Tous les hommes pourtant en sont presque logés-là. Plutôt que de raisonner mal pour trouver dans leur sort des agrémens imaginaires, & pour se tranquiliser par cette erreur avantageuse, ils renversent les maximes les plus sures, pour se persuader que tout autre état est plus heureux que le leur.
Le Marchand qui pâlit sur la liquide plaine,
Déteste son métier, il
se trouveroit mieux
De l’inhumain emploi du Soldat furieux.
Plein
d’une ardeur guerriére, on se choque, on se mêle,
Une victoire
heureuse, ou bien un promt trépas,
Dans un moment de tems le tire
d’embaras.
Le Soldat à vil prix prodigue de sa vie,
Du destin du
Marchand sent son ame ravie ;
Il bénit un emploi qui par d’heureux
efforts,
Au travers du péril sait conduire aux trésors.
Le
Bourgeois ennuyé du séjour de la Ville,
Est charmé du bonheur d’un
Villageois tranquille :
Un Bôcage, un Ruisseau, des Prez, un Antre
frais,
Offrent à son esprit mille rians objets.
Pour
La Ville a mille apas offerts à
chaque rue ;
Tout lui plaît, tout lui rit, ces Palais, ce
Concours,
Ces Carosses dorés qui se suivent aux Cours.
Ces
vêtemens pompeux qui recellent le vice,
Et ces discours polis qui
fardent l’injustice.
Il condamne sa hute, & croit chéris des
Dieux,
Ceux qu’un sort favorable a fixé dans ces lieux.
Quand
l’Artisan dupé d’une vaine aparence,
Voit du pâle Usurier la superbe
opulence,
Et son cœur se remplit de frivoles desirs.
Des
Financiers du bien honorables esclaves,
Qui de l’or amassé se
forgent des entraves,
Les yeux en-vain fermés reclament le
sommeil,
Dans un lit orgueilleux interdit au Soleil.
Mais
en-vain une Alcove est du jour retirée,
Si le cruel chagrin en sait
forcer l’entrée,
Et si sur le duvet un Crésus agité
Bénit en
soupirant l’heureuse pauvreté.De l’Artisan,
dit-il, la vie est fortunée,Il sait par
ses chansons accourcir la journée,L’officieuse nuit le trouve
encor chantant,Il soupe, & sur son lit le doux sommeil
l’attend.A peine du grand jour la plus vive lumiéreDissipe
les pavots versés sur sa paupiére :Eh ! comment pourroit-il ne
pas chérir son sort,Il chante tout le jour, toute la nuit il
dort.Et toi,
Voilà comme d’ordinaire on se trouve malheureux, en comparant ce qu’il y a de triste dans sa destinée, à ce qu’il y a de doux dans le sort des autres. Mais si nous examinions avec quelque réflexion les états différens où nous nous trouvons, & qui sont tous nécessaires à former ce grand Corps de la Societé humaine, nous serions bien éloignés de nous plaindre. Nous verrions que l’Auteur de l’Univers, par une justice admirable, a distribué à tous ces divers états à peu près la même doze de plaisirs & de peines : un examen assez facile peut nous convaincre de cette vérité.
Je considérerai les différentes conditions des hommes en elles-mêmes,
indépendamment des chagrins que nous peuvent causer notre tempérament,
la violence des autres hommes, & des châtimens particuliers du
Ciel ; & je réduirai nos destinées à ces trois l’état le plus brillant, la médiocrité,
& l’état le plus bas. Je ne parlerai point de l’indigence,
comme en quelque sorte étrangére aux hommes. Ils y tombent d’ordinaire
par leur faute, & leur diligence jointe aux secours du prochain peut
facilement les en délivrer. J’entre à présent en matiére.
Les bonheurs & les malheurs que nous trouvons dans les objets qui sont hors de nous ne sont tels, qu’autant que leur opposition mutuelle nous les rend sensibles. Rien n’est plus sûr que ce principe, & une médiocre expérience ne souffre point qu’on le révoque en doute.
Quand on se trouve dans la fortune la plus parfaite, quand nos richesses
suffisent à tous nos desirs, & qu’ils s’accomplissent sans la
moindre résistance, ce bonheur si familier & si aisé perd toute sa
pointe par l’habitude. A force d’être heureux on ne sent plus sa
félicité. Mais trouve-t-on quelques traverses dans la vie, quelque peu
importantes qu’elles puissent être, elles font de fortes impressions sur
une ame novice dans le malheur, elles y causent des troubles qui
l’ébranlent & qui accablent. Dans cet état les
plaisirs sont ordinaires & peu vifs, les malheurs rares &
très sensibles.
Au contraire, celui qui se trouve dans la condition la plus infortunée,
qui n’acquiert que le nécessaire par un travail assidu, se familiarise
peu à peu avec sa misére, & la sensibilité de son ame aussi-bien que
Dans cet état les plaisirs sont rares & touchans,
& les peines ordinaires & peu sensibles.
Celui qui se trouve dans l’état médiocre goûte les plaisirs plus vivement
que l’homme entiérement fortuné, mais il les goûte moins souvent, &
en récompense il est moins sensible que lui aux chagrins qui dans la
situation dont il s’agit ici sont plus ordinaires. Dans la même
proportion il sent moins les plaisirs que le Pauvre, & ils lui sont
plus ordinaires ; il est plus sensible que lui aux peines, & il y
est moins souvent exposé. On voit facilement que dans ces différens
états, il y a une compensation de la vivacité des plaisirs & des
peines avec leur rareté, & que cette compensation est tout-à-fait
exacte. On trouve une infinité d’états encore, en descendant du bonheur
le plus grand vers la médiocrité, & en montant à cette même
médiocrité de l’état le moins heureux. Mais il est
clair que les chagrins & les plaisirs sont toujours plus
sensibles à mésure qu’ils sont moins fréquens, & qu’ils gagnent
justement d’un côté ce qu’ils perdent de l’autre.
J’avouérai pourtant, que s’il est permis de former quelques vœux pour un autre état que celui où l’on se trouve, c’est à la médiocrité qu’on peut aspirer le plus raisonnablement.
J’ai prouvé qu’à la considérer en elle-même, il y a précisément la même proportion de plaisirs & de peines que dans les autres états. Mais constamment c’est l’état le plus tranquile & le plus propre à nous procurer les plaisirs intérieurs & essentiels qui dépendent du bon usage qu’on fait de la raison.
Les gens extrêmement fortunés, bientôt ennuyés des plaisirs ordinaires, rafinent sur les agrémens de la vie, & la facilité qu’ils ont à se procurer des plaisirs illicites, les y engage naturellement. D’ailleurs l’orgueil, l’oubli de soi-même, & l’insensibilité pour le Prochain, sont des vices familiers à ceux qui n’ont pas apris par leur propre expérience ce que c’est que la misére, & qui toujours occupés à réveiller leur goût pour les plaisirs, n’ont pas le tems de réfléchir sérieusement sur leurs devoirs.
Ceux au contraire qui sont dans l’état le plus malheureux, portés
naturellement à
La médiocrité est exemte de l’un & de l’autre de ces inconvéniens :
le luxe, & la dépense excessive pour des plaisirs rafinés &
criminels, ne sauroient subsister avec elle. Ceux qui se trouvent dans
cet état, ont tout le loisir de se procurer le bonheur, qui peut avoir
sa source dans un esprit cultivé par l’étude, & par le commerce des
personnes vertueuses & raisonnables.