Le Misantrope: LXX. Discours
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LXX. Discours
Livello 2
J’ai réfléchi souvent sur le différent
tour d’esprit des Hommes & des Femmes, & il m’a paru
qu’il en est à peu près du génie des deux sexes, comme de leur
corps. Nous avons d’ordinaire le corps plus grand & plus
majestueux, les Femmes l’ont plus gracieux & plus aimable ;
nos mouvemens sont plus vigoureux, mais ils sont plus
contraints, & les nerfs & les muscles rendent nos
efforts sensibles. Les mouvemens des Femmes, au contraire, ont
moins de vigueur, mais ils ont quelque chose de
plus délicat & de plus aisé. La cause de cette différence
n’est qu’en partie dans le naturel des deux sexes ; leur
éducation y contribue beaucoup ; & si l’esprit & le
corps des Femmes étoient faits au travail comme les nôtres, il
est apparent qu’aux dépens d’une partie de leur délicatesse,
elles acquéreroient plus de force & plus de vigueur. Pour
faire sentir la justesse de ma comparaison, je suivrai le génie
différent des deux sexes dans toutes les opérations de
l’esprit ; & je ferai voir que si notre génie l’emporte sur
celui des Femmes pour la grandeur & pour l’élevation, nous
leur sommes inférieurs pour la grace & pour la délicatesse.
Je crois d’abord que les Femmes ne nous valent pas pour la force
du raisonnement. Leur esprit est trop foible pour s’attacher à
l’examen sévére de chaque proposition dont un raisonnement est
composé, & pour s’entretenir dans une activité égale, en
allant du principe jusqu’à la conclusion. Elles sont plus
propres à suivre le raisonnement d’un autre, qu’à raisonner de
leur propre fond. Leur raison peut se laisser conduire par celle
d’un habile homme, qui remontant à la source d’une maxime reçue,
en découvre la fausseté ; mais rarement s’aviseront-elles de
révoquer en doute, de leur propre mouvement, ce qu’elles verront
croire à tout le monde. Si j’ose m’exprimer ainsi,
leur raison est trop poltronne pour se fier sur ses propres
forces. D’ailleurs, c’est plutôt leur cœur qui croit, que leur
esprit ; & elles sont plutôt convaincues par celui qui
raisonne, que par ses raisonnemens. Toujours portées à adopter
les Systêmes de ceux qu’elles estiment, elles changent souvent
de sentimens en changeant d’amis. En un mot, leur raison est
trop paresseuse & trop esclave de l’opinion, pour faire de
grands progrès dans la recherche de la Vérité. La force du
raisonnement & la richesse de l’imagination sont en quelque
sorte incompatibles. Plus on cultive la raison, plus on
s’accoutume à écarter un grand nombre d’images, pour ne
conserver que celles qui sont absolument nécessaires ; & ces
images souvent écartées, perdent à la fin l’habitudé de
s’offrir. C’est conformément à cette vérité, que les Femmes ont
l’imagination plus étendue & plus vive que les Hommes,
qu’elles triomphent dans toutes les matiéres où il faut plutôt
imaginer que penser. Les Romans, les Historiettes, & les
Nouvelles, sont beaucoup plus de leur ressort que du nôtre ;
& en général une Femme d’esprit a le don de narrer mieux
qu’un Homme, quelque spirituel qu’il soit. Elle laisse agir son
imagination seule, qui dépeint les choses plus ou moins
fortement, selon qu’elle a été plus ou moins frappée. Il n’y a
dans ce qu’elle raconte, rien de sec, de forcé, de trop
méthodique. Les liaisons en sont imperceptibles,
& les écarts qu’elle se donne, raménent au sujet d’une
maniére inconcevable. J’ai vu des Femmes sortir de leur sujet,
& y rentrer par des transitions si fines, que j‘aurois
trouvé la chose impossible si je n’en avois pas été témoin. Les
Dames me permettront bien de les trouver inférieures aux Hommes,
pour ce qui regarde les Maximes, les Réflexions, & les
Caractéres. Elles s’arrêtent trop à l’extérieur des personnes,
elles se contentent d’en juger superficiellement, leur paresse
s’accommode de cette maniére d’agir. Mais il faut une attention
trop bandée, un trop grand effort de méditation, quand il s’agit
de déduire les actions humaines de leurs principes, de
développer les motifs de nos vices & de nos vertus, & de
tirer de cette étude des régles abrégées pour mettre à profit la
connoissance de soi-même & des autres hommes. La sphére du
raisonnement des Femmes ne s’étend guéres jusques-là. Ajoutons
que rarement leur esprit a la vigueur de concentrer tout ce
qu’une vérité morale a d’essentiel, dans un petit nombre
d’expressions mistérieuses, que les bons esprits devinent, &
qui restent énigmatiques pour les petits génies. En récompense,
les Hommes les plus spirituels ne sauroient exprimer si juste
leurs pensées qu’une Femme d’esprit. Il semble que dans son
imagination les expressions les plus précises de tous les objets
ont chacune sa niche, où elle les fait trouver
dès-qu’elle en a besoin. Il faut aux Hommes bien du travail pour
courir après les termes les plus propres, qui bien souvent
encore leur échappent. Les Femmes qui ont du génie saisissent
d’abord le mot qu’il leur faut, c’est le prémier qui s’offre à
leur esprit. Si elles veulent rafiner & en chercher un
autre, elles gâtent souvent tout le tour de leur pensée par une
affectation choquante. C’est ce stile aisé du Beau Sexe qui nous
fait rendre les plus grandes fariboles intéressantes, & qui
fait qu’un Homme de bon goût peut s’amuser agréablement aux
Mémoires de Mme. du Noyer. Le centre de l’esprit des Femmes,
c’est le Stile Epistolaire ; elles n’ont qu’à suivre leur
naturel, pour y parvenir à la perfection, où les Hommes tendent
souvent en-vain par le secours de l’art. Leurs transitions fines
& adroites, le desordre lié de leurs pensées, & leurs
heureux tours pour les exprimer, sont dans tout leur jour dans
une Lettre. Elles ont un certain talent pour dire les petites
choses sans bassesse, & les grandes sans enflure. Ce talent
est aussi naturel qu’inimitable, avec tous nos efforts nous ne
saurions que le copier foiblement ; & les Lettres de Mme. de
Sévigni sont autant au dessus de celles de Rabutin, qu’il est
supérieur lui-même aux Hommes qui ont le plus brillé dans ce
genre d’écrire. Pour ce qu’on nomme le Savoir, & qui
consiste à lire, à compiler, & à commenter les
anciens Auteurs, je crois que les Femmes nous y surpasseroient,
si elles vouloient s’y apliquer ; une grande profondeur d’esprit
n’y est point nécessaire, la mémoire & l’imagination
suffisent pour y exceller ; & je conseillerois assez cette
étude aux Dames, s’il n’étoit pas fort inutile de la porter
loin, & si les maniéres pédantesques n’étoient pas
insupportables dans le Beau Sexe. Il y a d’excellens Poëtes
parmi les Hommes & parmi les Femmes, & même également
excellens, quoique d’une maniére différente, qu’il vaut bien la
peine de développer. Les vers où il faut de la force, de la
majesté & du sublime, demandent le génie d’un Homme. Ceux où
il faut du naturel, de l’imagination, des sentimens & de la
délicatesse, sont plus à la portée du Beau Sexe qu’à la nôtre :
mais je crois que le Poëme Epique & la Tragédie ne sont
nullement son fait. Les Femmes élevées à la moderne sont fort
peu susceptibles de ce qu’on nomme Vertu Héroïque : elles ont de
la peine à la concevoir, comment pourroient-elles la dépeindre ?
Une fermeté inébranlable, qui sans écouter les intérêts les plus
tendres du cœur, va droit au but où la Justice & la belle
Gloire l’appellent, paroit aux Femmes plutôt une dureté féroce
qu’une vertu. Naturellement tendres & pitoyables, tout ce
qui choque la pitié & la tendresse leur déplaît ; elles ne
sauroient le pardonner à la Raison même ; & par conséquent
le vrai Héroïsme ne sauroit guéres être dépeint
par elles, puisqu’elles ne sauroient se résoudre à l’aimer.
D’ailleurs, elles sont trop amoureuses des moeurs de leur Tems,
& de leur Pays pour sortir de leurs préjugés, & pour
entrer dans le caractére d’une autre Nation & d’un autre
Siécle. Les Hommes peuvent forcer leur imagination à obéir à
leur raisonnement, & adopter ainsi un caractére qui leur est
étranger. Mais l’imagination des Femmes ne reléve que de leur
cœur, elles ne sauroient imaginer que ce qu’elles sont capables
de sentir. Cette vérité ne détruit pas ce que j’ai avancé de la
richesse & de l’étendue de leur imagination : elle établit
seulement que le cœur des Femmes, étant esclave de l’habitude,
trouve ridicules toutes les maniéres qui ne sont pas de leur
Siécle, & qu’ainsi elles donneront toujours à leurs Héros
leurs propres mœurs, comme les seules aimables, les seules
intéressantes. La Comédie seroit plutôt de leur ressort,
puisqu’il s’agit d’y dépeindre les maniéres qui sont en vogue :
mais elle demande une connoissance trop méditée du cœur humain,
& elle a, comme la Tragédie, des régles sévéres, auxquelles
des esprits ennemis de la contrainte ne sauroient s’assujettir.
En récompense les Femmes l’emportent de beaucoup sur nous pour
l’Elégie, & pour tous les Vers passionnés. Nous ne sentons
pas si vivement que le Sexe, & nous tâchos d’y supléer par
l’esprit. Nous pensons quand il s’agit de sentir,
& nous faisons naître dans l’esprit du Lecteur des pensées,
au-lieu de remplir son cœur de sentimens. Les Femmes au
contraire, toutes remplies de ce qu’elles sentent, n’on pas le
loisir de penser ; leur passion trouve tout prêts, dans leur
imagination échauffée, des termes convenables, qui, soutenus
d’une cadence aisée, nous font sentir précisément ce qu’elles
sentent, & nous le font sentir plus vivement que nous ne
pourrions le sentir de notre propre fond. Quant à la
Versification en elle-même, il est sûr que nous sommes
supérieurs au Beau Sexe pour la force de ces épithétes, qui
caractérisant la nature des choses, valent des pensées
entiéres : notre cadence a aussi une majesté où celle des Femmes
ne sauroit atteindre. Leurs Vers en récompense sont plus coulans
que les nôtres, & sentent moins le travail ; ils ont une
harmonie plus touchante & plus flateuse ; en un mot, la
Versification des Femmes donne plus de plaisir, & la nôtre
est plus propre à inspirer de l’admiration.