LXXVI. Discours Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 27.11.2014 info:fedora/o:mws.3073 Justus Van Effen: Le Misantrope. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 279-286, Le Misantrope 2 035 1711-1712 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Religion Religione Religion Religión Religion Religion Religione Religion Religión Religion Vernunft Ragione Reason Razón Raison France 2.0,46.0

LXXVI. Discours

On voit généralement répandues par tout l’Univers certaines Coutumes qui ne découlent pas de la Raison, & qui ne sauroient être introduites non-plus par un consentement unanime de tous les Peuples de la Terre. On resteroit toujours embarassé sur l’origine de ces Coutumes, si on n’admettoit pas qu’elles ont pu passer par tradition, d’une seule famille dans toutes les Nations du Monde, qui n’en sont qu’autant de branches différentes.

Les Sacrifices, par exemple, sont en usage chez tous les Peuples de l’Univers, à qui la Théologie révélée est entiérement inconnue. Tous les Idolâtres, qui sont si différens les uns des autres dans leur Culte religieux, se rencontrent pourtant dans la maniére d’offrir quelques sacrifices à leurs Divinités. Non seulement la Raison n’est pas le prémier principe de cet usage, puisqu’il est clair qu’il n’y a aucune relation entre le sang des Bêtes, & la colére d’une Divinité offensée : mais on ne sauroit comprendre même, que la pen-sée d’offrir des victimes aux Dieux, ait pu tomber dans l’esprit des Hommes.

Le seul moyen de sortir d’embaras sur ce sujet, c’est de croire qu’un prémier Instituteur, d’une autorité très considérable, doit avoir établi l’usage des Sacrifices chez une Nation dont toutes les autres sont descendues. Si ce sentiment n’est pas d’une évidence convaincante, il est du moins d’une probabilité qui aproche fort de la démonstration, & il méne très naturellement à un prémier Etre, & à un prémier Homme.

J’ose avancer encore, que la Coutume établie dans tout le Monde, de respecter les Vieillards plus que les autres hommes, est du même genre que l’usage des Sacrifices ; puisqu’on ne découvre dans la Raison aucun principe sûr dont cette coutume puisse découler.

Il est certain que, selon le droit de la Nature & de la Raison, le seul motif de respecter quelqu’un, doit être la supériorité de son mérite ; & l’on ne sauroit jamais prouver que la Vieillesse, de sa propre nature, soit digne de quelque vénération.

Il reste donc à examiner, si la supériorité du mérite doit se trouver dans la Vieillesse, plutôt que dans les autres saisons de la vie ; & c’est ce dont il me semble qu’on peut douter raisonnablement. Quand on veut fonder ses opinions sur la Raison seule, on est forcé de croire que c’est l’âge viril où le mérite est dans son plus grand jour, & que la vieillesse & la jeunesse sont à peu près également éloignées de cette espèce de degré de perfection.

La Jeunesse est vive, impétueuse, toujours en proie aux déréglemens, abandonnée aux passions avec fureur : on peut dire que c’est une ivresse perpétuelle, ou pour s’exprimer avec Mr. de la Rochefoucaut, que c’est la fiévre de la Raison. Rarement on voit les Jeunes-gens s’apliquer à cultiver les facultés de leur esprit, & sur-tout celle de raisonner. Ils font d’ordinaire du plaisir, leur occupation, & de l’étude, un simple amusement. En récompense, quand ils s’apliquent à raisonner, ils reviennent facilement de leurs préjugés, qui n’ont pas encore eu le tems de jetter de profondes racines dans leur ame : indifférens en quelque sorte pour toutes les opinions, ils peuvent, par la droiture naturelle du bon-sens, adopter les sentimens les plus conformes à la Vérité.

Les Vieillards n’ont pas ces passions vives & tumultueuses, qui ôtent à l’esprit la liberté d’agir ; mais la force de leur raison s’émousse, aussi-bien que la vivacité de leurs passions ; & la même létargie où tombent leurs desirs, s’étend aussi sur leur raisonnement.

D’ailleurs, quand les gens d’un âge avancé ont pris dès leur jeunesse une mauvaise méthode de raisonner, ils s’y sont si bien affermis par une longue suite d’années, qu’il n’est pas possible qu’ils en reviennent. Plus on enchaîne d’idées à un faux principe, plus on s’éloigne de la Vérité : semblable à ceux qui s’écartent d’un bon chemin, & qui rendent leur égarement plus dangereux à mesure qu’ils avancent. Quelqu’opinion erronée que les Vieillards se soient rendue familiére, les preuves les plus convaincantes n’ont pas la force de leur dessiller les yeux. L’opiniâtreté est leur vice dominant ; & d’ordinaire ils font de leur âge un argument universel, par lequel ils prétendent terrasser tout ce que leur opposent ceux qui ont le bonheur d’avoir vécu moins de tems qu’eux. Un Homme d’âge pourroit-il se résoudre à changer de méthode, pour perdre dans un moment le fruit de toutes ses études, & pour redevenir écolier ? Il ne sauroit obtenir ce sacrifice de son amour-propre ; il aime bien mieux supposer une fois pour toutes, que les Jeunes-gens n’ont pas le sens-commun, & qu’il n’y a rien de si extravagant que de vouloir en savoir plus que ses Maîtres.

Je conviens que l’expérience des Vieillards, est un grand avantage qu’ils ont sur les Jeunes-gens : mais il est sûr que pour recueillir quelque fruit de l’expérience, il faut qu’une pénétration vive, secondée d’un raisonnement étendu & exact, fasse valoir cette expérience, & lui donne son véritable prix.

Lorsqu’on raisonne de travers sur les événemens de la vie, bien loin d’en devenir plus habile, on n’acquiert qu’une ignorance orgueilleuse ; en cela plus haïssable que l’ignorance des Jeunes-gens, qui d’ordinaire est accompagnée de quelque docilité.

A l’égard de la Vertu, le grand âge n’a pas sur la jeunesse une supériorité aussi étendue qu’on le croit d’ordinaire.

Il n’arrive que trop souvent que les Vieillards considérent comme une vertu, l’impossibilité d’être vicieux. Ils n’ont plus de desirs à combattre, & ils estiment cette inaction autant que la victoire la plus glorieuse qu’on puisse remporter sur un cœur déréglé, & sur un tempérament malheureux.

Souvent encore on conserve dans la vieillesse des desirs impuissans, qu’on est au desespoir de ne pouvoir pas satisfaire ; souvent l’indignation d’un Vieillard contre les déréglemens de la Jeunesse, bien loin d’être une marque de vertu, n’est que l’effet d’une basse jalousie qu’excitent en son ame des plaisirs qu’il n’est plus en état de goûter. Il est vrai encore, que l’âge a des vices qui lui sont particuliérement affectés ; l’Avarice, par exemple. C’est toujours un défaut ridicule ; mais sur-tout c’est une extravagance inconcevable en ceux qui aiment les richesses pour les richesses mêmes, & qui portent des desirs violens vers un bien dont ils ne sauroient plus se servir, & dont la mort leur va bientôt arracher la possession.

Ajoutons que l’amour-propre des Jeunes-gens est moins violent que celui des Vieillards ; c’est presque leur unique passion ; tous leurs autres desirs s’y perdent comme dans un goufre ; les panchans d’un Jeune-homme se répandent sur un nombre infini d’objets. Ceux des Vieillards au contraire sont tous concentrés en eux-mêmes. Plus ils sont prêts à se perdre, plus ils se deviennent précieux, & plus ils ont soin de leurs avantages & de leurs commodités. Souvent ils haïssent tout le monde, pour s’aimer davantage ; & d’ordinaire rien n’est plus dur & plus insensible, que le cœur d’une personne fort avancée en âge. Il ne pense qu’à lui-même, il ne parle que de lui-même, il croit tous les momens perdus où il s’occupe d’un autre objet que de lui. Il prétend même être aussi précieux aux autres qu’il l’est à lui-méme ; il leur dit ce qu’il est, ce qu’il fera, & sur-tout ce qu’il a été : ses rhumes, sa goute, sa foiblesse, sa diéte, tout cela lui paroit assez important pour occuper toute l’attention de ceux qu’il entretient.

De ce prodigieux attachement pour lui-même découlent sa timidité, sa paresse, sa mauvaise humeur excitée à tous momens par les moindres sujets, en un mot ses maniéres odieuses, qu’il ne sauroit se résoudre à renfermer dans sa maison.

Je conviens qu’un Vieillard raisonnable & vertueux est un trésor d’un prix infini. On peut trouver en lui une histoire vivante de son siécle. Il fait des événemens particuliers, qu’il accompagne de remarques curieuses que l’âge a meuries dans son esprit. Particuliérement ses préceptes sur la conduite des hommes, sont autant d’oracles dignes d’être reçus avec le plus profond respect. Satisfait de la maniére dont il a vécu, il ne regrette point le passé, il ne craint point l’avenir, & la tranquilité de son cœur rend son commerce doux & agréable. Mais les Vieillards de cet ordre sont si rares, qu’il n’est pas probable qu’ils ayent inspiré aux hommes ce respect, qu’on regarde d’ordinaire comme un hommage dû à un âge avancé. Les Jeunes-gens posés & les sages Vieillards, sont à peu près également rares dans la Société.

Dans l’âge viril au contraire, la Raison est dans toute sa force ; les passions sans être éteintes, sont devenues dociles & traitables, & elles servent plus au mérite qu’elles n’y nuisent. On a dans cette saison de la vie toute la prudence qu’il faut pour projetter un dessein, & toute la vigueur nécessaire pour le bien exécuter. C’est donc à cet âge, plutôt qu’à tout autre, que la Raison dicte qu’il faut rendre le respect dû à la supériorité du mérite. D’où vient donc que généralement chez tous les Peuples on voit le contraire ? En voici, je crois, la seule raison. Au commencement du Monde, les Péres vivoient assez longtems pour se voir une nombreuse postérité, laquelle, fondés sur le plus naturel des droits, ils gouvernoient avec une puissance absolue. C’est-là sans doute la prémiére forme de Gouvernement qui a eu lieu chez les Hommes, qui se trouvoient tous égaux par le droit de la Nature. On a donc vu dans les prémiéres familles du Monde, l’autorité des Vieillards s’accroître avec leur âge, & le respect qu’on leur portoit s’accroître avec leur autorité. Les Hommes d’alors n’avoient d’autre Prince, ni d’autre Juge que le Chef de leur famil-le. Quand après cela les familles se sont étendues peu à peu sur la Terre, & qu’elles ont formé différentes Nations, l’idée de la vénérabilité des Vieillards a été perpétuée dans le Genre-humain par une tradition suivie, & les Péres l’ont prescrite à leurs enfans, comme une vérité incontestable ; d’autant plus qu’ils y trouvoient leur intérêt.

Je serois fâché que mon opinion chagrinât les personnes d’âge ; je commence à avoir mes raisons pour ne leur pas disputer leurs droits ; & si mon raisonnement ne vaut rien, on me fera plaisir de m’en instruire.

LXXVI. Discours On voit généralement répandues par tout l’Univers certaines Coutumes qui ne découlent pas de la Raison, & qui ne sauroient être introduites non-plus par un consentement unanime de tous les Peuples de la Terre. On resteroit toujours embarassé sur l’origine de ces Coutumes, si on n’admettoit pas qu’elles ont pu passer par tradition, d’une seule famille dans toutes les Nations du Monde, qui n’en sont qu’autant de branches différentes. Les Sacrifices, par exemple, sont en usage chez tous les Peuples de l’Univers, à qui la Théologie révélée est entiérement inconnue. Tous les Idolâtres, qui sont si différens les uns des autres dans leur Culte religieux, se rencontrent pourtant dans la maniére d’offrir quelques sacrifices à leurs Divinités. Non seulement la Raison n’est pas le prémier principe de cet usage, puisqu’il est clair qu’il n’y a aucune relation entre le sang des Bêtes, & la colére d’une Divinité offensée : mais on ne sauroit comprendre même, que la pen-sée d’offrir des victimes aux Dieux, ait pu tomber dans l’esprit des Hommes. Le seul moyen de sortir d’embaras sur ce sujet, c’est de croire qu’un prémier Instituteur, d’une autorité très considérable, doit avoir établi l’usage des Sacrifices chez une Nation dont toutes les autres sont descendues. Si ce sentiment n’est pas d’une évidence convaincante, il est du moins d’une probabilité qui aproche fort de la démonstration, & il méne très naturellement à un prémier Etre, & à un prémier Homme. J’ose avancer encore, que la Coutume établie dans tout le Monde, de respecter les Vieillards plus que les autres hommes, est du même genre que l’usage des Sacrifices ; puisqu’on ne découvre dans la Raison aucun principe sûr dont cette coutume puisse découler. Il est certain que, selon le droit de la Nature & de la Raison, le seul motif de respecter quelqu’un, doit être la supériorité de son mérite ; & l’on ne sauroit jamais prouver que la Vieillesse, de sa propre nature, soit digne de quelque vénération. Il reste donc à examiner, si la supériorité du mérite doit se trouver dans la Vieillesse, plutôt que dans les autres saisons de la vie ; & c’est ce dont il me semble qu’on peut douter raisonnablement. Quand on veut fonder ses opinions sur la Raison seule, on est forcé de croire que c’est l’âge viril où le mérite est dans son plus grand jour, & que la vieillesse & la jeunesse sont à peu près également éloignées de cette espèce de degré de perfection. La Jeunesse est vive, impétueuse, toujours en proie aux déréglemens, abandonnée aux passions avec fureur : on peut dire que c’est une ivresse perpétuelle, ou pour s’exprimer avec Mr. de la Rochefoucaut, que c’est la fiévre de la Raison. Rarement on voit les Jeunes-gens s’apliquer à cultiver les facultés de leur esprit, & sur-tout celle de raisonner. Ils font d’ordinaire du plaisir, leur occupation, & de l’étude, un simple amusement. En récompense, quand ils s’apliquent à raisonner, ils reviennent facilement de leurs préjugés, qui n’ont pas encore eu le tems de jetter de profondes racines dans leur ame : indifférens en quelque sorte pour toutes les opinions, ils peuvent, par la droiture naturelle du bon-sens, adopter les sentimens les plus conformes à la Vérité. Les Vieillards n’ont pas ces passions vives & tumultueuses, qui ôtent à l’esprit la liberté d’agir ; mais la force de leur raison s’émousse, aussi-bien que la vivacité de leurs passions ; & la même létargie où tombent leurs desirs, s’étend aussi sur leur raisonnement. D’ailleurs, quand les gens d’un âge avancé ont pris dès leur jeunesse une mauvaise méthode de raisonner, ils s’y sont si bien affermis par une longue suite d’années, qu’il n’est pas possible qu’ils en reviennent. Plus on enchaîne d’idées à un faux principe, plus on s’éloigne de la Vérité : semblable à ceux qui s’écartent d’un bon chemin, & qui rendent leur égarement plus dangereux à mesure qu’ils avancent. Quelqu’opinion erronée que les Vieillards se soient rendue familiére, les preuves les plus convaincantes n’ont pas la force de leur dessiller les yeux. L’opiniâtreté est leur vice dominant ; & d’ordinaire ils font de leur âge un argument universel, par lequel ils prétendent terrasser tout ce que leur opposent ceux qui ont le bonheur d’avoir vécu moins de tems qu’eux. Un Homme d’âge pourroit-il se résoudre à changer de méthode, pour perdre dans un moment le fruit de toutes ses études, & pour redevenir écolier ? Il ne sauroit obtenir ce sacrifice de son amour-propre ; il aime bien mieux supposer une fois pour toutes, que les Jeunes-gens n’ont pas le sens-commun, & qu’il n’y a rien de si extravagant que de vouloir en savoir plus que ses Maîtres. Je conviens que l’expérience des Vieillards, est un grand avantage qu’ils ont sur les Jeunes-gens : mais il est sûr que pour recueillir quelque fruit de l’expérience, il faut qu’une pénétration vive, secondée d’un raisonnement étendu & exact, fasse valoir cette expérience, & lui donne son véritable prix. Lorsqu’on raisonne de travers sur les événemens de la vie, bien loin d’en devenir plus habile, on n’acquiert qu’une ignorance orgueilleuse ; en cela plus haïssable que l’ignorance des Jeunes-gens, qui d’ordinaire est accompagnée de quelque docilité. A l’égard de la Vertu, le grand âge n’a pas sur la jeunesse une supériorité aussi étendue qu’on le croit d’ordinaire. Il n’arrive que trop souvent que les Vieillards considérent comme une vertu, l’impossibilité d’être vicieux. Ils n’ont plus de desirs à combattre, & ils estiment cette inaction autant que la victoire la plus glorieuse qu’on puisse remporter sur un cœur déréglé, & sur un tempérament malheureux. Souvent encore on conserve dans la vieillesse des desirs impuissans, qu’on est au desespoir de ne pouvoir pas satisfaire ; souvent l’indignation d’un Vieillard contre les déréglemens de la Jeunesse, bien loin d’être une marque de vertu, n’est que l’effet d’une basse jalousie qu’excitent en son ame des plaisirs qu’il n’est plus en état de goûter. Il est vrai encore, que l’âge a des vices qui lui sont particuliérement affectés ; l’Avarice, par exemple. C’est toujours un défaut ridicule ; mais sur-tout c’est une extravagance inconcevable en ceux qui aiment les richesses pour les richesses mêmes, & qui portent des desirs violens vers un bien dont ils ne sauroient plus se servir, & dont la mort leur va bientôt arracher la possession. Ajoutons que l’amour-propre des Jeunes-gens est moins violent que celui des Vieillards ; c’est presque leur unique passion ; tous leurs autres desirs s’y perdent comme dans un goufre ; les panchans d’un Jeune-homme se répandent sur un nombre infini d’objets. Ceux des Vieillards au contraire sont tous concentrés en eux-mêmes. Plus ils sont prêts à se perdre, plus ils se deviennent précieux, & plus ils ont soin de leurs avantages & de leurs commodités. Souvent ils haïssent tout le monde, pour s’aimer davantage ; & d’ordinaire rien n’est plus dur & plus insensible, que le cœur d’une personne fort avancée en âge. Il ne pense qu’à lui-même, il ne parle que de lui-même, il croit tous les momens perdus où il s’occupe d’un autre objet que de lui. Il prétend même être aussi précieux aux autres qu’il l’est à lui-méme ; il leur dit ce qu’il est, ce qu’il fera, & sur-tout ce qu’il a été : ses rhumes, sa goute, sa foiblesse, sa diéte, tout cela lui paroit assez important pour occuper toute l’attention de ceux qu’il entretient. De ce prodigieux attachement pour lui-même découlent sa timidité, sa paresse, sa mauvaise humeur excitée à tous momens par les moindres sujets, en un mot ses maniéres odieuses, qu’il ne sauroit se résoudre à renfermer dans sa maison. Je conviens qu’un Vieillard raisonnable & vertueux est un trésor d’un prix infini. On peut trouver en lui une histoire vivante de son siécle. Il fait des événemens particuliers, qu’il accompagne de remarques curieuses que l’âge a meuries dans son esprit. Particuliérement ses préceptes sur la conduite des hommes, sont autant d’oracles dignes d’être reçus avec le plus profond respect. Satisfait de la maniére dont il a vécu, il ne regrette point le passé, il ne craint point l’avenir, & la tranquilité de son cœur rend son commerce doux & agréable. Mais les Vieillards de cet ordre sont si rares, qu’il n’est pas probable qu’ils ayent inspiré aux hommes ce respect, qu’on regarde d’ordinaire comme un hommage dû à un âge avancé. Les Jeunes-gens posés & les sages Vieillards, sont à peu près également rares dans la Société. Dans l’âge viril au contraire, la Raison est dans toute sa force ; les passions sans être éteintes, sont devenues dociles & traitables, & elles servent plus au mérite qu’elles n’y nuisent. On a dans cette saison de la vie toute la prudence qu’il faut pour projetter un dessein, & toute la vigueur nécessaire pour le bien exécuter. C’est donc à cet âge, plutôt qu’à tout autre, que la Raison dicte qu’il faut rendre le respect dû à la supériorité du mérite. D’où vient donc que généralement chez tous les Peuples on voit le contraire ? En voici, je crois, la seule raison. Au commencement du Monde, les Péres vivoient assez longtems pour se voir une nombreuse postérité, laquelle, fondés sur le plus naturel des droits, ils gouvernoient avec une puissance absolue. C’est-là sans doute la prémiére forme de Gouvernement qui a eu lieu chez les Hommes, qui se trouvoient tous égaux par le droit de la Nature. On a donc vu dans les prémiéres familles du Monde, l’autorité des Vieillards s’accroître avec leur âge, & le respect qu’on leur portoit s’accroître avec leur autorité. Les Hommes d’alors n’avoient d’autre Prince, ni d’autre Juge que le Chef de leur famil-le. Quand après cela les familles se sont étendues peu à peu sur la Terre, & qu’elles ont formé différentes Nations, l’idée de la vénérabilité des Vieillards a été perpétuée dans le Genre-humain par une tradition suivie, & les Péres l’ont prescrite à leurs enfans, comme une vérité incontestable ; d’autant plus qu’ils y trouvoient leur intérêt. Je serois fâché que mon opinion chagrinât les personnes d’âge ; je commence à avoir mes raisons pour ne leur pas disputer leurs droits ; & si mon raisonnement ne vaut rien, on me fera plaisir de m’en instruire.