LXXIII. Discours Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 26.11.2014 o:mws.3059 Justus Van Effen: Le Misantrope. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 254-261, Le Misantrope 2 032 1711-1712 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art France 2.0,46.0

LXXIII. Discours

Jusqu’à quel degré est-il permis de porter la Satyre ? Il est assez important de le déterminer.

Bien des gens s’imaginent qu’il suffit de briller dans ce genre d’écrire, & qu’une malice un peu outrée est fort pardonnable, pourvu qu’elle soit accompagnée d’un esprit vif & délicat.

Je suit <sic> fort éloigné de ce sentiment, & si ma conduite ne répond pas exactement à ce que je pense sur cette matiére, c’est par inadvertance, & nullement par un dessein prémédité de choquer mes propres maximes.

Pour ce qui regarde la Satyre qui roule sur les productions de l’esprit, je crois qu’on n’a qu’à profiter de ce qu’en dit Boileau dans la neuviéme Satyre, pour être sûr que tout Lecteur est en droit de dire son sentiment sur ce qu’il lit. Se faire imprimer, c’est reconnoître le Public pour son Juge compétent, & soumettre ses Ouvrages aux décisions de tout le monde.

D’ailleurs, cette sorte de Satyres rectifie le goût des Lecteurs & des Ecrivains, & elle sert de digue au déluge des mauvais Ecrits, qui sans elle inonderoit la République des Lettres.

Il faut seulement se garder de ne pas imi-ter certains Esprits altiers & bilieux, qui se déchaînent contre toutes sortes d’Ouvrages, quoiqu’ils en reconnoissent eux-mêmes le mérite. On diroit que leur réputation dépend de la ruïne de celle des autres, & que toutes les louanges qu’ils ôtent à autrui, sont ajoutées à celles qu’ils croient mériter eux-mêmes.

La critique qu’on exerce sur les Auteurs, doit être également équitable & judicieuse ; & l’on doit rendre justice à ceux qui sont dignes d’admiration, avec le même plaisir qu’on tourne en ridicule ceux qui par leurs fades Ouvrages rendent le nom d’Auteur méprisable.

Il n’est pas facile de pardonner à Boileau d’avoir souvent péché contre cette maxime, en décriant certains Ecrivains, que selon toutes les apparences il ne pouvoit qu’estimer.

Dans son Ode sur la Prise de Namur, il auroit attaqué Fontenelle même, si quelques amis sincéres ne l’en eussent détourné, comme d’un dessein plus pernicieux à sa propre réputation, qu’à celle de cet illustre Défenseur des Modernes.

En récompense, le mérite incontestable de Quinaut n’a pas pu se dérober aux railleries de ce Critique impitoyable, non plus que celui de Boursault, quoiqu’Ecrivain judicieux & bon Poëte.

On ne sauroit disputer ces titres à l’Auteur des Fables d’Esope, & d’Esope à la Cour, deux Piéces de Théatre, où l’imagination, le jugement, l’art, & l’esprit brillent de toutes parts. On peut dire même que ce sont des Ouvrages qui n’auroient pas fait tort à la réputation de Boileau, s’il en avoit été l’Auteur lui-même.

Quoiqu’il soit permis de censurer les Auteurs, il est vrai que c’est un moyen infaillible de s’engager dans des guerres éternelles avec ces Messieurs, qui n’entendent pas raillerie sur les productions chéries de leur esprit. Il vaut mieux certainement éviter de les choquer, & leur laisser faire & admirer impunément de mauvais Ecrits, que de s’attirer, de gayeté de cœur, un grand nombre d’ennemis implacables. Du moins si on ne peut pas résister à l’envie d’épancher sa haine contre un sot Livre, il est bon de cacher si bien son nom, que la bile des Ecrivains lésés ne puisse pas s’attacher sur un objet fixe, & qu’elle soit contrainte de s’évaporer en l’air.

Mais la Satyre qui regarde les Ecrits, n’est qu’une bagatelle au prix de celle qui touche les Mœurs.

La derniére intéresse tout autrement la probité d’un Ecrivain, & exige une bien plus grande précaution, pour qu’elle ne dégénére pas en médisance ; de la Satyre sur les mœurs à la médisance, il n’y a qu’un pas ; & la malice naturelle aux hommes, rend ce pas extrêmement glissant.

Il est d’abord hors de conteste qu’il est permis de décrier le Vice, & d’en dégoûter les hommes insensibles à ce qu’il y a de criminel, en leur y découvrant du ridicule, que tout le monde s’efforce également d’é-viter. C’est-là l’emploi ordinaire de la Satyre, quoiqu’elle attaque quelquefois le Vice sérieusement, & qu’on fasse des prédications dans les Satyres, comme on fait souvent des Satyres dans les Prédications. Mais pour rendre la Satyre utile, il faut, en attaquant le Vice, se garder soigneusement d’en faire paroître des traces dans ses Ecrits. On doit y faire sentir par-tout le caractére d’un sincére amateur de la Vertu, & d’un homme sérieusement animé contre la Corruption du Siécle.

Dès-qu’on voit un Auteur tirer ses Satyres d’un fond de malignité, dès-qu’il semble se faire un plaisir de la matiére que les Vices offrent à sa bile ; le dépit qu’on sent contre l’Ecrivain, nous empêche de faire attention à la bonté de ses maximes ; on croit que rien d’estimable ne sauroit sortir d’une source si impure.

Le moyen de lire avec fruit & sans indignation, les Satyres qui ont leur source dans la haine que leurs Auteurs ont conçue contre ceux qu’ils satyrisent ? Il semble qu’avoir le malheur de déplaîre à ces Messieurs, c’est acquérir tout d’un coup tous les défauts imaginables. Il est vrai que ces défauts disparoissent, dès-que la passion qui le faisoit naître vient à se calmer. Ces Satyres méprisables me font souvenir d’un Jésuite, dont Mr. Pascal parle dans ses Lettres Provinciales.

Ce Révérend Pére s’étoit mis dans l’esprit, qu’un Dominicain, Auteur d’un certain Livre, y avoit eu l’intention de décrier la Société. Fondé sur cette imagination, il profita de la Doctrine Jésuitique, qui permet de calomnier ses Ennemis, & publia dans un Ouvrage, que son prétendu Adversaire étoit Hérétique, souillé des crimes les plus abominables, & digne du feu. Quelques Amis communs intervinrent pour réconcilier ces Messieurs ; & le Dominicain, ayant protesté que la Société n’avoit pas été l’objet de ses censures, le Jésuite, content de cette satisfaction, lui dit qu’il le reconnoissoit pour Orthodoxe, très homme de bien, & digne de l’estime de tous les honnêtes gens. Il eut encore le front & la sottise de prier les témoins de cette affaire, de se souvenir de sa déclaration.

Je crois avoir dit ailleurs, qu’il est impossible de faire sur les mœurs & sur les maniéres, des censures qui portent coup, si on ne copie d’après nature certains Originaux, qui ne subsistent pas uniquement dans notre imagination. Mais il y a très peu de cas, où, sans se rendre coupable de médisance, on puisse nommer ceux qu’on satyrise. On est tout aussi criminel, en les désignant par des circonstances auxquelles tout le monde les peut reconnoître : nommer, ou désigner d’une maniére si particuliére, c’est dans le fond la même chose.

Un honnête homme doit mêler au caractére essentiel de ceux qu’il dépeint, des circonstances étrangéres, & s’efforcer à faire perdre la trace à la maligne curiosité des Lecteurs. Sur-tout faut-il prendre ces précautions, quand on attaque le ridicule de ceux à qui d’ailleurs on reconnoit un solide mérite, avec lequel le ridicule n’est pas toujours incompatible.

Il y a tant de travers dans la malignité de beaucoup de Lecteurs, que dès-qu’ils voient les maniéres d’un homme de mérite satyrisées avec raison, au-lieu de pardonner à son ridicule en faveur de ses bonnes qualités, ils enveloppent sous ce ridicule toute la pureté de ses mœurs, & toute la bonté de ses actions. Or un homme de probité doit respecter assez la Vertu pour la sauver du mépris, & pour la dérober aux bisares jugemens d’un Lecteur peu charitable. Il vaudroit infiniment mieux passer sous silence les défauts peu essentiels des gens vertueux, que de courir le moindre risque de les exposer à la risée d’un Railleur sans discernement, & sans goût pour le mérite.

On a beau déguiser ses portraits, dira-t-on, la malice des hommes ne perd pas pour cela ses droits. Si on les éloigne du véritable objet d’une Satyre, ils s’en dédommagent en l’appliquant à la prémiére personne qu’ils trouvent à propos, & ils assurent hardiment que c’est précisément elle qu’on a voulu caractériser. Cette considération ne devroit-elle pas détourner un honnête homme de la censure des mœurs, pour ne pas donner matiére à la médisance la plus envenimée ?

J’avoue que je ne suis pas de ce sentiment. Si on vouloit s’abstenir de tout ce qui peut nourrir la malignité des hommes, il faudroit rester toute sa vie dans le silence & dans l’inaction : rien de plus inventif, rien de plus ingénieux que la malice : elle trouve par-tout dequoi se donner carriére : si on l’arrête d’un côté, elle sait d’abord s’ouvrir un autre passage, & elle parvient à ses fins par les routes les plus impraticables.

Je sai bien que c’est raisonner de travers, que de dire : Si je ne suis pas cause d’un mot, ce mal ne laissera pas d’arriver d’une autre maniére, & ainsi je puis le causer sans crime. Mais je crois qu’on raisonne juste, en disant qu’il ne faut pas négliger l’utilité à laquelle on dirige ses actions, à cause d’un mal accidentel qui arriveroit tout-de-même, quand il ne seroit pas accompagné de cette utilité. Il me semble donc que puisque la Satyre ménagée avec prudence a une véritable utilité, il ne faut pas y renoncer par la crainte d’animer la médisance, qui ne feroit pas moins de ravages parmi les hommes, si personne n’en censuroit les mœurs.

De combien d’excellens Ouvrages cette précaution excessive n’auroit-elle pas privé le Public ? Elle nous auroit arraché des Comédies inimitables de Moliére, qui contiennent tant de préceptes salutaires, & qui même ont été d’un si grand fruit pour réformer les abus de la Cour & de la Ville. Le Théophraste de notre tems n’auroit pas continué à tracer ses caractéres admirables, où tous les hommes découvrent, comme dans un miroir sincére, leurs extravagances, s’il s’étoit laissé arrêter par les malignes applica-tions qu’on a faites de ses portraits. Ces Clés, aussi injurieuses à Mr. de la Bruyére même, qu’à ceux qu’elles rendent les originaux de ses images, ne l’ont point rebuté ; il a entassé leçon sur leçon, caractére sur caractére, sans s’attirer par-là l’indignation des honnêtes gens.

Ajoutons à toutes ces considérations, que l’utilité essentielle aux bonnes Satyres, est plus étendue & plus durable, que le mal qui n’en est qu’une suite accidentelle. En effet, les malignes interprétations qu’on en fait, ne font tort qu’à un petit nombre de personnes pendant un certain tems : au-lieu que toutes les Nations peuvent profiter des maximes que ces Satyres contiennent, & que les derniers neveux peuvent être corrigés par la censure des vices & des extravagances de leurs ancêtres.

LXXIII. Discours Jusqu’à quel degré est-il permis de porter la Satyre ? Il est assez important de le déterminer. Bien des gens s’imaginent qu’il suffit de briller dans ce genre d’écrire, & qu’une malice un peu outrée est fort pardonnable, pourvu qu’elle soit accompagnée d’un esprit vif & délicat. Je suit <sic> fort éloigné de ce sentiment, & si ma conduite ne répond pas exactement à ce que je pense sur cette matiére, c’est par inadvertance, & nullement par un dessein prémédité de choquer mes propres maximes. Pour ce qui regarde la Satyre qui roule sur les productions de l’esprit, je crois qu’on n’a qu’à profiter de ce qu’en dit Boileau dans la neuviéme Satyre, pour être sûr que tout Lecteur est en droit de dire son sentiment sur ce qu’il lit. Se faire imprimer, c’est reconnoître le Public pour son Juge compétent, & soumettre ses Ouvrages aux décisions de tout le monde. D’ailleurs, cette sorte de Satyres rectifie le goût des Lecteurs & des Ecrivains, & elle sert de digue au déluge des mauvais Ecrits, qui sans elle inonderoit la République des Lettres. Il faut seulement se garder de ne pas imi-ter certains Esprits altiers & bilieux, qui se déchaînent contre toutes sortes d’Ouvrages, quoiqu’ils en reconnoissent eux-mêmes le mérite. On diroit que leur réputation dépend de la ruïne de celle des autres, & que toutes les louanges qu’ils ôtent à autrui, sont ajoutées à celles qu’ils croient mériter eux-mêmes. La critique qu’on exerce sur les Auteurs, doit être également équitable & judicieuse ; & l’on doit rendre justice à ceux qui sont dignes d’admiration, avec le même plaisir qu’on tourne en ridicule ceux qui par leurs fades Ouvrages rendent le nom d’Auteur méprisable. Il n’est pas facile de pardonner à Boileau d’avoir souvent péché contre cette maxime, en décriant certains Ecrivains, que selon toutes les apparences il ne pouvoit qu’estimer. Dans son Ode sur la Prise de Namur, il auroit attaqué Fontenelle même, si quelques amis sincéres ne l’en eussent détourné, comme d’un dessein plus pernicieux à sa propre réputation, qu’à celle de cet illustre Défenseur des Modernes. En récompense, le mérite incontestable de Quinaut n’a pas pu se dérober aux railleries de ce Critique impitoyable, non plus que celui de Boursault, quoiqu’Ecrivain judicieux & bon Poëte. On ne sauroit disputer ces titres à l’Auteur des Fables d’Esope, & d’Esope à la Cour, deux Piéces de Théatre, où l’imagination, le jugement, l’art, & l’esprit brillent de toutes parts. On peut dire même que ce sont des Ouvrages qui n’auroient pas fait tort à la réputation de Boileau, s’il en avoit été l’Auteur lui-même. Quoiqu’il soit permis de censurer les Auteurs, il est vrai que c’est un moyen infaillible de s’engager dans des guerres éternelles avec ces Messieurs, qui n’entendent pas raillerie sur les productions chéries de leur esprit. Il vaut mieux certainement éviter de les choquer, & leur laisser faire & admirer impunément de mauvais Ecrits, que de s’attirer, de gayeté de cœur, un grand nombre d’ennemis implacables. Du moins si on ne peut pas résister à l’envie d’épancher sa haine contre un sot Livre, il est bon de cacher si bien son nom, que la bile des Ecrivains lésés ne puisse pas s’attacher sur un objet fixe, & qu’elle soit contrainte de s’évaporer en l’air. Mais la Satyre qui regarde les Ecrits, n’est qu’une bagatelle au prix de celle qui touche les Mœurs. La derniére intéresse tout autrement la probité d’un Ecrivain, & exige une bien plus grande précaution, pour qu’elle ne dégénére pas en médisance ; de la Satyre sur les mœurs à la médisance, il n’y a qu’un pas ; & la malice naturelle aux hommes, rend ce pas extrêmement glissant. Il est d’abord hors de conteste qu’il est permis de décrier le Vice, & d’en dégoûter les hommes insensibles à ce qu’il y a de criminel, en leur y découvrant du ridicule, que tout le monde s’efforce également d’é-viter. C’est-là l’emploi ordinaire de la Satyre, quoiqu’elle attaque quelquefois le Vice sérieusement, & qu’on fasse des prédications dans les Satyres, comme on fait souvent des Satyres dans les Prédications. Mais pour rendre la Satyre utile, il faut, en attaquant le Vice, se garder soigneusement d’en faire paroître des traces dans ses Ecrits. On doit y faire sentir par-tout le caractére d’un sincére amateur de la Vertu, & d’un homme sérieusement animé contre la Corruption du Siécle. Dès-qu’on voit un Auteur tirer ses Satyres d’un fond de malignité, dès-qu’il semble se faire un plaisir de la matiére que les Vices offrent à sa bile ; le dépit qu’on sent contre l’Ecrivain, nous empêche de faire attention à la bonté de ses maximes ; on croit que rien d’estimable ne sauroit sortir d’une source si impure. Le moyen de lire avec fruit & sans indignation, les Satyres qui ont leur source dans la haine que leurs Auteurs ont conçue contre ceux qu’ils satyrisent ? Il semble qu’avoir le malheur de déplaîre à ces Messieurs, c’est acquérir tout d’un coup tous les défauts imaginables. Il est vrai que ces défauts disparoissent, dès-que la passion qui le faisoit naître vient à se calmer. Ces Satyres méprisables me font souvenir d’un Jésuite, dont Mr. Pascal parle dans ses Lettres Provinciales. Ce Révérend Pére s’étoit mis dans l’esprit, qu’un Dominicain, Auteur d’un certain Livre, y avoit eu l’intention de décrier la Société. Fondé sur cette imagination, il profita de la Doctrine Jésuitique, qui permet de calomnier ses Ennemis, & publia dans un Ouvrage, que son prétendu Adversaire étoit Hérétique, souillé des crimes les plus abominables, & digne du feu. Quelques Amis communs intervinrent pour réconcilier ces Messieurs ; & le Dominicain, ayant protesté que la Société n’avoit pas été l’objet de ses censures, le Jésuite, content de cette satisfaction, lui dit qu’il le reconnoissoit pour Orthodoxe, très homme de bien, & digne de l’estime de tous les honnêtes gens. Il eut encore le front & la sottise de prier les témoins de cette affaire, de se souvenir de sa déclaration. Je crois avoir dit ailleurs, qu’il est impossible de faire sur les mœurs & sur les maniéres, des censures qui portent coup, si on ne copie d’après nature certains Originaux, qui ne subsistent pas uniquement dans notre imagination. Mais il y a très peu de cas, où, sans se rendre coupable de médisance, on puisse nommer ceux qu’on satyrise. On est tout aussi criminel, en les désignant par des circonstances auxquelles tout le monde les peut reconnoître : nommer, ou désigner d’une maniére si particuliére, c’est dans le fond la même chose. Un honnête homme doit mêler au caractére essentiel de ceux qu’il dépeint, des circonstances étrangéres, & s’efforcer à faire perdre la trace à la maligne curiosité des Lecteurs. Sur-tout faut-il prendre ces précautions, quand on attaque le ridicule de ceux à qui d’ailleurs on reconnoit un solide mérite, avec lequel le ridicule n’est pas toujours incompatible. Il y a tant de travers dans la malignité de beaucoup de Lecteurs, que dès-qu’ils voient les maniéres d’un homme de mérite satyrisées avec raison, au-lieu de pardonner à son ridicule en faveur de ses bonnes qualités, ils enveloppent sous ce ridicule toute la pureté de ses mœurs, & toute la bonté de ses actions. Or un homme de probité doit respecter assez la Vertu pour la sauver du mépris, & pour la dérober aux bisares jugemens d’un Lecteur peu charitable. Il vaudroit infiniment mieux passer sous silence les défauts peu essentiels des gens vertueux, que de courir le moindre risque de les exposer à la risée d’un Railleur sans discernement, & sans goût pour le mérite. On a beau déguiser ses portraits, dira-t-on, la malice des hommes ne perd pas pour cela ses droits. Si on les éloigne du véritable objet d’une Satyre, ils s’en dédommagent en l’appliquant à la prémiére personne qu’ils trouvent à propos, & ils assurent hardiment que c’est précisément elle qu’on a voulu caractériser. Cette considération ne devroit-elle pas détourner un honnête homme de la censure des mœurs, pour ne pas donner matiére à la médisance la plus envenimée ? J’avoue que je ne suis pas de ce sentiment. Si on vouloit s’abstenir de tout ce qui peut nourrir la malignité des hommes, il faudroit rester toute sa vie dans le silence & dans l’inaction : rien de plus inventif, rien de plus ingénieux que la malice : elle trouve par-tout dequoi se donner carriére : si on l’arrête d’un côté, elle sait d’abord s’ouvrir un autre passage, & elle parvient à ses fins par les routes les plus impraticables. Je sai bien que c’est raisonner de travers, que de dire : Si je ne suis pas cause d’un mot, ce mal ne laissera pas d’arriver d’une autre maniére, & ainsi je puis le causer sans crime. Mais je crois qu’on raisonne juste, en disant qu’il ne faut pas négliger l’utilité à laquelle on dirige ses actions, à cause d’un mal accidentel qui arriveroit tout-de-même, quand il ne seroit pas accompagné de cette utilité. Il me semble donc que puisque la Satyre ménagée avec prudence a une véritable utilité, il ne faut pas y renoncer par la crainte d’animer la médisance, qui ne feroit pas moins de ravages parmi les hommes, si personne n’en censuroit les mœurs. De combien d’excellens Ouvrages cette précaution excessive n’auroit-elle pas privé le Public ? Elle nous auroit arraché des Comédies inimitables de Moliére, qui contiennent tant de préceptes salutaires, & qui même ont été d’un si grand fruit pour réformer les abus de la Cour & de la Ville. Le Théophraste de notre tems n’auroit pas continué à tracer ses caractéres admirables, où tous les hommes découvrent, comme dans un miroir sincére, leurs extravagances, s’il s’étoit laissé arrêter par les malignes applica-tions qu’on a faites de ses portraits. Ces Clés, aussi injurieuses à Mr. de la Bruyére même, qu’à ceux qu’elles rendent les originaux de ses images, ne l’ont point rebuté ; il a entassé leçon sur leçon, caractére sur caractére, sans s’attirer par-là l’indignation des honnêtes gens. Ajoutons à toutes ces considérations, que l’utilité essentielle aux bonnes Satyres, est plus étendue & plus durable, que le mal qui n’en est qu’une suite accidentelle. En effet, les malignes interprétations qu’on en fait, ne font tort qu’à un petit nombre de personnes pendant un certain tems : au-lieu que toutes les Nations peuvent profiter des maximes que ces Satyres contiennent, & que les derniers neveux peuvent être corrigés par la censure des vices & des extravagances de leurs ancêtres.