Le Misantrope: LXXVIII. Discours
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LXXVIII. Discours
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Il est certain que bien des gens
n’aimeroient jamais, si jamais ils n’avoient entendu parler de
l’Amour. La Nature conduit à la tendresse, on n’en sauroit
disconvenir : mais cette Nature n’agit pas avec la même violence
sur tous les hommes, & plusieurs d’entr’eux doivent vouloir
être amoureux pour l’être en effet. Il y a une certaine
proportion entre les différens âges & les. objets qu’on y
ambitionne ; & le prémier desir des jeunes gens, est
d’ordinaire celui de passer pour avoir les qualités requises
pour plaîre au Beau Sexe. La vanité est la prémiére source de la
tendresse, & l’on se fait un point-d’honneur & une
espéce de bel-air de fréquenter les Dames, & de leur en
conter. Ce bel-air ne laisse pas d’être accompagné
de quelque plaisir, ce plaisir devient peu à peu habitude, cette
habitude dégénére enfin dans une nécessité absolue ; &
certaines gens sont aussi peu maîtres de n’avoir point d’amour,
qu’il dépend de ceux qui ont la fiévre, de ne l’avoir point. Se
rendre ainsi amoureux de gayeté de cœur, c’est se jetter
volontairement dans une extravagance, dont un honnête-homme
devroit être assez mortifié, si elle le saisissoit en dépit de
lui. Pour peu qu’on soit raisonnable, ne doit-on pas rougir de
honte, quand on songe à ce que l’amour nous a fait dire &
faire ? N’est-il pas certain qu’autant d’Amoureux, autant de
différens caractéres de folie & d’impertinence ? La folie de
l’Amour est divisible à l’infini, aussi-bien que la Matiére ;
& l’on n’en sauroit disconvenir, quand on prend la peine de
réfléchir sur les maniéres de ceux qui s’abandonnent à cette
ridicule passion. Il faudoit <sic> un gros Livre pour
traiter comme il faut cette matiére ; mais je me contenterai de
l’effleurer, & de tracer quelques caractéres détachés de la
conduite des Amans. Il y a des Amoureux dont la folie est
folâtre & plaisante ; il y en a d’autres dont la folie est
sérieuse & concertée ; & ces derniers sont à coup sûr
les plus insuportables. On les voit d’ordinaire réduire leur
tendresse en systême, & conduire leurs amoureux desseins,
conformément à un projet qu’ils en ont dressé avec la derniére
aplication. Ils attaquent le cœur de leurs
Maîtresses, avec la même régularité dont on fait le siége d’une
Place ; & recueillent, des Auteurs anciens & modernes,
des axiômes & des régles pour diriger sagement leur folie.
Il y a de ces Amans à systême qui ont fait
le plan d’imiter toutes les inclinations de leurs Maîtresses,
& d’être des miroirs fidéles de tous leurs sentimens. Bien
loin de songer à corriger les défauts de leurs Belles, ils les
adoptent, & les canonisent en quelque sorte, en les imitant
comme autant de perfections. Quand leurs originaux donnent dans
le libertinage, ils sont libertins ; & dévots, si les objets
qu’ils prennent pour modéles se piquent de dévotion. Ils entrent
ainsi dans un caractére qui leur est étranger, & cette seule
affectation est capable de les rendre ridicules aux yeux d’une
Femme de bon goût. On en voit d’autres qui, dans le dessein de
marquer leur attachement pour une Maîtresse, lui sacrifient leur
sexe, & se rendent efféminés. Ils s’occupent avec elle à
travailler à toutes sortes d’ouvrages de Femme, & qui pis
est, ils se piquent de s’en acquiter avec adresse. Si leurs
Belles avoient besoin d’une Femme de chambre, ils
auroient toutes les qualités nécessaires pour remplir dignement
un pareil emploi : mais pour les servir en qualité d’Amant, je
suis leur serviteur, ce n’est pas-là leur fait. Les Femmes
aiment qu’un homme soit homme de toutes les maniéres. J’ai dit
dans un autre Misantrope, qu’une Femme qui veut plaîre aux
hommes, ne doit pas affecter des airs robustes & virils ;
mais encore est-il plus pardonnable aux Dames de s’élever
au-dessus de leur sexe, qu’aux hommes de s’abaisser au-dessous
du leur. Passe encore si un Galant, pour montrer de la
soumission à une Belle, s’amusoit à quelque ouvrage de Femme,
pourvu qu’il se mît dans l’esprit qu’on a bonne grace de n’y pas
réussir trop bien : l’Objet de son amour lui sauroit gré de sa
complaisance, & son peu d’adresse ne courroit aucun risque
de lui faire tort dans l’esprit de sa Maîtresse. Tel Hercule en
filant rompit tous les suseaux. J’ai vu des hommes qui, auprès
des Femmes qu’ils n’aimoient pas, avoient toute l’effronterie
d’un Page ou d’un Petit-Maître ; & qui, près de l’Objet de
leurs feux, faisoient paroître toute la timidité d’un Ecolier
fraîchement sorti des classes. Par cette conduite ils gagnoient
souvent le cœur de celles dont la conquête leur étoit
indifférente, & ils se rendoient odieux à celles qu’ils
faisoient profession d’aimer. Le principe de leur bisarrerie est dans la nature de l’amour même, qui nous porte
toujours à avoir une haute idée de la personne qui nous inspire
cette passion. Dès-que ces gens-là sont touchés de la beauté
d’une Femme, ils lui supposent une sagesse achevée, &
s’imaginent que la moindre liberté les pourroit ruïner dans son
esprit. Il est naturel de croire que le Beau Sexe ne s’accommode
pas toujours de cette retenue de ses Adorateurs, & qu’il
seroit ravi quelquefois qu’ils fussent un peu moins respectueux
& un peu plus entreprenans. Les Femmes se rendent
d’ordinaire, moins par un véritable amour, que par foiblesse ;
elles n’ont pas la fermeté de refuser longtems ; & c’est
par-là qu’un Amant effronté réussit plus souvent auprès d’elles,
qu’un Amant aimable. Une autre espéce de Foux plus incommode
encore, c’est celle des Amans d’une délicatesse outrée, qui
trouvent à redire à toutes les actions de leurs Maîtresses,
& dont l’amour ressemble le mieux du monde à la haine. On
diroit qu’ils ne sont amoureux que pour enrager, & pour
faire enrager celles qui ont le malheur de leur plaîre, & la
foiblesse de les souffrir. Ce sont les Chicaneurs du monde les
plus rafinés, & l’on peut dire qu’ils créent les sujets de
leur gronderies, puisqu’ils les savent faire de rien. Si avec
cette humeur ils trouvent des Maîtresses qui leur ressemblent,
imaginezvous les effets turbulens d’une si
malheureuse simpathie. De tels Amans sont toujours en proie aux
plus violentes passions. Ils travaillent à se rendre malheureux
mutuellement par pure tendresse ; & ils semblent plutôt
embrasés du flambeau des Furies, que de celui de l’Amour.
Laissons-là ces Foux hargneux, pour en venir à un genre de manie
un peu plus humaine. Un bon nombre de ces Amans qui se piquent
de filer le parfait amour, emploient tout le tems qu’ils passent
avec leurs Belles à de tendres conversations. S’ils manquent
d’esprit, ils rebattent toujours les lieux-communs de la
tendresse, & par conséquent ils ennuyent bientôt celles à
qui ils s’étudient de plaîre. Mais lors même qu’ils ont toute la
vivacité imaginable dans l’esprit & dans les sentimens, ils
ont bien de la peine à soutenir toujours un pareil entretien,
& plus de peine encore à le faire goûter longtems à l’objet
de leur passion. L’amour aime les répétitions, à ce qu’on dit ;
mais je doute fort que cette vérité doive s’entendre, dans un
sens fort étendu, de ces discours qui roulent sur la tendresse,
sur l’estime, sur la constance, en un mot de tous ces discours
passionnés que le cœur & l’esprit peuvent fournir aux Amans.
L’attention d’une Femme est bientôt épuisée, quelqu’intéressant
que puisse être le sujet sur lequel elle la fixe ; & le
dégoût qu’elle reçoit d’un entretien trop uniforme, s’étend très
facilement sur celui qui lui donne de dégoût. J’ose
soutenir que le moyen le plus infaillible de rendre une Femme
inconstante, c’est de lui parler toujours tendresse &
passion : on en sera convaincu, quand on voudra bien entrer un
peu dans la nature de la constance en Amour. Etre constant en
Amour n’est autre chose, à mon avis, que renfermer l’inconstance
naturelle de nos desirs dans une seule personne, qui puisse
toujours donner à notre passion quelque occupation nouvelle. Par
conséquent un Amant qui veut fixer sa Maîtresse, doit s’efforcer
à être un véritable Protée, & à lui offrir toujours son
mérite sous quelque nouvelle face ; afin que le panchant naturel
du Sexe pour la nouveauté, n’ait pas besoin, pour se satisfaire,
de passer à quelqu’autre objet. Le plus sublime mérite, s’il n’a
pas l’art de se diversifier, pourra se procurer une estime
constante ; mais il ne s’attirera pas longtems de l’amour. Cette
passion consiste dans une agitation continuelle, qui faute
d’être entretenue, est bientôt suivie d’une indifférence
létargique. Sur-tout, le sérieux d’un Amant toujours retranché
dans la belle passion, ne peut que dégoûter une personne
naturellement enjouée, dont l’amour naît d’ordinaire du plaisir,
& en tire sa nourriture. Il est sûr que la tendresse des
personnes est d’ordinaire entée, s’il m’est permis de parler
ainsi, sur leur tempérament. Ceux qui ont reçu de
la Nature quelque pente vers la mélancolie, ne sauroient
s’empêcher d’aimer d’une maniére conforme à leur naturel. Un
amour qui ne traîne pas à sa suite des peines, des troubles
& des chagrins, n’a pas à leur gré les qualités essentielles
d’un amour véritable. Ceux au contraire que leur tempérament
porte à la joie, répandent d’ordinaire un air riant sur leur
tendresse ; & l’amour qui n’est pas d’un caractére enjoué,
trouvera rarement la route de leur cœur. Que dirons-nous de ces
Amoureux transis, qui non contens de l’uniformité ennuyeuse de
leur maniére d’aimer, sont toujours aux piés de leurs idoles,
abîmés dans les plaintes, dans les gémissemens & dans les
larmes. C’est quelque chose de bien recreatif pour une jolie
Femme, d’avoir toujours à ses trousses un braillard éternel, qui
pour tout agrément lui offre des soupirs & des pleurs. Si
cette conduite peut flater son amour-propre pour quelque tems,
& lui donner de grandes idées du pouvoir de ses charmes, il
est sûr qu’il y a quelque chose de trop nigaud dans ces
maniéres, pour ne pas révolter à la longue un goût un peu
délicat.
Citação/Lema
Leur sérieuse impertinence
Veut aux régles de la Prudence
Assujettir leur passion,
Et soumettre l’extravagance
Aux maximes de la Raison.
Assujettir leur passion,
Et soumettre l’extravagance
Aux maximes de la Raison.
Metatextualidade
Voici comme Sarrasin
parle de ces sortes d’Amans.
Citação/Lema
« Tyrsis, la plupart des Amans
Sont des Allemans.
De tant pleurer,
Plaindre, soupirer,
Et se desespérer,
Ce n’est pas-là pour bruler de leurs flames
Le cœur des Dames ;
Car les Amours,
Qui sont enfans, veulent rire toujours. Il faut, pour être vrai Galant,
Etre complaisant,
De belle humeur,
Quelquefois railleur,
Et quelque peu rimeur.
Les doux propos & les chansons gentilles,
Gagnent les Filles ;
Et les Amours,
Qui sont enfans, veulent chanter toujours. Il faut s’entendre à s’habiller,
Toujours babiller,
Danser Balet,
Donner Jodelet
Et frire le Poulet.
Bisques, dindons, pois & féves nouvelles,
Charment les Belles ;
Et les Amours,
Qui sont enfans, veulent manger toujours. »
De tant pleurer,
Plaindre, soupirer,
Et se desespérer,
Ce n’est pas-là pour bruler de leurs flames
Le cœur des Dames ;
Car les Amours,
Qui sont enfans, veulent rire toujours. Il faut, pour être vrai Galant,
Etre complaisant,
De belle humeur,
Quelquefois railleur,
Et quelque peu rimeur.
Les doux propos & les chansons gentilles,
Gagnent les Filles ;
Et les Amours,
Qui sont enfans, veulent chanter toujours. Il faut s’entendre à s’habiller,
Toujours babiller,
Danser Balet,
Donner Jodelet
Et frire le Poulet.
Bisques, dindons, pois & féves nouvelles,
Charment les Belles ;
Et les Amours,
Qui sont enfans, veulent manger toujours. »