Cita bibliográfica: Justus Van Effen (Ed.): "LXVI. Discours", en: Le Misantrope, Vol.2\025 (1711-1712), pp. 202-210, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1724 [consultado el: ].


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LXVI. Discours

Nivel 2► Cita/Lema► « Rien n’est beau que la vrai, le vrai seul est aimable,

Il doit régner par-tout, & même dans la Fable. » ◀Cita/Lema

[203] Comment comprendre cette pensée de Boileau ? Rien n’est plus opposé à la Vérité que la Eable <sic>, & par conséquent il paroit contradictoire de vouloir que l’empire du Vrai s’étende jusques sur la Fiction. C’est apparemment fondé sur ces sortes de pensées qu’on croit ;

Cita/Lema► « Que cet illustre Auteur dans ses phrases obscures,

Aux Saumaises futurs prépare des tortures. » ◀Cita/Lema

Cette apparente contradiction ne laisse pas d’envelopper un sens tout-à-fait raisonnable, pourvu qu’on sache bien distinguer la vérité par raport aux Choses, d’avec le vrai à l’égard des Pensées.

La prémiére de ces vérités consiste dans la conformité de nos conceptions avec la nature de ce que l’on conçoit ; & le vrai dans les pensées n’est autre chose, qu’un juste raport du sujet avec les idées sous lesquelles on le conçoit, & sous lesquelles on tâche de le faire concevoir aux autres. Ainsi on peut dépeindre le vrai par raport à la nature de la Chose, par des pensées fausses ; & au contraire, dépeindre des choses fausses, par des pensées vraies & convenables à leur sujet. Un exemple fera concevoir clairement ces définitions un peu abstraites. Il y a quelques années qu’on pouvoit dire sans choquer la vérité, que le Duc de Marlboroug ne vouloit pas passer en Angleterre avant que d’avoir apris Gand ; mais on embar-[204]rassoit cette vérité par une pensée fausse, en disant que ce Général trouvoit le froid trop rude pour vouloir aller en Angleterre sans Gand. Pointe misérable dont bien des gens se sont pourtant fait honneur. La fausseté de cette pensée consiste à confondre l’idée qu’on a d’une Ville appellée Gand, avec celle d’un gand dont on se sert contre le froid, & qui n’a pas le moindre raport au sujet dont il s’agit ici.

Autrefois ces pointes & ces équivoques faisoient le plus grand mérite des Ouvrages d’esprit, mais elles n’ont pu se soutenir contre le bon goût qui régne dans notre Siécle. Tout ce fatras est banni des bons Livres, & relegué dans la Comédie Italienne, où l’on ne se divertit bien souvent, que lorsqu’on a laissé son bon-sens à la porte. Les conversations cependant s’en sentent encore beaucoup, & non seulement celles des Bourgeois où la pointe est dans son centre, mais quelquefois aussi celles des Personnes distinguées par leur naissance & par leur rang.

Cita/Lema► « La Raison outragée, ouvrant enfin les yeux,

La bannit pour jamais des discours sérieux...
Ainsi de toutes parts les desordres cessérent.
Toutefois à la Cour les Turlupins restérent,
Insipides Plaisans, Bouffons infortunés,
D’un grossier jeu de mots Partifans surannés. » ◀Cita/Lema

Je ne veux pas à présent examiner à la ri-[205]gueur, si jamais on ne peut donner une place parmi les bonnes choses, à ces pensées qui supléent par leur vivacité à ce qui leur manque du côté de la justesse. Je veux bien accorder même, qu’il en est quelquefois de ces traits, comme des faux-brillans qu’on a si ingénieusement mis en œuvre, qu’ils font presque autant d’honneur à ceux qui s’en parent, que les bijoux les plus précieux. Mais les pointes dont on hérisse d’ordinaire les conversations, ne sont pas de cette nature ; & je prétens seulement faire sentir par la facilité qu’il y a à les trouver, que rien n’est plus ridicule que l’habitude d’en embarasser son langage. Une fadaise difficile ne laisse pas d’être une fadaise, j’en conviens ; mais du moins on se distingue par-là, & on a la satisfaction de réussir dans une chose qui n’est pas à la portée de tout le monde. Mais à quoi servent les quolibets, les équivoques, & les fades allusions, qu’à confondre ceux qui s’y amusent avec les Crocheteurs & les Savetiers, qui d’ordinaire sont les Rieurs de leur voisinage ? Pour les quolibets on n’a pas seulement la peine d’en inventer, il y en a un magasin de tout faits, où tout le monde a la liberté de se charger de cette marchandise, qui ne vaut pas plus qu’elle ne coute. Les équivoques ne sont pas plus difficiles, la plupart des mots sont susceptibles de différens sens, & rien n’est plus aisé que de faire un jeu grossier de ces différentes significations. N’est-ce pas un beau sujet de triomphe pour certains Esprits, de vous proposer un discours équivoque ; & [206] quand vous entrez dans le sens le plus naturel, de vous atraper dans un autre sens plus caché, comme dans un piége ? J’avoue que j’ai toujours bonne opinion de ceux qui ne se défient pas seulement d’un panneau si grossiérement tendu, & que j’ai pitié de celui qui s’aplaudit de l’heureuse réussite de son adresse ridicule : on peut lui apliquer ce que dit Benserade dans un de ses Rondeaux :

Cita/Lema► Des Animaux le pire c’est un Sot,

Plein de finesse. ◀Cita/Lema

C’est encore quelque chose de bien beau & de bien sublime, que les allusions qu’on fait aux noms des personnes ; & l’on doit savoir bon gré à Marot, d’avoir exprimé l’affliction de la Cour de France pour la mort de la Reine Marguerite, par les beaux Vers que voici.

Cita/Lema► « Rien n’est çà-bas qui cette mort ignore,

Coignac s’en coigne en sa poitrine blême,
Remorantin sa perte rememore ;
Anjou fait joug, Angoulême de même,
Amboise en boit une amertume extrême,
Du Maine en méne un lamentable bruit. » ◀Cita/Lema

Le beau génie du Marot, qui ne l’a pas sauvé de ces puérilités, fait assez comprendre qu’il n’est pas impossible qu’avec de l’esprit & des lumiéres on puisse donner dans [207] ces allusions polissonnes, sur-tout quand on est entraîné par un goût régnant.

Aussi voit-on des Philosophes habiles à dévoiler les mistéres de la Nature, & des Politiques dont la raison est le guide le plus sûr d’un Etat, devenir, en voulant railler, mauvais plaisans & bouffons insipides. La raison en est, qu’ils n’ont jamais réfléchi sur la nature de la fine plaisanterie, & qu’on ne sauroit avoir d’idée juste des matiéres les plus aisées, quand on ne prend jamais la peine d’y penser.

Quelque haine que j’aye pour la pointe, je n’approuve point-du-tout ces génies incommodes à la Société, qui examinent, avec une sévérité outrée, tout ce qu’on dit dans une compagnie, & à qui la moindre turlupinade fait pédantesquement hausser les épaules. Ce geste méprisant me choque plus que les pointes les plus insipides. Je ne suis point d’avis qu’on tirannise la Société, & qu’on resserre la joie de ses Amis dans les bornes étroites d’un raisonnement sévére.

Mais je ne saurois non plus blâmer un homme d’esprit, de relever finement la sottise de ces Turlupins, dont tous les discours ne sont qu’une enchamure de froides allusions, de pointes triviales, & de vaines subtilités. On se trompe fort de croïre qu’on ne sauroit éviter ces fades plaisanteries sans une grande attention à tout ce que l’on dit. Quand dès sa jeunesse on a tâché de donner un bon tour à son esprit, on contracte une aussi grande facilité à badiner judicieusement, [208] que ceux qui se sont habitués aux plaisanteries insipides, en ont à railler sans délicatesse & sans bon-sens.

Je conviens qu’il n’en est pas de-même de ceux qui ont accoutumé leur imagination aux turlupinades, quand même ils connoissent le ridicule qu’il y a dans leur habitude. Ils se retiendront, si longtems que retranchés dans le sérieux, ils seront en garde contre les déréglemens de leur esprit : mais dès-que le plaisir échauffe leur imagination, & qu’elle secoue le joug du bon-sens, elle devient aussi-tôt une source intarissable de fadaises indignes d’un homme raisonnable.

Je connois des personnes judicieuses, qui ont assujetti leur esprit à cette coutume d’une maniére bien extraordinaire, & qui ont contracté le caractére de Turlupin, à force de tourner les turlupinades en ridicule. Ils s’efforcent de répéter ces quolibets pour s’en moquer, & insensiblement ils leur deviennent si familiers, qu’ils ont de la peine à s’en défaire ; bientôt ils sont les objets de leurs propres railleries.

Il est arrivé dans le Bel-Esprit, ce qu’on voit arriver souvent dans les Sociétés Civiles. Quand des Séditieux ont causé des troubles dans un Etat, on ne bannit pas seulement les coupables, mais ceux-là même qui ont eu quelques liaisons avec eux, quoiqu’ils n’ayent point trempé dans leurs pernicieux desseins.

Quand on a exilé les équivoques & les quolibets des bons Livres & des Conversations sensées, on a proscrit en même tems [209] les proverbes, qui étoient d’ordinaire de la même bande, quoiqu’ils n’outrageassent pas également la Raison. A présent, pour peu qu’on se pique de suivre le bel usage, on n’ose employer le moindre proverbe sans en demander permission, quelque à propos qu’il puisse venir au sujet dont on parle.

Il y a cependant un grand nombre de proverbes, qui sont des maximes utiles pour la conduite des hommes, & qui confirmées par une longue expérience, méritent bien qu’on pardonne, en faveur de leur sens, à la maniére triviale dont on les exprime.

Dépouillez une Maxime de Mr. de la Rochefoucault de la beauté des expressions, de la délicatesse du tour, & d’une certaine obscurité mistérieuse, vous trouverez souvent que dans le fond c’est un proverbe, dont tout le monde se sert, & dont pour la même raison vous n’osez vous servir. Je ne vois pas pourquoi il faudroit rejetter indifféremment toutes ces maniéres de parler. Ne suffiroit-il pas de s’en servir avec choix & avec ménagement ; & n’y auroit-il pas quelque mérite à savoir les apliquer avec justesse ? Souvent, pour éviter ces Sentences vulgaires, on exprime par des détours longs, embarrassés & obscurs, ce que par le secours d’un proverbe on pourroit dire d’une maniére concise & intelligible. Cette affectation me paroit déraisonnable. Il ne faut se particulariser, que quand la Raison le veut absolument ; & il faut se faire un plaisir de [210] suivre l’usage ordinaire, quand on peut être raisonnable avec tout le monde.

Il suffit d’éviter le langage du bon Santhe, qui dit de lui-même qu’il fait à l’égard des Proverbes, comme des Marchandes de Noisettes, qui ne se font pas une affaire de mettre pêle-mêle les bonnes avec les mauvaises, pourvu qu’elles remplissent le boisseau. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1