Le Misantrope: LXXII. Discours

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LXXII. Discours

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L’Ingratitude est sans doute le vice le plus caracterisé d’une ame lâche & servile : mais on peut dire que ce défaut a autant son principe dans la conduite des Bienfaiteurs, que dans le cœur bas de ceux qu’ils obligent. Il y a des personnes dont la charité est cruelle, & dont les bienfaits sont offensans, par la maniére dont ils les dispensent. Lysandre tombé dans la pauvreté s’adresse à son ami Clyton, dont le secours peut facilement le tirer de sa misére. Clyton écoute, d’un front sourcilleux, la demande de cet infortuné ; il lui donne tout le loisir d’entrer dans le détail de son malheur, & d’employer toutes les raisons qu’il croit nécessaires pour porter son ami à la pitié. Il prend enfin la parole d’un air sévére, & s’érigeant en juge de la conduite de Lysandre, il lui reproche que son imprudence est l’unique cause de son infortune. On ne doit point avoir pitié, dit-il, de ceux qui sont les artisans de leurs propres malheurs, c’est les obliger véritablement, que de leur laisser sentir les effets de leurs folies, afin que leur expérience les porte à une conduite plus raisonnable. Après cette morale hors d’œuvre, il renvoie son ami en lui refusant son assistance. Lysandre redouble ses priéres, il en vient jusqu’aux bassesses ; & écoutant plutôt sa nécessité que sa conscience, il demande pardon d’une conduite qu’il pourroit excuser par des raisons incontestables. Enfin, Cliton se laisse arracher quelque assistance ; mais il capitule avec son ami, & lui donne le moins de secours qu’il peut. Il ajoute encore, que l’argent dont il l’assiste est bien hasardé, & qu’il le compte déja perdu. C’est ainsi qu’il congédie le malheureux Lysandre, plus mortifié par ses maniéres d’agir rudes & injurieuses, qu’obligé du bienfait qu’il en a extorqué. Je laisse à part l’inhumanité qu’il y a dans une assistance accordée de la sorte ; je veux faire voir seulement combien il y a d’impertinence & de travers d’esprit dans cette dureté. Cliton savoit le triste état de Lysandre, avant qu’il en fût importuné pour le secourir ; il prévoyoit qu’il s’adresseroit à lui ; & même il avoit déja résolu de l’assister. Que ne devançoit-il ses priéres pour le consoler dans son malheur, & pour lui offrir, de son propre mouvement, le même secours qu’il lui a fait acheter par des bassesses ? Il n’y a que le bienfait qui coute, & en l’accompagnant de maniéres obligeantes, on ne sauroit perdre que la réputation d’homme rude & d’ami peu sensible. Je soutiens qu’obliger à la maniére de Cliton , c’est ne mériter aucune reconnoissance. Etre reconnoissant, n’est pas justement rendre bienfait pour bienfait, c’est plutôt sentir qu’agir ; & cette vertu consiste proprement dans la tendre amitié qu’excite dans nos cœurs, la généreuse tendresse de celui qui nous oblige. Par conséquent, il est bien vrai qu’il faut toujours s’acquiter d’un bienfait comme d’une dette qu’on a contractée ; mais on ne doit point une tendresse reconnoissante, à celui qui ne nous oblige point par tendresse. Le service qu’on rend, est le prix du service qu’on a reçu ; mais l’amitié de celui qu’on oblige, est le prix de l’amitié que lui témoigne son Bienfaiteur. Philémon contribue d’une autre maniére à l’ingratitude de ceux qui lui ont obligation. Le desintéressement paroit régner absolument dans les services qu’il rend à un grand nombre de personnes ; il n’attend pas qu’on vienne implorer son secours ; il s’efforce à déterrer les misérables, pour leur dispenser ses bienfaits. Mais c’est son humeur impérieuse qui le pousse à cette charité apparente, & la Vertu n’y a point de part. Recevoir un bienfait de lui, c’est lui vendre sa liberté. Il ne tâche de s’acquérir, par ses trésors, un droit de tiranniser des malheureux, qu’il ne tire de leur misére que pour les plonger dans une misére plus grande. Il lui faut des gens assidus à lui faire leur cour, qui aplaudissent à son humeur bisarre, & qui deviennent, en dépit de leur vertu, les instrumens de ses injustices. Il veut régner en Souverain sur leurs actions, sur leurs mœurs, sur leurs sentimens, & leur faire sentir toujours que c’est à lui qu’ils sont redevables de leur fortune. C’est lui faire un sensible déplaisir, que de s’acquiter des bienfaits qu’on en a reçus. Il regarde ceux qui ont un pareil dessein comme autant d’esclaves fugitifs, & il les punit en resserrant leurs liens par des obligations nouvelles. C’est un malheur fort supportable, dit un célébre Ecrivain, d’obliger un Ingrat ; mais rien n’est plus chagrinant, que d’être obligé à un malhonnête homme. Rien de plus sensé que cette maxime. Si un homme qu’on oblige ne veut pas répondre à nos bontés, son ingratitude n’est pas sur notre compte ; nous pouvons nous consoler de sa lâcheté, par la satisfaction d’avoir fait notre devoir à son égard. Il y a du travers d’esprit à s’allarmer si fort de la conduite d’un Ingrat ; souvent même c’est une marque qu’on n’a été généreux que par intérêt, & que nos bienfaits n’ont eu leur principe que dans l’espoir de la récompense. Mais quel chagrin, quel embarras ne traîne pas après elle l’obligation qu’on a à un homme sans probité ? La reconnoissance nous oblige à l’aimer & à le soutenir ; la justice nous porte à haïr ses vices & à s’opposer à ses mauvaises actions ; & si une raison éclairée voit aisément à quoi elle doit se déterminer, le cœur a bien de la peine à se soumettre à son empire. Rien n’est plus difficile à un homme généreux, que de prendre le parti de la justice contre ceux qui l’ont protégé ; & la crainte de passer pour ingrat a tant de pouvoir sur les belles ames, que c’est quelquefois le comble de la force d’esprit que d’oser se déclarer contre son Bienfaiteur.

Metatextualidade

On pourra tirer encore quelques maximes sur la maniére d’obliger, de la Fable suivante.

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Fábula

Metatextualidade

Le Loup et le Mouton
Fable.

Citação/Lema

Un Animal, Loup de naissance, Et Brigand de profession,
Nommé Glouton,
Dans une Bergerie ayant pris sa pitance,
C’est-à-dire, rempli sa pance,
Pour boire, vers un puits courut d’un pas hâté ;
Mais jusqu’au fond des eaux il fut précipité,
Dupe de son avidité.
Pour en sortir perdant sa peine,
Quoiqu’il fît maint & maint effort,
De ses cris douloureux il remplissoit la plaine,
En disant, au secours, je me meurs, je suis mort :
Tout comme s’il avoit des Amis par douzaine.
Messieurs les Loups n’en ont pas à foison.
A ces cris vint Robin Mouton.
A mon avis la Bête infortunée.
Fut dans ce lieu par son astre entraînée :
Il reconnut son ennemi Glouton ;
Et quoiqu’il n’eût point l’ame noire,
S’il en fut bien fâché l’on peut assez le croire.
Pour insulter à son malheur,
Il prit du moins un ton railleur.
(Le plus niais se croit grand maître en raillerie)
Ah ! serviteur, dit-il, à votre Seigneurie ;
Que vous êtes bien-là jusques au col dans l’eau !
Quelle fortune ! Aucun Agneau
Ne peut troubler ici votre boisson chérie.
De votre naturel humain,
Et de votre rare clémence,
Vous recevez une ample récompense :
Oh ! que c’est bien fait au Destin.
Ne raillons point, Ami Robin,
Lui dit le Loup ; car de ma vie
De railler je n’eus moins envie.
Dans la fleur de mes ans devrai-je ainsi mourir.
De toute la race Moutonne,
Vous êtes, je le sai, la meilleure personne ;
Magnanime Robin, daignez me secourir,
Je fus toujours de votre espéce
Grand ennemi, je le confesse :
Mais sauver les jours d’un Ami,
Ce n’est qu’avoir le cœur noble à demi ;
Et vous méritez bien la gloire
D’avoir sauvé votre ennemi.
Par un acte si beau vous vivrez dans l’Histoire,
Moi Loup j’en suis garant. Ah, Monsieur le Voleur,
Vous voilà donc Prédicateur,
Reprit Robin, votre langue éloquente
Peut aller aux Enfers haranguer Radamante.
Mes Fréres sont par vous autrefois déchirés,
Et mes Agneaux depuis peu dévorés :
A mon avis cette fraîche curée
A besoin de liqueur pour être digérée.
Mouton sensé ne sauva jamais Loup,
Vous avez trop mangé pour ne pas boire un coup.
Bon soir. Ah ! dit le Loup, quelle est votre rudesse ?
Mouton peut-il avoir une ame si tigresse ?
Par pitié sauvez-moi, ce signalé bienfait
Sera mis à gros intérêt.
Je veux faire avec vous une ferme alliance ;
Des vôtres & de vous je prendrai la défense ;
Et malheur à tous Louveteaux,
S’ils offensent jamais Messeigneurs vos Agneaux.
Vous ne vous rendez point ? Ecoutez-moi de grace,
Dans un antre ici près je réserve un trésor ;
De tout Mouton par moi tué de votre race
Vous recevrez le pesant d’or
Que l’avarice
Est un sot vice !
Quoiqu’on l’ai dit souvent, je le répéte encor.
Robin fermoit l’oreille à la cajollerie ;
Mais lâchement il l’ouvre à l’espoir du profit,
Et va sauver, en Mouton sans esprit,
La peste de la Bergerie. De vous déduire le moyen
Qu’il mit en œuvre, Esope n’en dit rien,
Et je trouve à propos d’imiter son silence.
Disons plutôt qu’au-lieu de récompense
Robin fut croqué par Glouton,
Qui dit au malheureux Mouton :
Loup sensé n’a jamais épargné votre engeance :
Après avoir bien bu, sachez, pauvre niais,
Qu’on doit manger sur nouveaux frais.
On peut aprendre en cette Fable,
Que d’un Ennemi méprisable,
Souvent dans la misére on brigue la faveur.
Après cela, que le malheur
Du plus grand idiot peut faire un Orateur.
Mais sur-tout, qu’obliger par intérêt, dispense
De la reconnoissance.
En qualté de Loup Glouton eut-il grand tort,
Si du lâche Robin punissant la folie,
Par intérêt il a donné la mort
A qui pour son profit lui conservoit la vie ?