Le Misantrope: LXXVI. Discours
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Niveau 1
LXXVI. Discours
Niveau 2
On voit généralement répandues par
tout l’Univers certaines Coutumes qui ne découlent pas de la
Raison, & qui ne sauroient être introduites non-plus par un
consentement unanime de tous les Peuples de la Terre. On
resteroit toujours embarassé sur l’origine de ces Coutumes, si
on n’admettoit pas qu’elles ont pu passer par tradition, d’une
seule famille dans toutes les Nations du Monde, qui n’en sont
qu’autant de branches différentes. Les Sacrifices, par exemple,
sont en usage chez tous les Peuples de l’Univers, à qui la
Théologie révélée est entiérement inconnue. Tous les Idolâtres,
qui sont si différens les uns des autres dans leur Culte
religieux, se rencontrent pourtant dans la maniére d’offrir
quelques sacrifices à leurs Divinités. Non seulement la Raison
n’est pas le prémier principe de cet usage, puisqu’il est clair
qu’il n’y a aucune relation entre le sang des Bêtes, & la
colére d’une Divinité offensée : mais on ne sauroit comprendre
même, que la pensée d’offrir des victimes aux
Dieux, ait pu tomber dans l’esprit des Hommes. Le seul moyen de
sortir d’embaras sur ce sujet, c’est de croire qu’un prémier
Instituteur, d’une autorité très considérable, doit avoir établi
l’usage des Sacrifices chez une Nation dont toutes les autres
sont descendues. Si ce sentiment n’est pas d’une évidence
convaincante, il est du moins d’une probabilité qui aproche fort
de la démonstration, & il méne très naturellement à un
prémier Etre, & à un prémier Homme. J’ose avancer encore,
que la Coutume établie dans tout le Monde, de respecter les
Vieillards plus que les autres hommes, est du même genre que
l’usage des Sacrifices ; puisqu’on ne découvre dans la Raison
aucun principe sûr dont cette coutume puisse découler. Il est
certain que, selon le droit de la Nature & de la Raison, le
seul motif de respecter quelqu’un, doit être la supériorité de
son mérite ; & l’on ne sauroit jamais prouver que la
Vieillesse, de sa propre nature, soit digne de quelque
vénération. Il reste donc à examiner, si la supériorité du
mérite doit se trouver dans la Vieillesse, plutôt que dans les
autres saisons de la vie ; & c’est ce dont il me semble
qu’on peut douter raisonnablement. Quand on veut fonder ses
opinions sur la Raison seule, on est forcé de croire que c’est
l’âge viril où le mérite est dans son plus grand jour, & que
la vieillesse & la jeunesse sont à peu près également éloignées de cette espèce de degré de perfection.
La Jeunesse est vive, impétueuse, toujours en proie aux
déréglemens, abandonnée aux passions avec fureur : on peut dire
que c’est une ivresse perpétuelle, ou pour s’exprimer avec Mr.
de la Rochefoucaut, que c’est la fiévre de la Raison. Rarement
on voit les Jeunes-gens s’apliquer à cultiver les facultés de
leur esprit, & sur-tout celle de raisonner. Ils font
d’ordinaire du plaisir, leur occupation, & de l’étude, un
simple amusement. En récompense, quand ils s’apliquent à
raisonner, ils reviennent facilement de leurs préjugés, qui
n’ont pas encore eu le tems de jetter de profondes racines dans
leur ame : indifférens en quelque sorte pour toutes les
opinions, ils peuvent, par la droiture naturelle du bon-sens,
adopter les sentimens les plus conformes à la Vérité. Les
Vieillards n’ont pas ces passions vives & tumultueuses, qui
ôtent à l’esprit la liberté d’agir ; mais la force de leur
raison s’émousse, aussi-bien que la vivacité de leurs passions ;
& la même létargie où tombent leurs desirs, s’étend aussi
sur leur raisonnement. D’ailleurs, quand les gens d’un âge
avancé ont pris dès leur jeunesse une mauvaise méthode de
raisonner, ils s’y sont si bien affermis par une longue suite
d’années, qu’il n’est pas possible qu’ils en reviennent. Plus on
enchaîne d’idées à un faux principe, plus on s’éloigne de la
Vérité : semblable à ceux qui s’écartent d’un bon
chemin, & qui rendent leur égarement plus dangereux à mesure
qu’ils avancent. Quelqu’opinion erronée que les Vieillards se
soient rendue familiére, les preuves les plus convaincantes
n’ont pas la force de leur dessiller les yeux. L’opiniâtreté est
leur vice dominant ; & d’ordinaire ils font de leur âge un
argument universel, par lequel ils prétendent terrasser tout ce
que leur opposent ceux qui ont le bonheur d’avoir vécu moins de
tems qu’eux. Un Homme d’âge pourroit-il se résoudre à changer de
méthode, pour perdre dans un moment le fruit de toutes ses
études, & pour redevenir écolier ? Il ne sauroit obtenir ce
sacrifice de son amour-propre ; il aime bien mieux supposer une
fois pour toutes, que les Jeunes-gens n’ont pas le sens-commun,
& qu’il n’y a rien de si extravagant que de vouloir en
savoir plus que ses Maîtres. Je conviens que l’expérience des
Vieillards, est un grand avantage qu’ils ont sur les
Jeunes-gens : mais il est sûr que pour recueillir quelque fruit
de l’expérience, il faut qu’une pénétration vive, secondée d’un
raisonnement étendu & exact, fasse valoir cette expérience,
& lui donne son véritable prix. Lorsqu’on raisonne de
travers sur les événemens de la vie, bien loin d’en devenir plus
habile, on n’acquiert qu’une ignorance orgueilleuse ; en cela
plus haïssable que l’ignorance des Jeunes-gens, qui d’ordinaire
est accompagnée de quelque docilité. A l’égard de
la Vertu, le grand âge n’a pas sur la jeunesse une supériorité
aussi étendue qu’on le croit d’ordinaire. Il n’arrive que trop
souvent que les Vieillards considérent comme une vertu,
l’impossibilité d’être vicieux. Ils n’ont plus de desirs à
combattre, & ils estiment cette inaction autant que la
victoire la plus glorieuse qu’on puisse remporter sur un cœur
déréglé, & sur un tempérament malheureux. Souvent encore on
conserve dans la vieillesse des desirs impuissans, qu’on est au
desespoir de ne pouvoir pas satisfaire ; souvent l’indignation
d’un Vieillard contre les déréglemens de la Jeunesse, bien loin
d’être une marque de vertu, n’est que l’effet d’une basse
jalousie qu’excitent en son ame des plaisirs qu’il n’est plus en
état de goûter. Il est vrai encore, que l’âge a des vices qui
lui sont particuliérement affectés ; l’Avarice, par exemple.
C’est toujours un défaut ridicule ; mais sur-tout c’est une
extravagance inconcevable en ceux qui aiment les richesses pour
les richesses mêmes, & qui portent des desirs violens vers
un bien dont ils ne sauroient plus se servir, & dont la mort
leur va bientôt arracher la possession. Ajoutons que
l’amour-propre des Jeunes-gens est moins violent que celui des
Vieillards ; c’est presque leur unique passion ; tous leurs
autres desirs s’y perdent comme dans un goufre ; les panchans
d’un Jeune-homme se répandent sur un nombre infini d’objets.
Ceux des Vieillards au contraire sont tous concentrés en eux-mêmes. Plus ils sont prêts à se perdre, plus
ils se deviennent précieux, & plus ils ont soin de leurs
avantages & de leurs commodités. Souvent ils haïssent tout
le monde, pour s’aimer davantage ; & d’ordinaire rien n’est
plus dur & plus insensible, que le cœur d’une personne fort
avancée en âge. Il ne pense qu’à lui-même, il ne parle que de
lui-même, il croit tous les momens perdus où il s’occupe d’un
autre objet que de lui. Il prétend même être aussi précieux aux
autres qu’il l’est à lui-méme ; il leur dit ce qu’il est, ce
qu’il fera, & sur-tout ce qu’il a été : ses rhumes, sa
goute, sa foiblesse, sa diéte, tout cela lui paroit assez
important pour occuper toute l’attention de ceux qu’il
entretient. De ce prodigieux attachement pour lui-même découlent
sa timidité, sa paresse, sa mauvaise humeur excitée à tous
momens par les moindres sujets, en un mot ses maniéres odieuses,
qu’il ne sauroit se résoudre à renfermer dans sa maison. Je
conviens qu’un Vieillard raisonnable & vertueux est un
trésor d’un prix infini. On peut trouver en lui une histoire
vivante de son siécle. Il fait des événemens particuliers, qu’il
accompagne de remarques curieuses que l’âge a meuries dans son
esprit. Particuliérement ses préceptes sur la conduite des
hommes, sont autant d’oracles dignes d’être reçus avec le plus
profond respect. Satisfait de la maniére dont il a vécu, il ne
regrette point le passé, il ne craint point l’avenir, & la
tranquilité de son cœur rend son commerce doux
& agréable. Mais les Vieillards de cet ordre sont si rares,
qu’il n’est pas probable qu’ils ayent inspiré aux hommes ce
respect, qu’on regarde d’ordinaire comme un hommage dû à un âge
avancé. Les Jeunes-gens posés & les sages Vieillards, sont à
peu près également rares dans la Société. Dans l’âge viril au
contraire, la Raison est dans toute sa force ; les passions sans
être éteintes, sont devenues dociles & traitables, &
elles servent plus au mérite qu’elles n’y nuisent. On a dans
cette saison de la vie toute la prudence qu’il faut pour
projetter un dessein, & toute la vigueur nécessaire pour le
bien exécuter. C’est donc à cet âge, plutôt qu’à tout autre, que
la Raison dicte qu’il faut rendre le respect dû à la supériorité
du mérite. D’où vient donc que généralement chez tous les
Peuples on voit le contraire ? En voici, je crois, la seule
raison. Au commencement du Monde, les Péres vivoient assez
longtems pour se voir une nombreuse postérité, laquelle, fondés
sur le plus naturel des droits, ils gouvernoient avec une
puissance absolue. C’est-là sans doute la prémiére forme de
Gouvernement qui a eu lieu chez les Hommes, qui se trouvoient
tous égaux par le droit de la Nature. On a donc vu dans les
prémiéres familles du Monde, l’autorité des Vieillards
s’accroître avec leur âge, & le respect qu’on leur portoit
s’accroître avec leur autorité. Les Hommes d’alors n’avoient
d’autre Prince, ni d’autre Juge que le Chef de leur famille. Quand après cela les familles se sont étendues
peu à peu sur la Terre, & qu’elles ont formé différentes
Nations, l’idée de la vénérabilité des Vieillards a été
perpétuée dans le Genre-humain par une tradition suivie, &
les Péres l’ont prescrite à leurs enfans, comme une vérité
incontestable ; d’autant plus qu’ils y trouvoient leur intérêt.
Metatextualité
Je serois fâché que mon
opinion chagrinât les personnes d’âge ; je commence à avoir
mes raisons pour ne leur pas disputer leurs droits ; &
si mon raisonnement ne vaut rien, on me fera plaisir de m’en
instruire.