Les Sacrifices, par exemple, sont en usage chez tous les Peuples de
l’Univers, à qui la Théologie révélée est entiérement inconnue. Tous les
Idolâtres, qui sont si différens les uns des autres dans leur Culte
religieux, se rencontrent pourtant dans la maniére d’offrir quelques
sacrifices à leurs Divinités. Non seulement la Raison n’est pas le
prémier principe de cet usage, puisqu’il est clair qu’il n’y a aucune
relation entre le sang des Bêtes, & la colére d’une Divinité
offensée : mais on ne sauroit comprendre même, que la pen-
Le seul moyen de sortir d’embaras sur ce sujet, c’est de croire qu’un prémier Instituteur, d’une autorité très considérable, doit avoir établi l’usage des Sacrifices chez une Nation dont toutes les autres sont descendues. Si ce sentiment n’est pas d’une évidence convaincante, il est du moins d’une probabilité qui aproche fort de la démonstration, & il méne très naturellement à un prémier Etre, & à un prémier Homme.
J’ose avancer encore, que la Coutume établie dans tout le Monde, de respecter les Vieillards plus que les autres hommes, est du même genre que l’usage des Sacrifices ; puisqu’on ne découvre dans la Raison aucun principe sûr dont cette coutume puisse découler.
Il est certain que, selon le droit de la Nature & de la Raison, le seul motif de respecter quelqu’un, doit être la supériorité de son mérite ; & l’on ne sauroit jamais prouver que la Vieillesse, de sa propre nature, soit digne de quelque vénération.
Il reste donc à examiner, si la supériorité du mérite doit se trouver
dans la Vieillesse, plutôt que dans les autres saisons de la vie ; &
c’est ce dont il me semble qu’on peut douter raisonnablement. Quand on
veut fonder ses opinions sur la Raison seule, on est forcé de croire que
c’est l’âge viril où le mérite est dans son plus grand jour, & que
la vieillesse & la jeunesse sont à peu près également
La Jeunesse est vive, impétueuse, toujours en proie aux déréglemens,
abandonnée aux passions avec fureur : on peut dire que c’est une ivresse
perpétuelle, ou pour s’exprimer avec
Les Vieillards n’ont pas ces passions vives & tumultueuses, qui ôtent à l’esprit la liberté d’agir ; mais la force de leur raison s’émousse, aussi-bien que la vivacité de leurs passions ; & la même létargie où tombent leurs desirs, s’étend aussi sur leur raisonnement.
D’ailleurs, quand les gens d’un âge avancé ont pris dès leur jeunesse une
mauvaise méthode de raisonner, ils s’y sont si bien affermis par une
longue suite d’années, qu’il n’est pas possible qu’ils en reviennent.
Plus on enchaîne d’idées à un faux principe, plus on s’éloigne de la
Vérité : semblable à ceux
Je conviens que l’expérience des Vieillards, est un grand avantage qu’ils ont sur les Jeunes-gens : mais il est sûr que pour recueillir quelque fruit de l’expérience, il faut qu’une pénétration vive, secondée d’un raisonnement étendu & exact, fasse valoir cette expérience, & lui donne son véritable prix.
Lorsqu’on raisonne de travers sur les événemens de la vie, bien loin d’en devenir plus habile, on n’acquiert qu’une ignorance orgueilleuse ; en cela plus haïssable que l’ignorance des Jeunes-gens, qui d’ordinaire est accompagnée de quelque docilité.
Il n’arrive que trop souvent que les Vieillards considérent comme une vertu, l’impossibilité d’être vicieux. Ils n’ont plus de desirs à combattre, & ils estiment cette inaction autant que la victoire la plus glorieuse qu’on puisse remporter sur un cœur déréglé, & sur un tempérament malheureux.
Souvent encore on conserve dans la vieillesse des desirs impuissans, qu’on est au desespoir de ne pouvoir pas satisfaire ; souvent l’indignation d’un Vieillard contre les déréglemens de la Jeunesse, bien loin d’être une marque de vertu, n’est que l’effet d’une basse jalousie qu’excitent en son ame des plaisirs qu’il n’est plus en état de goûter. Il est vrai encore, que l’âge a des vices qui lui sont particuliérement affectés ; l’Avarice, par exemple. C’est toujours un défaut ridicule ; mais sur-tout c’est une extravagance inconcevable en ceux qui aiment les richesses pour les richesses mêmes, & qui portent des desirs violens vers un bien dont ils ne sauroient plus se servir, & dont la mort leur va bientôt arracher la possession.
Ajoutons que l’amour-propre des Jeunes-gens est moins violent que celui
des Vieillards ; c’est presque leur unique passion ; tous leurs autres
desirs s’y perdent comme dans un goufre ; les panchans d’un Jeune-homme
se répandent sur un nombre infini d’objets. Ceux des Vieillards au
contraire sont tous
De ce prodigieux attachement pour lui-même découlent sa timidité, sa paresse, sa mauvaise humeur excitée à tous momens par les moindres sujets, en un mot ses maniéres odieuses, qu’il ne sauroit se résoudre à renfermer dans sa maison.
Je conviens qu’un Vieillard raisonnable & vertueux est un trésor d’un
prix infini. On peut trouver en lui une histoire vivante de son siécle.
Il fait des événemens particuliers, qu’il accompagne de remarques
curieuses que l’âge a meuries dans son esprit. Particuliérement ses
préceptes sur la conduite des hommes, sont autant d’oracles dignes
d’être reçus avec le plus profond respect. Satisfait de la maniére dont
il a vécu, il ne regrette point le passé, il ne craint point l’avenir,
& la tranquilité de son cœur rend
Dans l’âge viril au contraire, la Raison est dans toute sa force ; les
passions sans être éteintes, sont devenues dociles & traitables,
& elles servent plus au mérite qu’elles n’y nuisent. On a dans cette
saison de la vie toute la prudence qu’il faut pour projetter un dessein,
& toute la vigueur nécessaire pour le bien exécuter. C’est donc à
cet âge, plutôt qu’à tout autre, que la Raison dicte qu’il faut rendre
le respect dû à la supériorité du mérite. D’où vient donc que
généralement chez tous les Peuples on voit le contraire ? En voici, je
crois, la seule raison. Au commencement du Monde, les Péres vivoient
assez longtems pour se voir une nombreuse postérité, laquelle, fondés
sur le plus naturel des droits, ils gouvernoient avec une puissance
absolue. C’est-là sans doute la prémiére forme de Gouvernement qui a eu
lieu chez les Hommes, qui se trouvoient tous égaux par le droit de la
Nature. On a donc vu dans les prémiéres familles du Monde, l’autorité
des Vieillards s’accroître avec leur âge, & le respect qu’on leur
portoit s’accroître avec leur autorité. Les Hommes d’alors n’avoient
d’autre Prince, ni d’autre Juge que le Chef de leur famil-vénérabilité des Vieillards a été perpétuée dans
le Genre-humain par une tradition suivie, & les Péres l’ont
prescrite à leurs enfans, comme une vérité incontestable ; d’autant plus
qu’ils y trouvoient leur intérêt.