Citation: Justus Van Effen (Ed.): "LXVII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\026 (1711-1712), pp. 210-218, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1725 [last accessed: ].


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LXVII. Discours

Level 2► Pour être excellent Auteur il ne suffit pas d’avoir l’imagination belle, l’esprit juste, & des connoissances étendues : il faut avoir encore le cœur bon, & les sentimens d’un homme d’honneur & de probité.

L’Ecrivain à qui cette qualité manque, le fait d’ordinaire sentir dans ses Ouvrages, & la supériorité de son génie ne cache pas la bassesse de son ame. On se peint d’ordinaire dans ses Ecrits. La complaisance que nous avons pour nos vices, nous porte à les produire sans honte ; nous supposons que nos défauts offrent à l’esprit du Lecteur, les mêmes agrémens avec lesquels ils se présentent à notre propre imagination. L’impiété, la lâcheté, la basse défiance, & le panchant à la débauche, n’ont rien de dégoûtant pour celui qui s’est familiarisé avec ces vices. Il en parle ingénument, sans s’imaginer qu’il s’attire par-là l’aversion de [211] ceux dont l’esprit n’étant point séduit par le cœur, se dépeint les défauts par leurs couleurs véritables.

L’expérience confirme ce que je viens de dire. Le panchant qu’Homére avoit pour le Vin, paroit dans les fréquens éloges qu’il fait de cette liqueur : & pour peu qu’on examine Anacréon, on sent que ses inclinations, aussi-bien que ses vers, étoient partagées entre le Vin & l’Amour. Quelque délicatesse, & quelque naïveté que l’on trouve dans ses Ouvrages, un honnête-homme ne sauroit voir sans indignation, qu’elles ne roulent absolument que sur la débauche : Il faut boire, il faut aimer. Les momens qu’on n’emploie point à goûter les plaisirs des sens, sont des momens perdus. Voilà à quoi aboutit tout ce qu’a écrit Anacréon. Ses Vers ne contiennent que cette seule pensée, mise en œuvre de différentes maniéres.

Mettons d’un côté les Ouvrages d’un Homme bien né, dont on a cultivé les sentimens par une sage éducation, & à qui l’on a donné un souverain mépris pour tout ce qui est bas & sordide. Mettons d’un autre côté un Auteur d’une basse extraction, dont on laisse les sentimens en proie aux déréglemens d’une nature corrompue. Je suis sûr qu’un discernement judicieux tirera bientôt, de l’examen de leurs Ouvrages, la connoissance de leurs différens caractéres.

Je sai que la naissance en elle-même ne contribue rien à la maniére dont les Auteurs [212] se caractérisent dans leurs Ecrits. Mais la bonne éducation est d’ordinaire une suite de la naissance : & il suffit d’avoir profité des instructions d’un pére vertueux & éclairé, pour ne point souiller son génie par des sentimens indignes d’un Homme d’honneur.

Horace parle toujours d’une maniére si noble de l’amitié, de la reconnoissance, & du mépris des richesses, qu’on ne découvriroit jamais dans ses Ecrits la bassesse de son origine, s’il n’avoit pas lui-même la grandeur d’ame de l’avouer. C’est ce généreux aveu qui perfectionne l’idée que ses Ouvrages nous donnent de la beauté de son ame. Nous ne saurions douter qu’il n’ait exalté avec raison, les soins qu’avoit pris son pére de supléer au malheur de sa naissance, en lui inspirant les sentimens d’un homme de distinction.

Parmi les Auteurs anciens, Saluste fait une exception à la maxime que j’ai d’abord établie. On sait qu’il étoit avare, débauché, & qu’il s’étoit montré mauvais citoyen & malhonnête-homme, dans les Charges que le Peuple Romain lui avoit confiées. Cependant il s’attache toujours à donner de grandes idées de la Vertu, & à déclamer contre les Vices qui régnoient dans sa Patrie. A ne juger de lui que par ses Histoires, on ne sauroit le prendre que pour un autre Caton.

Je conçois assez qu’un Auteur peut en imposer de cette maniére, quand son tempérament vicieux l’emporte sur les bonnes in-[213]structions qu’il a reçues, & quand il ne laisse pas d’avoir des idées justes de la Vertu, quoique son naturel indocile l’empêche de les mettre à profit. Il se peut alors qu’il suplée par la force de son génie, à ce qui lui manque du côté des sentimens ; mais ce cas est assez rare. Un cœur échauffé de l’amour de la Vertu, communique à l’imagination, une chaleur, qu’elle a bien de la peine à se donner à elle-même : & si Saluste avoit été vertueux, peut-être auroit-il tracé de la Vertu des portraits plus vifs encore, & plus achevés.

Ovide étoit adonné à la Galanterie, & ses Ecrits ne le montrent que trop : mais à cela près, il donne à ceux qu’il introduit dans ses Poësies des sentimens si beaux, & des caractéres si grands, qu’on n’a point de peine à croire qu’il les a copiés d’après son propre cœur. L’imitation, quoiqu’imparfaite, qu’on verra ici de la Lettre d’Hypermnestre à Lyncée, en pourra faire foi. En voici le sujet.

Danaüs averti par l’Oracle qu’il seroit détrôné par un des cinquante fils de son frére Ægyptus, leur donna en mariage ses cinquante filles, auxquelles il commanda de poignarder leurs époux dans le lit nuptial. Hypermnestre, qui seule avoit désobéi à un ordre si cruel, en faisant évader son époux Lyncée, lui écrit ainsi du cachot où elle avoit été emprisonnée par les ordres de Danaüs.

[214] Citation/Motto► Prince dérobé seul au fer des Danaïdes,

Pour épargner tes jours j’ai bravé le trépas,
Tandis que les Epoux de mes Sœurs parricides
Egorgés expiroient dans leurs perfides bras.
Souvenir trop cruel de cette nuit funeste,
Qui versa dans leur sein un éternel repos,
Tu retraces l’horreur du festin de Thyeste,
Et tu m’affliges plus que tous mes autres maux.
On me mena tremblante auprès de ma victime,
Un tranquile sommeil avoit fermé les yeux :
Trois fois je veux fraper, ma main novice au crime
Laisse tomber trois fois le poignard odieux.
Moi-même par ces mots je m’anime à la rage :
Hypermnestre calmez cette lâche frayeur.
Vous seule entre vos Sœurs serez-vous sans courage ?
D’un Pére il faut aider, ou sentir la fureur.
Mais ce Prince toujours m’a tenu lieu de Frére,
Je l’apelle aujourd’hui d’un nom encor plus doux.
Faut-il être rebelle aux ordres de mon Pére ?
Dois-je plonger le fer dans le sein d’un Epoux ?
J’ai promis à nos Dieux de le chérir sans cesse,
Et j’ai promis au Roi de répondre à ses vœux.
[215] Que faut-il écouter, sa haine ou ma tendresse ?
Tromperai-je le Roi, tromperai-je les Dieux ?
Que faire, juste Ciel, de cent maux menacée !
Je ne puis échaper au sort qui me poursuit ;
Je crains un Roi cruel, si j’épargne
Lyncée ;
Je crains les Dieux vengeurs, si mon Epoux périt.
Ah ! si de
Danaüs offensant la justice,
Mon Prince doit subir les horreurs du tombeau,
Que par une autre main le coupable périsse :
Quel crime ai-je commis pour être son bourreau ?
Non, si jamais le sang avoit de quoi me plaire,
Je n’en chercherois pas, cher Epoux, dans ton flanc ;
D’
Hypermnestre ma main seroit la meurtriére,
Ce fer ne seroit teint que de mon propre sang.
C’en est fait ; puisqu’il faut, impie ou vertueuse,
Des plus cruels tourmens endurer les rigueurs,
Périssons pour le moins d’une mort glorieuse,
Et ne nous rendons pas dignes de nos malheurs.
Ces mots furent suivis d’une source de larmes,
Et tiré du sommeil par mes tristes accens,
Dans ma timide main tu vis encor les armes ;
Une subite horreur s’empara de tes sens.
Fuis, dis-je, cher Epoux, la nuit te favorise ;
Evite la fureur de tes cruels parens ;
L’Amour t’a fait sauver, que l’Amour te conduise :

[216] Tu fuis, & moi je reste en proye à mes tirans.
Le Roi compte les morts, ce spectacle l’anime,
Il y repaît ses yeux, sa cruauté lui plaît :
Mais voyant que ton sang manque encor à son crime,
Il s’afflige, il gémit de voir imparfait.
Dans un sombre cachot aussi-tôt on me traîne,
Destinée en ta place aux derniéres rigueurs.
Ma foible main qu’affaire une pesante chaîne,
Trace à peine ces mots arrosés de mes pleurs.
Oui, Prince, on me punit de n’être point coupable.
Ma vertu de mon Pére anime le courroux.
Au gré de ce cruel on se rend condamnable,
En respectant les Dieux, en sauvant son Epoux.
Mais qu’en mon propre sein Danaüs ensanglante
Ce fer qu’il m’ordonnoit de te faire sentir,
Il n’arrachera point de ma bouche mourante
Le criminel aveu d’un lâche repentir.
Que de ce Roi barbare, & de mes Sœurs cruelles,
Par d’éternels remords le cœur soit combattu.
[217] Le repentir convient aux ames criminelles,
C’est le tribut que doit le Vice à la Vertu.
Ton Pére s’est vengé d’une action si noire,
Dans le droit de sa cause il trouve un sûr appui ;
Les Dieux à ses combats enchaînent la victoire,
Ils conduisent sa main, ils combattent pour lui.
Mais Danaüs cherchant un sûr azile en Gréce,
Traîne après lui le Ciel par son crime irrité :
Je le plains du malheur qu’il souffre en sa viellesse,
Et je le plains sur-tout de l’avoir mérité.
Vous pensiez éviter la disgrace prédite,
Quand le sang innocent couleroit à grands flots,
Mon Pére, ignoriez-vous que jamais on n’évite
La colére du Ciel par des crimes nouveaux ?
Et toi, Prince, rens-moi la liberté ravie,
De ton Epouse enfin soulage les ennuis ;
Songe bien que par moi tu jouis de la vie,
De mon bienfait du moins fais-moi goûter les fruits.
Mais si de mes tirans ta valeur me delivre,
Epargne de nos maux le malheureux auteur ;
[218] C’est le punir assez que de le laisser vivre,
Il porte ses bourreaux dans le fond de son cœur. ◀Citation/Motto ◀Level 2 ◀Level 1