Le Misantrope: LXIX. Discours

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LXIX. Discours

Livello 2

Le moyen de définir l’Esprit de Faction ? comment concevoir ce monstre, le plus cruel qui soit sorti de l’Enfer pour troubler la tranquilité des hommes, & pour causer leurs plus funestes malheurs ? Peu de Pays au Monde en sont exemts : les vues & les actions de la plupart des Citoyens, ne vont pas directement au bien & à l’honneur de leur Patrie ; elles vont d’ordinaire à fortifier un certain Parti qu’ils ont embrassé sans savoir pourquoi, & à en détruire quelqu’autre qu’ils haïssent avec tout aussi peu de raison. On comprend assez que des gens peuvent s’attacher à une Faction, parce qu’ils y trouvent leur compte, & qu’ils peuvent sacrifier ainsi l’intérêt de leur Patrie à leur intérêt particulier. Mais cela ne s’apelle pas agir par un Esprit de Parti. Le motif de cette conduite est une infame avarice, ou une ambition abominable, que les gens de bien ne sauroient assez détester, & que les Loix ne sauroient punir avec trop de rigueur. Il semble que l’Esprit de Parti subsiste par soi-même, & qu’il ne dépende d’aucun motif, du moins d’aucun motif digne de faire agir un Etre qui raisonne. On embrasse souvent un Parti sans en savoir la nature, sans en connoître les véritables vues, quelquefois sans avoir seulement l’esprit de les examiner. On n’en connoit que le nom : c’est à ce nom seul qu’on s’attache, & c’est en sa faveur qu’on se porte quelquefois aux violences les plus outrées ; qu’on remplit les campagnes du sang de ses Concitoyens ; que brisant les liens de la Nature les plus étroits, les Fréres persécutent les Fréres, & que les Péres n’épargnent pas le sang de leurs propres Enfans. C’est cette fureur que j’apelle Esprit de Faction : & pour être persuadé que souvent elle n’est excitée que par un simple nom, on n’a qu’à considérer qu’un grand nombre de personnes restent dans un Patri, quoique ceux qui en sont l’ame, prennent d’autres sentimens qu’ils n’ont eu d’abord, & quoiqu’ils suivent des maximes opposées à leurs maximes fondamentales. Un tel Parti, en changeant ainsi de nature, garde son nom, voilà qui suffit. Les Insensés que je viens de dépeindre, paroissent avoir juré à ce nom une fidélité inaltérable. Rien n’est plus incompréhensible, j’en conviens ; mais c’est un fait, & j’en pourrois alléguer des exemples assez modernes, s’ils n’étoient pas trop délicats pour y toucher. Mais ne seroit-ce pas un amour de la Patrie mal entendu, qui fut la source de cette fureur opiniâtre à s’attacher à une Faction ? Ne le feroit-on pas pour rendre service à l’Etat, en détruisant un autre Parti qu’on croit mal intentionné ? J’ai de la peine à le croire. Quelque dépourvu de sens qu’on soit, peut-on par zéle pour la Patrie, en causer visiblement la perte ? Peut-on avec un grain de sens-commun, de peur qu’un Parti ne ruïne un jour l’Etat, envelopper actuellement l’Etat dans la ruïne de ce Parti ? Voilà pourant les effets ordinaires de l’Esprit de Faction ; & je vois bien que l’Amour de la Patrie en peut être le prétexte, mais non pas qu’il en puisse être le motif. Il en est à peu près, à cet égard, de l’Etat comme de la Religion ; ce ne sont pas seulement ceux qui ont pour la Religion un amour mal raisonné, qui persécutent les Sectes différentes de la leur ; ce sont souvent des Libertins & des Athées, qui se plaîsent à verser le sang de celui qui a embrassé une autre Religion que celle dont ils font une profession extérieure, & dont ils se moquent dans le fond du cœur. Le motif qui fait persécuter, n’est d’ordinaire qu’un Esprit de parti dans la Religion. La seule source dont on puisse déduire l’Esprit de Faction, c’est le tempérament. En effet, on voit de certains esprits inquiets, turbulens, emportés, qui se trouvent malheureux dans le bonheur, & agités dans le repos. Il semble au contraire que le desordre les tranquilise, & que les catastrophes les plus terribles leur plaîsent par leur nouveauté. Ils sentent dans leur ame un fond de passions inutiles, ces passions les embarassent, elles agissent sur eux-mêmes, faute de s’attacher à quelque chose d’extérieur. Il faut absolument à ces gens-là un objet qui exerce la violence de leur naturel. L’ont-ils trouvé, ils respirent, & l’on peut dire avec fondement, que certaines personnes excitent & nourrissent des troubles dans les Etats, simplement pour se desennuyer. Deux Princes se disputent un Royaume, je ne connois distinctement ni leur droit ni leur mérite, & je n’ai aucune liaison avec l’un ni avec l’autre. Qu’y a-t-il de plus sensé que d’imiter l’Ane de la Fable, qui toujours forcé à porter sa charge, s’embarassoit fort peu par quel Maître elle lui étoit imposée ? Mais l’esprit turbulent des hommes ne sauroit les laisser dans cette sage indifférence. Il faut de nécessité qu’on se passionne pour un Inconnu, & qu’on lui sacrifie son repos, sa fortune, son sang, en un mot il faut que,

Citazione/Motto

Parens contre Parens Combattent follement pour le choix des Tirans.
Je crois qu’une fausse honte contribue extrêmement à faire qu’on s’opiniâtre à soutenir une Faction, lors même qu’on connoit ce qu’il y a d’injuste & de pernicieux. Il a plû à la sottise humaine de regarder comme infames ceux qui changent de Parti. Et pour éviter cette infamie, des personnes qui donnent tous les jours mille marques d’une légéreté puérile, se piquent impertinemment de constance, quand il s’agit de ruïner leur Patrie. Quoique je sois persuadé que les causes que je viens d’alléguer forment & entretiennent l’Esprit de Faction, cependant, à le considérer d’un certain point de vue, on a de la peine à croire qu’il sorte du propre fond de l’homme : il lui paroit étranger ; on le prendroit pour un Démon qui éteint les lumiéres du bon-sens, qui étouffe les sentimens du cœur, en un mot, qui interdit à l’ame humaine le droit de disposer du corps où elle habite.

Metatestualità

En voilà assez sur cette triste matiére. Le Lecteur se plaîra peut-être davantage à la Fable suivante.

Livello 3

Fabula

Le Coq & le Renard.
Sur la branche d’un arbre étoit en sentinelle Un vieux Coq adroit & matois.
Frére, dit un Renard, adoucissant sa voix,
Nous ne sommes plus en querelle,
Paix générale cette fois.
Je viens te l’annoncer : descens que je t’embrasse,
Ne me retarde point de grace :
Je dois faire aujourd’hui vingt postes sans manquer.
Les tiens & toi pouvez vaquer
Sans nulle crainte à vos affaires,
Nous vous y servirons en fréres,
Faites-en les feux dès ce soir ;
Et cependant viens recevoir
Le baiser d’amour fraternelle.
Ami, reprit le Coq, je ne pouvois jamais
Aprendre une plus douce & meilleure nouvelle,
Que celle
De cette paix.
Et m’est une double joie
De la tenir de toi. Je voix deux Lévriers,
Qui je m’assure sont courier,
Que pour ce sujet on envoie,
Ils vont vite, & seront dans un moment à nous.
Je descens, nous pourrons nous entrebaiser tous.
Adieu, dit le Renard, ma traite est longue à faire :
Nous nous réjouirons du succès de l’affaire
Une autre fois. Le galant aussi-tôt
Tire ses gregues, gagne au haut,
Mal-content de son stratagême :
Et notre vieux Coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur.
Car c’est double plaisir de tromper un trompeur.