Le Misantrope: LXXI. Discours
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LXXI. Discours
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Dussai-je démentir mon nom de
Misantrope, je prétens faire voir que les Hommes ne sont pas si
corrompus qu’on le croit d’ordinaire, & que
c’est injustement qu’on attribue leurs meilleures actions aux
sources impures d’un lâche Amour-propre, & d’un Intérêt
grossier. C’est illustre Mr. de la Rochefoucault, qui dans ses
Maximes a donné le plus d’étendue & de force à ce sentiment
peu charitable : on l’a trouvé vrai dans plusieurs exemples ;
& ce demi-vrai joint à la nouveauté de cette opinion, &
au mérite de son Auteur, l’ont fait recevoir presque
universellement. Je sai que par l’Intérêt ce grand Homme
n’entend pas simplement un Intérêt d’avarice, mais l’Utilité en
général, à laquelle il prétend que les Hommes raportent toutes
leurs actions. Cette opinion a un sens véritable, mais ce n’est
pas celui de Mr. de la Rochefaucault : il parle d’une Utilité
grossiére, qu’on ne sauroit avoir en vue sans saper la Vertu par
ses fondemens ; & non pas de cet Intérêt délicat &
raisonnable, qui consiste dans la satisfaction intérieure que la
Vertu produit dans l’ame des Vertueux. L’amour de la Justice, à
son avis, n’est qu’une crainte d’être injustement traité par les
autres. La Reconnoissance n’est qu’un desir de paroître
reconnoissant, ou de recevoir des bienfaits d’une plus grande
importance. La Sobriété est l’amour de la santé, ou
l’impuissance de manger beaucoup. La Modération est la langueur
& la paresse de l’ame, & non pas un effort de la Raison
par lequel on sait tenir ses desirs en bride. La
Constance dans l’adversité, est l’abattement d’un esprit étourdi
de son malheur. Enfin, selon Mr. de la Rochefoucault, toutes les
actions qu’on nomme vertueuses, sont des actions réellement
mauvaises ou indifférentes, auxquelles l’amour-propre sait
ménager adroitement les aparences de la Vertu. Je suis bien sûr
qu’il a tout une autre opinion des Vertus Chrétiennes ; mais son
sentiment ne m’en paroit pas plus soutenable à l’égard de ces
actions vertueuses qui ont leur source dans l’Humanité &
dans la Raison. Ces actions bonnes extérieurement, & dont la
bonté intérieure est ici en question, peuvent être distinguées
en actions purement machinales, & en actions auxquelles la
Raison porte la volonté, après avoir réfléchi sur le parti qu’il
y avoit à prendre. Personne ne me contestera qu’il n’y ait de
bonnes qualités qui ne sont que des Passions heureuses, &
qui devancent la réflexion, pour pousser les Hommes à l’utilité
de leur Prochain. Fort souvent on aime & l’on exerce la
justice, par une espéce de sympathie naturelle avec ce qui est
juste : tout comme il y a des personnes qui par un effet de leur
naturel aiment l’ordre & l’arrangement, & qui sentent
leur cœur se révolter contre le desordre. Il en est de-même de
la Charité : bien des gens pratiquent cette Vertu, parce qu’ils
sont nés pitoyables, sans qu’ils songent seulement aux malheurs
qui leur pourroient arriver à euxmêmes : il n’y
a-que les hommes naturellement durs qu’il faut porter à la
pitié, en leur faisant jetter les yeux sur le besoin qu’ils
pourroient avoir un jour du secours des autres : On me dira que
la Veutu ne sauroit avoir lieu dans ces sortes d’actions ;
puisque loin de découler du raisonnement, elles ont leur
principe dans un instinct semblable à celui qui porte les Brutes
à nourrir & à défendre leurs petits. J’en conviens, mais il
est sûr aussi que l’intérêt n’est pas le motif de ces actions :
puisque raporter quelque chose à son utilité, suppose du
raisonnement & de la réflexion. A l’égard de ces mêmes
actions, lorsque la Raison en est le seul principe, je ne vois
pas qu’on ne puisse être juste, reconnoissant, charitable, par
le seul motif de satisfaire à son devoir, & d’entretenir,
par la pratique de ces vertus, le bonheur & la tranquilité
dans la Société humaine. Il suffit d’être homme de probité sans
être Chrétien, pour sentir qu’une Raison éclairée est capable
d’un pareil desintéressement, & que les Payens en ont pu
être susceptibles. On suppose que toutes leurs vertus ont été
fausses, & que l’amour de la Réputation en a été l’unique
motif ; mais on ne le prouve pas. Aussi n’y a-t-il aucune source
dont on puisse tirer des preuves, pour faire voir que des gens
instruits de l’existence d’un Etre parfait, n’ont pas pu diriger
leurs actions au bonheur de lui plaîre en obéissant à ses Loix.
Mon sentiment n’est pas que l’Amour-propre
n’entre point-du-tout dans les actions machinales &
raisonnées dont je viens de parler. Il y entre sans doute, mais
non pas d’une maniére à en ternir l’éclat. Ceux qui sont
charitables par tempérament, ne se laisseroient pas entraîner à
leur pitié, si leur cœur ne pâtissoit du trouble où le malheur
du prochain les jette, & si le calme ne rentroit dans leur
ame, quand ils ont satisfait à cette espéce de passion. Ceux qui
sont justes par Raison, ne suivroient pas leurs lumiéres, si la
persuasion d’être vertueux étoit stérile en plaisirs, & si
la plus douce & la plus sensible joie de l’ame n’étoit pas
une récompense certaine de la Vertu. Mais cet Amour-propre, bien
loin d’être blâmable, est le fondement de la Vertu : & si la
Vertu n’avoit aucun raport à notre utilité, si elle étoit
incapable de nous procurer aucun bien, elle ne seroit pas un
bien elle-même, on ne pourroit pas dire qu’elle est estimable
& digne de notre amour. La Vertu n’est qu’un Amour-propre
qui raisonne juste. C’est cette force d’esprit, qui dissipant
les ténébres de la prévention, sacrifie des intérêts grossiers
& extérieurs à une utilité intérieure & délicate. Les
aplaudissemens que la Raison se donne quand elle est contente
d’elle-même, la sérénité que la bonne conscience fait naître
dans une ame vertueuse, voilà ce qui rend la Vertu digne de
notre attachement ; & plus on a le goût de ces
plaisirs, plus on est propre à contribuer à la félicité des
autres hommes. Cet Amour-propre, délicat & raisonnable,
n’influe pas seulement sur les vertus jusqu’auxquelles l’homme
se peut élever par ses propres forces, il est même inséparable
de la Vertu Chrétienne, qu’une Grace incompréhensible dans ses
opérations crée dans nos cœurs. Le Christianisme perfectionne
l’Humanité, & ne la détruit pas ; & quand on est
Chrétien, on ne cesse pas d’être une substance intelligente. Or
il est contradictoire, à mon avis, de former l’idée d’un Etre
intelligent, capable de réfléchir sur soi-même, & de croire
qu’un pareil Etre puisse être indifférent à soi-même. Penser
& ne se pas aimer, me paroissent des choses absolument
incompatibles. Ajoutons qu’un Etre indifférent à soi-même ne
sauroit être susceptible de Vertu, dans quelque Systême qu’on
puisse le concevoir. Supposons cet Etre convaincu qu’il doit à
son Créateur un amour pur & sans aucun mêlange d’intérêt,
quel motif pourra le pousser à s’acquiter de ce devoir
chimérique, s’il est indifférent d’être vertueux & de ne
l’être pas ? & son devoir ne lui sera pas plus cher que son
bonheur. Il faut n’avoir jamais réfléchi murement sur la nature
de l’Amour-propre, pour s’imaginer que la Vertu puisse subsister
sans lui. Si nous voulons combattre l’Amour-propre, c’est lui-même qui nous inspire ce dessein, & qui se
déclare la guerre à lui-même ; ce n’est que sous ses propres
étendarts qu’on remporte la victoire sur lui. Si nous
réuississons à le détruire, il renaît de sa ruïne, par la
satisfaction de s’être ruïné ; mais il en renaît pur,
raisonnable, & digne de l’excellence de notre nature. Je
pourrois confirmer, par des raisons tirées de la Théologie
révélée, ce que je viens de soutenir touchant les liaisons
nécessaires qu’il y a entre la Vertu & un Amour bien entendu
de soi-même ; mais aparemment on ne pardonneroit pas à des
preuves de cette nature, de paroître dans une feuille volante.
Disons plutôt un mot touchant la question suivante. Est-il
permis à l’Amour-propre de ne se pas contenter des plaisirs
intérieurs qui suivent la Vertu, & de chercher dans
l’aprobation des hommes de quoi se nourrir, & de quoi se
plaîre ? Je crois qu’il n’en faut pas douter. Nous sommes unis
trop étroitement avec nos prochains, pour que leur estime puisse
ne nous toucher en aucune maniére. Le grand édifice de la
Société a besoin, pour demeurer ferme, de l’estime & de la
tendresse mutuelle de ceux qui le composent. Si la Vertu n’avoit
pas quelque ardeur à se répandre au dehors, & à se faire
aplaudir, ce desintéressement rigide ne pourroit que nuire à la
Sociabilité, sur laquelle est fondé le bien de tout le
Genre-humain. Ajoutons qu’aimer quelqu’un & ne se pas soucier de lui plaîre sont des choses qui ne
sauroient guéres subsister ensemble. L’estime de ceux qui ne
nous sont pas indifférens, ne peut pas nous être indifférente.
Il faut seulement se précautionner contre une excessive soif de
Réputation, & ne la briguer jamais par des voies illicites.
C’est des mains de la Vertu seule, qu’il nous est permis de
recevoir l’estime des hommes. La plus grande louange que Saluste
donne au mérite de Caton, c’est qu’il aimoit mieux être vertueux
que le paroître. C’est aussi ce qui fait le caractére essentiel
de la véritable Vertu. Il faut toujours préférer la réalité de
la Vertu, à la réputation d’en avoir ; le plaisir d’être estimé,
doit toujours céder au bonheur d’être estimable. Il arrive
souvent qu’on acquiert de la réputation aux dépens de la Vertu ;
& il est plus difficile qu’on ne pense, d’être
universellement estimé, & d’avoir un solide mérite. Par
conséquent, quand il faut opter entre le Mérite & la
Réputation, un homme de probité doit sacrifier hardiment
l’estime des hommes au plaisir intérieur de la mériter. Mais
aussi c’est une vanité louable, & nullement contraire à
l’humilité Chrétienne, de préférer à tout le bonheur de plaîre à
son prochain, pourvu que ce bonheur soit subordonné à la
satisfaction de ne se point écarter de son devoir, & de
plaîre par-là à celui qui nous a donné la Raison pour guide de
notre conduite.