenir dans le monde, c’est l‘art de
mentir avec adresse. J’ai ici une Chanson qui convient le
mieux du monde à ce sujet, sur l’Air, Ce n’est qu’une
médisance. Quand les Princes rafinez Savent
mener par le nez
Un Voisin sans défiance ;
Quand leur souple conscience
Se prête à l’utilité ;
S’ils augmentent leur puissance,
Est-ce par la Vérité ? Quand la fleur des Partisans,
Qui fut gueux il y a dix ans,
Se trouve dans l’opulence ;
Quand il sait par sa Finance
Se faire de qualité,
Pour éviter la potence,
Est-ce par la Vérité ? Quand d’un Roi les Favoris,
Couvrent ses vices chéris
Sous un voile d’innocence ;
Si par cette manigance
De leur Protecteur gâté
Ils partagent l’opulence,
Est-ce par la Vérité ? Quand un habile Avocat
Sait duper un Magistrat
Par le far de l’éloquence,
S’il étonne l’audience,
Et sait vers l’iniquité
Faire pancher la balance,
Est-ce par la Vérité ? L. M. Il n’est pas étonnant que le Dieu des Mensonges se déclare contre la Vérité. M. Vous faites des Vers à ma louange, sans le vouloir apparemment ; & ce n’est pas un petit titre, que celui du Dieu des Mensonges. Mais supposez que la Vérité fût moins odieuse qu’elle n’est, il est toujours sûr que vous avez pris très mal vos mesures pour faire réussir votre Ouvrage. Peut-être auroit-il eu quelque bonté, si vous l’aviez fait imprimer à Paris, & que de-là il se fût répandu dans les Provinces & dans tous les endroits où l’on parle François. Mais d’entreprendre d’écrire bien hors de Paris, & qui pis est en Hollande, c’est ignorer que le Bel-Esprit est un droit attaché à la Capitale de France, & que tous les Auteurs sortent de leurs Provinces pour faire éclôre leurs productions dans une Ville qui a de si beaux priviléges. L. M. A vous entendre parler, il semble que l’esprit ressemble aux fruits, à qui il faut un certain air, & un certain terroir pour être d’un goût excellent. Se peut-il une pensée plus extravagante ? M. Vous prenez la chose trop à la lettre. N’est-il pas vrai qu’on trouve certains fruits délicieux, & certains vins exquis, parce qu’on se persuade qu’ils sont d’un tel terroir, ou d’un tel côteau ? Il en est tout de même des productions de l’esprit. Il ne s’agit que de satisfaire l’imagination des Lecteurs. Vous n’aviez qu’à donner votre Misantrope pour un Ouvrage venu de France, fait par Mr. … de l’Académie Françoise. Tout le monde y auroit couru comme au feu, & ç’auroit été un crime de léze-bon-goût de ne le pas admirer. Un titre de cette force rend le débit d’un Livre indubitable, sur-tout dans les Pays étrangers, où l’on est dans le véritable point de vue pour regarder l’Académie avec admiration. L. M. Je serois bien fâché de plaîre à des admirateurs de ce genre, je me ris de leurs sottes décisions, & je ne prétens surprendre les suffrages de personne. Si je veux plaîre, ce n’est que par le mérite qui est réellement dans mes productions, & non par celui qui ne subsiste que dans l’imagination d’un Lecteur prévenu. M. J’aime fort votre fierté misantropique : mais songez-vous qu’à ce compte-là il vous est absolument nécessaire de renoncer au plaisir d’être lu, ou bien de guérir le Genre-humain de ses préjugés ? Ce seroit une belle cure en-verité. Mais par malheur c’est vouloir prendre la Lune avec les dents. Les remédes ne servent qu’à aigrir un mal aussi invétéré que celui-là. Croyez-moi, il faut traiter les hommes commes des malades incurables. Au-lieu de les importuner par des remédes aussi desagréables qu’inutiles, il faut laisser agir la Nature & le Hasard, & qu’ils guérissent s’ils veulent. Adieu. Profitez de mes conseils. Je dois chercher ici des Additions, & puis partir au plus vite. L. M. C’est bien quelquefois la meilleure piéce de votre sac que ces Additions, pourvu que l’Alchimie ne vienne pas nous y alambiquer le cerveau. Mais je serois fâché de vous retenir. Vous avez un grand voyage à faire, & les mauvais Plaisans disent que vous ne battez plus que d’une aile.
Un Voisin sans défiance ;
Quand leur souple conscience
Se prête à l’utilité ;
S’ils augmentent leur puissance,
Est-ce par la Vérité ? Quand la fleur des Partisans,
Qui fut gueux il y a dix ans,
Se trouve dans l’opulence ;
Quand il sait par sa Finance
Se faire de qualité,
Pour éviter la potence,
Est-ce par la Vérité ? Quand d’un Roi les Favoris,
Couvrent ses vices chéris
Sous un voile d’innocence ;
Si par cette manigance
De leur Protecteur gâté
Ils partagent l’opulence,
Est-ce par la Vérité ? Quand un habile Avocat
Sait duper un Magistrat
Par le far de l’éloquence,
S’il étonne l’audience,
Et sait vers l’iniquité
Faire pancher la balance,
Est-ce par la Vérité ? L. M. Il n’est pas étonnant que le Dieu des Mensonges se déclare contre la Vérité. M. Vous faites des Vers à ma louange, sans le vouloir apparemment ; & ce n’est pas un petit titre, que celui du Dieu des Mensonges. Mais supposez que la Vérité fût moins odieuse qu’elle n’est, il est toujours sûr que vous avez pris très mal vos mesures pour faire réussir votre Ouvrage. Peut-être auroit-il eu quelque bonté, si vous l’aviez fait imprimer à Paris, & que de-là il se fût répandu dans les Provinces & dans tous les endroits où l’on parle François. Mais d’entreprendre d’écrire bien hors de Paris, & qui pis est en Hollande, c’est ignorer que le Bel-Esprit est un droit attaché à la Capitale de France, & que tous les Auteurs sortent de leurs Provinces pour faire éclôre leurs productions dans une Ville qui a de si beaux priviléges. L. M. A vous entendre parler, il semble que l’esprit ressemble aux fruits, à qui il faut un certain air, & un certain terroir pour être d’un goût excellent. Se peut-il une pensée plus extravagante ? M. Vous prenez la chose trop à la lettre. N’est-il pas vrai qu’on trouve certains fruits délicieux, & certains vins exquis, parce qu’on se persuade qu’ils sont d’un tel terroir, ou d’un tel côteau ? Il en est tout de même des productions de l’esprit. Il ne s’agit que de satisfaire l’imagination des Lecteurs. Vous n’aviez qu’à donner votre Misantrope pour un Ouvrage venu de France, fait par Mr. … de l’Académie Françoise. Tout le monde y auroit couru comme au feu, & ç’auroit été un crime de léze-bon-goût de ne le pas admirer. Un titre de cette force rend le débit d’un Livre indubitable, sur-tout dans les Pays étrangers, où l’on est dans le véritable point de vue pour regarder l’Académie avec admiration. L. M. Je serois bien fâché de plaîre à des admirateurs de ce genre, je me ris de leurs sottes décisions, & je ne prétens surprendre les suffrages de personne. Si je veux plaîre, ce n’est que par le mérite qui est réellement dans mes productions, & non par celui qui ne subsiste que dans l’imagination d’un Lecteur prévenu. M. J’aime fort votre fierté misantropique : mais songez-vous qu’à ce compte-là il vous est absolument nécessaire de renoncer au plaisir d’être lu, ou bien de guérir le Genre-humain de ses préjugés ? Ce seroit une belle cure en-verité. Mais par malheur c’est vouloir prendre la Lune avec les dents. Les remédes ne servent qu’à aigrir un mal aussi invétéré que celui-là. Croyez-moi, il faut traiter les hommes commes des malades incurables. Au-lieu de les importuner par des remédes aussi desagréables qu’inutiles, il faut laisser agir la Nature & le Hasard, & qu’ils guérissent s’ils veulent. Adieu. Profitez de mes conseils. Je dois chercher ici des Additions, & puis partir au plus vite. L. M. C’est bien quelquefois la meilleure piéce de votre sac que ces Additions, pourvu que l’Alchimie ne vienne pas nous y alambiquer le cerveau. Mais je serois fâché de vous retenir. Vous avez un grand voyage à faire, & les mauvais Plaisans disent que vous ne battez plus que d’une aile.