Le Misantrope: LXXVII. Discours
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LXXVII. Discours
Livello 2
La plupart des hommes fondent l’estime
& l’amour qu’ils ont pour eux-mêmes, moins sur l’opinion
qu’ils ont de leurs bonnes qualités, que sur celle qu’ils
s’imaginent que les autres peuvent en avoir. On ne se demande
pas, ai-je de l’esprit ? ai-je de la générosité ? ai-je de la
sensibilité pour mon Prochain ? On se demande si l’on passe,
parmi les hommes, pour généreux, pour humain, pour spirituel.
Après cet examen, nous passons délicatement de l’idée qu’on a de
nous, à nous-mêmes ; nous confondons notre copie avec
l’original, & nous nous aplaudissons réellement
de nos bonnes qualités, qui ne subsistent que dans l’imagination
d’autrui.
Si de
cette maniére nous nous croyons estimables, parce qu’on nous
estime, nous nous trouvons aussi bien souvent heureux, parce que
les autres hommes admirent notre bonheur. Il n’y a rien de si creux que de vouloir
s’élever au-dessus de sa condition, en fréquentant les gens de
la prémiére qualité, & de perdre par l’acquisition de ce
bonheur chimérique, un bien aussi solide & aussi précieux
que la liberté. Que ne faut-il pas faire ! Combien ne faut-il
pas souffrir pour gagner les bonnes graces de ceux qui n’ont
d’ordinaire que leur orgueil de plus que les autres mortels ! Je
ne conçois pas comment une personne, douée de quelque raison,
peut se résoudre à trahir ses sentimens pour adopter ceux des
autres, quelque déraisonnables qu’il les trouve. C’est pourtant
le seul moyen de se rendre supportable chez la plupart des
Grands. Ne m’en croyez pas si vous voulez, & contredites un
Homme d’une qualité distinguée. S’il peut répondre à vos
objections, il insultera à votre stupidité. Et s’il doit
convenir que vous avez raison, il aura bien de la peine à vous
pardonner d’avoir plus de lumiéres que lui. Le seul parti qui
vous reste, c’est de demeurer dans un silence perpétuel, qui
vous fera regarder comme un imbécile, ou comme un homme de
mauvaise humeur. On pourroit aprouver encore la passion qui
porte un grand nombre de personnes à rechercher la société des
Grands, s’ils pouvoient donner la santé du corps, ou le repos de
l’ame. Mais il est sûr que ces biens inestimables ne sont point
en leur pouvoir : & l’on peut dire avec vérité,
que ceux qui cherchent chez eux des richesses & des
dignités, aiment mieux faire fortune qu’être heureux. Je ne
saurois mieux comparer la familiarité des Princes, qu’à un
Théatre d’Opéra : quand on le voit de loin ; tout en paroit de
la derniére magnificence : mais quand on monte dessus, on n’y
trouve rien qui soit digne d’admiration. En-vérité, si ceux qui
se plaignent de l’impuissance de leur raison, vouloient faire
les mêmes efforts pour avoir une conduite sage & réglée,
qu’ils font pour gagner les bonnes graces d’un grand Seigneur,
je leur répondrois corps pour corps de la réussite d’une
entreprise si louable. Je sai bien que toutes les personnes
d’une naissance illustre, n’exigent pas de leurs inférieurs une
lâche déférence ; j’en connois même plusieurs, qui veulent bien
paroître hommes par leur douceur & par leur complaisance,
& souffrir que nous le paroissions aussi par la franchise
& par la liberté. Il n’y a rien de si raisonnable, que de
chercher la compagnie de ces sortes de Grands, pourvu qu’on
n’affecte pas de négliger pour eux ceux qui ont le même mérite
& moins d’élevation. Il y a des gens qui font à l’égard de
l’esprit, ce que font ceux dont je viens de parler à l’égard du
rang & de la naissance. Sans avoir du génie & de
l’étude, ils veulent acheter à bon marché la réputation de
Bel-Esprit ; en hantant ceux qui passent pour des Génies supérieurs. Rien n’est plus mince que le plaisir qu’ils
goûtent dans des conversations qui roulent sur des matiéres dont
ils n’ont pas la moindre idée, & sur lesquelles ils sont
obligés de se taire, ou de raisonner de travers. Ils ont le même
sort que ceux qui se trouvent au milieu d’une Nation étrangére
dont ils n’entendent pas le langage. On diroit cependant, à
considérer leur orgueil, que l’esprit de ceux qu’ils fréquentent
se communique à leur ame, & leur devient propre. Ils se
tuent de répéter à tout moment qu’ils ont vu Fontenelle, qu’ils
ont parlé à Boileau, qu’ils ont dîné avec La Fontaine, & que
La Mothe leur a récité ses Odes. Ils en font tout leur mérite,
comme s’ils avoient été incorporés à ces grands Hommes, &
comme s’ils étoient devenus un même tout avec eux. Ils ne
ressemblent pas mal à Ragotin, un des prémiers Héros du Roman
Comique, qui voulant prouver qu’il s’entendoit à merveille aux
Piéces de Théatre, alléguoit que sa mére avoit été filleule du
Poëte Garnier, & que lui-même il en avoit encore l’écritoire
chez lui. Le mérite de ces sortes de gens ressemble à ce que les
Philosophes apellent Accident, qui ne sauroit subsister seul,
& qui emprunte son être de la substance où il se trouve. Il
y a des personnes qui donnent dans un excès tout opposé à celui
que je viens de censurer, & infiniment plus méprisable. Ce
sont ceux qui nés d’une humeur impérieuse, &
trop paresseux pour s’acquérir un mérite distingué, cherchent
avec soin des gens sans esprit & sans éducation, pour
satisfaire avec eux, à petits fraix, leur desir naturel de
prîmer. Fondés sur cette Sentence de Boileau. Un sot trouve
toujours un plus sot qui l’admire. Ils fuyent un honnête-homme
comme un monstre, & traînent toujours après eux un tas de
gens de rien, admirateurs à gages de leurs impertinences. Ils ne
sont au logis pour personne, tandis qu’ils y font la débauche
avec des gens de cette étoffe, auxquels ils imposent silence
quand ils veulent, & avec qui leurs maniéres ridicules ont
leurs coudées franches. Si toute autre compagnie leur manque,
ils peuvent toujours compter sur leurs laquais ; &
lorsqu’ils les traitent de pair à compagnon, & qu’ils les
mettent à table avec eux, ils courent risque encore d’y être
avec de plus honnêtes-gens qu’ils ne le sont eux-mêmes.
L’extravagance de ceux qui cherchent le commerce des Grands
& des Beaux-Génies avec une ardeur outrée, tend du moins à
se faire valoir par-là dans le monde, & à s’acquérir
l’estime des honnêtes-gens : mais la sottise des esprits bas
dont je parle ici, ne sert qu’à les faire mépriser de tout le
monde, & à se faire confondre avec la canaille qu’ils
fréquentent. Ce mauvais naturel méne tout droit à
la grossiéreté, aux débauches les plus infames, & à tous les
crimes les plus odieux. Pour le moins la perte du bien est la
suite indubitable de cette indigne conduite ; & ceux qui la
tiennent, tombent presque toujours par leur faute dans la crasse
au-dessus de laquelle la Fortune les avoit élevés. Souvent,
après avoir été ruïnés par les canailles dont ils ont acheté la
complaisance, ils sont bien heureux de trouver quelqu’autre
riche faquin qu’ils puissent ruïner à leur tour.
Eteroritratto
Céliméne se félicite de
ses apas, qu’elle doit à l’Art, & non pas à la Nature ;
& elle tire un véritable orgueil de sa fausse beauté.
Ses Amans, trompés par du blanc & du rouge, la cajolent
sur ses charmés ; & elle, trompée à son tour par des
louanges qui lui apartiennent aussi peu que son blanc &
son rouge, se croit véritablement belle ; elle a bien de la
peine même à s’en desabuser.
Citazione/Motto
. . . Quand la Belle en cornette Etale chaque soir son
teint sur sa toilette,
Et dans quatre mouchoirs, de ses beautés salis,
Envoyé au Blanchisseur ses roses & ses lis.
Et dans quatre mouchoirs, de ses beautés salis,
Envoyé au Blanchisseur ses roses & ses lis.
Eteroritratto
Alcantor enrichit son esprit à peu
près de la même maniére dont Céliméne embellit son visage.
Son imagination stérile ne lui fournit aucun tour
particulier, aucune pensée neuve. Tant que son esprit s’est
montré dans son naturel, il a toujours été rebuté des gens
de bon goût, qui ont censuré impitoyablement ses Ouvrages,
ou, ce qui est plus mortifiant, qui en ont éludé la lecture.
Alcantor s’obstine pourtant à vouloir être Bel-Esprit à
quelque prix que ce soit ; il cherche du fard pour son génie
chez les Anciens & chez les Modernes ; & il compose
des Piéces, où les plus beaux morceaux des autres Auteurs, assez adroitement cousus ensemble,
répandent le sel le plus piquant. Munis de ces productions
il court les lire à des personnes sans étude, dont le
bon-sens naturel est pourtant capable de goûter le beau dans
les Ouvrages d’esprit. On lui aplaudit, on éléve ses Piéces
jusqu’aux nues, & il se sépare de ses Admirateurs tout
aussi satisfait de son esprit, que si les louanges qu’il
vient de dérober, lui étoient bien & duement acquises.
Eteroritratto
Rodomont, qui tremble de peur à la
moindre feuille que le vent remue, néglige toute autre
réputation pour celle d’homme de courage. Il se donne des
avantures & des combats, qu’il récite à ceux qui veulent
les entendre, & qu’il accompagne des circonstances les
plus vraisemblables qu’il peut imaginer. On le croit, ou
l’on fait semblant de le croire, & l’on est surpris des
miracles de son intrépidité. Là-dessus Rodomont, charmé de
l’idée qu’on a de lui comme d’un Héros, substitue cette idée
à sa place ; & il est tout aussi fier de sa bravoure,
qu’un Guerrier qui venant de gagner une victoire est encore
occupé à s’essuyer le sang & la poussiére.
Eteroritratto
Clitandre pourroit vivre agréablement avec ses
égaux, & goûter des plaisirs que la liberté assaisonne :
mais entêté de la Grandeur, il est insensible
aux divertissemens les plus piquans, quand il ne peut pas
les goûter avec des personnes de distinction. Il aimeroit
mieux languir dans un ennui perpétuel, que d’encanailler ses
plaisirs, en les partageant avec ceux qu’il croit au-dessous
de lui. Il s’introduit chez les Grands par des bassesses,
& paye l’honneur de les fréquenter par une servitude
volontaire. Une attention exacte à toutes ses actions le
gêne & l’embarasse, il n’ose ni rire, ni parler, ni être
sérieux sans une mure délibération ; on peut dire qu’il n’a
pas la hardiesse d’être lui-même. Avec ses égaux il est
libre, enjoué, agréable : Avec les Grands il est contraint,
timide, décontenancé ; son esprit, semblable à une cire
molle, paroit recevoir tour à tour tous leurs différens
sentimens, & semble changer de conceptions dès-qu’ils en
changent. Après avoir été métamorphosé de la sorte pendant
quatre ou cinq heures, il rentre dans son naturel, & se
montre d’un air orgueilleux à ses égaux, qui ne manquent pas
d’admirer sa fortune & son mérite, qui le lient à des
personnes d’un rang si élevé. Il s’aplaudit lui-même de
l’envie & de l’admiration que les compagnies qu’il hante
lui attirent, quoiqu’il sente bien qu’il vient de s’ennuyer
à la mort. N’importe, il s’en trouve amplement dédommagé par
la satisfaction de pouvoir dire, j’ai soupé avec le Comte un
tel, j’ai perdu mon argent avec une telle Marquise ; &
le souvenir d’une chose dont la réalité lui a
donné de la mortification, lui donne de la vanité & de
la joie.